L'Obs

Cinéma Lucas Belvaux s’attaque au Front national

Dans “Chez nous”, LUCAS BELVAUX raconte comment une gentille infirmière du NORD de la France s’engage dans un parti d’extrême droite. Un film qui provoque l’ire du FRONT NATIONAL. Le cinéaste répond et s’explique

- Propos recueillis par PASCAL MÉRIGEAU

Quelque part entre Lens et Lille, Pauline (Emilie Dequenne), une infirmière à domicile dévouée et généreuse, connaît tout le monde, et tout le monde l’aime. Des atouts qui attirent sur elle l’attention d’un parti d’extrême droite. La voici bientôt bombardée candidate aux élections municipale­s, embringuée dans les pas et la logique retorse de la dirigeante du parti (Catherine Jacob) et de son entourage. Egalement en première ligne, le médecin de famille de Pauline (André Dussollier), notable local soucieux de planquer les liens historique­s noués par ce parti avec des groupuscul­es violents, dont les actions contrarien­t l’image telle que Pauline l’incarne désormais. Comment des gens en rien prédestiné­s basculenti­ls du côté noir de la vie politique ? Quelle est la vraie nature de cette extrême droite qui drague, parfois avec succès, les milieux populaires? Lucas Belvaux répond par un film coup de poing.

Avez-vous été surpris par l’immédiatet­é et la violence des réactions des responsabl­es du Front national, alors même que personne n’avait encore pu voir le film?

Dans un premier temps, j’ai pensé que ces réactions étaient stupides : elles faisaient passer le film d’une notoriété zéro à une réputation internatio­nale à laquelle, sans elles, il ne pouvait prétendre. En effet, il est question de « Chez nous » désormais dans toute l’Europe, au Brésil, en Malaisie, aux EtatsUnis et ailleurs. Et puis, en en parlant avec Jérôme Leroy, avec qui j’ai écrit le scénario et qui sait tout des stratégies du FN, j’ai compris que ces réactions étaient très réfléchies : pour les dirigeants du FN, il s’agit uniquement de communique­r avec leurs militants et leurs sympathisa­nts. En fait, ils se fichent complèteme­nt du film et en parler sans l’avoir vu n’a pas d’importance. Le message qu’ils veulent faire passer à leurs électeurs se déploie sur quatre axes : 1) c’est un mauvais film ; 2) c’est un film de bobos pour les bobos; 3) c’est un film financé avec votre argent; 4) c’est un film de pure propagande. Pour ce qui est des deux premiers axes, c’est à ceux qui verront le film de le dire, mais je peux répondre au troisième reproche : le film n’a pas bénéficié de l’avance sur recettes, il a reçu 150 000 euros de la région des HautsdeFra­nce, soit à peu près 3% du budget, et la région a récupéré, pour chaque euro versé par elle, entre 7 et 10 euros dépensés sur place par la production. « Chez nous » n’a donc nullement été financé par « votre argent ». Enfin, de mon point de vue, ce n’est pas un film de propagande, nous avons même pris soin de nous situer systématiq­uement audessous de la vérité des faits. Mais tout cela est repris et amplifié sur la fachosphèr­e, dans des termes d’une violence sidérante, propres à faire passer pour modérées les déclaratio­ns officielle­s : ça dégueule de partout, et ça pue l’islamophob­ie et l’antisémiti­sme. On a beau savoir tout cela a priori, on est toujours surpris, et ça fait peur. Mais pour ce qui est de la sortie du film, cette violence ne change rien, elle ne fait que renforcer notre volonté d’éviter à tout prix les provocatio­ns. Il est bien évident que nous n’allons pas organiser une avantpremi­ère à HéninBeaum­ont…

A quel moment avez-vous décidé de vous lancer dans ce projet?

Quand j’ai réalisé « Pas son genre » [en 2014, NDLR], à Arras. Nous étions en pleine campagne pour les élections municipale­s, le FN était très haut dans les sondages, nous étions entourés de gens tous extrêmemen­t sympathiqu­es, dont je me disais que, forcément, entre trois et cinq sur dix allaient voter FN. Et je me suis demandé comment ma petite coiffeuse [« Pas son genre » est une histoire d’amour entre une coiffeuse d’Arras et un professeur et écrivain parisien] pourrait bien voter. Je l’aimais, je la respectais, mais je me disais qu’elle pourrait basculer, que c’était la fin de son histoire avec Clément qui pourrait la faire basculer. Je suis parti de là, j’ai essayé d’écrire, je n’y suis pas arrivé, je n’ai pas trouvé la forme, et j’ai compris que je ne connaissai­s pas assez bien le fonctionne­ment du FN. Je me suis rappelé alors le livre de Jérôme Leroy « le Bloc » (Série noire, 2011), que j’avais beaucoup aimé, qui décrivait l’arrivée imminente au pouvoir d’un parti d’extrême droite emmené par une certaine Agnès Dorgelle, un personnage dérivé de Marine Le Pen. Le livre m’apportait tout ce qui me manquait, j’ai proposé à Jérôme d’écrire avec moi, j’ai assez vite trouvé une situation de départ, une trame, et voilà. Nous avons écrit assez vite, il fallait que le film sorte avant la présidenti­elle. Maintenant, allez savoir si je ne vais pas devoir m’exiler !

“LA NOSTALGIE DU IIIE REICH” Vous dites souvent que vous faites vos films pour répondre à des questions que vous vous posez. Quelle est la question qui court dans « Chez nous »?

Pourquoi certaines personnes votentelle­s contre leurs intérêts ? Pourquoi le vote FN progresset­il dans les milieux populaires ? Comment fontils pour gagner à leur cause des gens qui paraissent très éloignés de ce qu’ils sont? Tout cela m’intrigue, tout cela me fait mal. Les gens basculent parce qu’il y a du déni, et de l’amnésie. Il y a ceux qui y vont malgré tout, par nihilisme, et il y a ceux qui ne savent pas, parce que la transmissi­on ne s’est pas faite, ce qu’exprime dans le film la relation de Pauline avec son père. Le discours du FN est un discours « anti », un discours de classe qui change de nature en fonction des gens auxquels il s’adresse. Nous avons étudié les discours de Marine Le Pen, repéré les mots qui reviennent le plus souvent, les messages subliminau­x qu’ils véhiculent, puis nous nous sommes appliqués à les cloner. Une des difficulté­s est que le discours se modifie sans

cesse : d’une part, le FN ne s’adresse pas aujourd’hui aux mêmes qu’il y a dix ans, d’autre part, il n’est pas évident de garder soudé un électorat qui est un agrégat de tendances qui n’ont pas forcément à voir entre elles, les intégriste­s cathos, les laïcards furieux, ceux qui se réfèrent à Thor et Odin, les nostalgiqu­es de la France de l’Ancien Régime, que sais-je encore? Marine Le Pen doit, de surcroît, montrer qu’elle n’est pas un clone de son père, tout en ne se coupant pas de la base du parti. Tout cela exige de sa part une maîtrise extrême du langage et du message. Et il y a tout ce dont elle ne parle pas, qui doit absolument rester caché, mais qui est essentiel. La nostalgie du IIIe Reich, par exemple, et la collaborat­ion : compter des collabos dans sa famille confère un statut particulie­r. Ce sont des éléments que l’on oublie volontiers, dont on évite surtout de parler, alors qu’ils demeurent prépondéra­nts. Pour dire la vérité, en faisant ce film, j’ai appris que la réalité était encore plus angoissant­e que je ne le pensais. Un exemple parmi d’autres : la haine déversée sur le film depuis les déclaratio­ns des gens du FN est de nature essentiell­ement antisémite, elle s’accompagne souvent de dessins, de caricature­s des années 1930, du genre de ce que l’on peut imaginer de plus abject. Et cela me sidère à double titre : quel rapport avec le film, où il n’est jamais question des juifs (seule l’intonation d’Agnès Dorgelle lorsqu’elle prononce le nom de Patrick Cohen montre qu’elle y pense)? Non, ça n’a aucun rapport avec le film, et, oui, ça existe encore.

Comment avez-vous dessiné le personnage d’Agnès Dorgelle?

Il se trouve que la plupart des partis d’extrême droite européens sont dirigés par des femmes, qui presque toutes sont blondes. C’est probableme­nt pour eux un moyen d’adoucir le discours, d’apporter une touche maternelle, alors que les femmes font souvent montre de plus de violence que les hommes. Comme le dit Pauline dans le film, « Et puis, c’est une femme… », tandis que

Dorgelle lui dit : « Toi et moi, on est pareilles. » C’est aussi une manière de s’opposer à l’islam sans avoir besoin de le dire, en procédant à une sorte de détourneme­nt du féminisme. Je n’avais donc pas vraiment le choix. Agnès Dorgelle est en réalité un personnage composite. Ce que nous connaisson­s de ces femmes-là, de Marine Le Pen en particulie­r, c’est leur image publique, et rien d’autre. Nous ne savons rien de ce qu’elles sont en privé, et ça ne m’intéresse pas. Cette image est entièremen­t composée, façonnée sans relâche, c’est donc là-dessus que nous avons travaillé. Mais Marine Le Pen change tout le temps, elle va presque trop vite pour nous! Il y a un côté gouailleur chez elle, comme chez une Nadine Morano, mais beaucoup plus fabriqué, infiniment moins naturel, elle cultive une conviviali­té de façade, forcée, à grand renfort de jeux de mots, de mauvaises blagues. Quelqu’un comme Nadine Morano est davantage dans la pulsion non maîtrisée. Pour ce qui est de Dorgelle, nous ne pouvions pas être dans l’imitation, nous devions traduire. Pour l’actrice, Catherine Jacob, c’était extrêmemen­t difficile. J’ai fait avec elle comme je fais toujours avec les acteurs : je les laisse travailler comme ils l’entendent, je ne veux pas savoir ce qu’ils font, je ne connais rien de leur salade. J’ai fait une exception pour André Dussollier, qui est d’un naturel inquiet et qui joue un personnage plus souterrain.

“DANS LE NORD, LES GENS SONT DÉSEMPARÉS” Vous connaissez bien le Nord, vous y avez réalisé plusieurs films. Selon vous, pourquoi cette région est-elle une de celles qui sont le plus touchées par l’extrême droite?

Les gens sont heureux de vivre dans le Nord, ils sont fiers de leur région, mais le désastre social est immense. Le Nord était une région riche, il y avait de l’agricultur­e, des textiles, des mines, mais deux guerres mondiales et deux révolution­s industriel­les plus tard, il n’y a plus rien. En un siècle et demi, le paysage s’est transformé entièremen­t, on a construit des usines, puis on a les cassées, mais les gens changent moins vite que le décor et la société. Ils ont enduré des séismes à répétition, pas eu le temps de s’adapter que déjà ça changeait de nouveau, ils sont désemparés. Un des paradoxes tient à ce que la valeur travail demeure fondamenta­le… mais que le travail n’a plus de valeur, puisqu’on ne le paie plus. La dignité de l’homme est dans le travail, c’est entendu, mais le travail ne permet plus à l’homme de vivre dans la dignité. Du côté de mes grands-parents, en Belgique, dans la famille de ma mère, c’était « Germinal ». Mais alors la notion de travail libre et digne relevait d’un discours de gauche, même si, bien sûr, cela servait le patron. Aujourd’hui, tout a basculé, et c’est dur à vivre.

Un film en prise sur la vie politique contempora­ine s’expose immanquabl­ement au risque d’être perçu comme caricatura­l. Comment réagiriez-vous à ce possible reproche?

La réaction qui me chagrinera­it le plus serait celle qui consistera­it à prétendre que le film ne nous apprend rien sur le FN que

nous ne sachions déjà. « Chez nous » n’est pas fait pour ceux qui connaissen­t intimement le parti et son fonctionne­ment. Pour ma part, j’ai appris que la situation était encore plus grave que je ne l’imaginais. Je fais des films pour transmettr­e et pour provoquer la réflexion et la discussion, et je sais que le cinéma doit se tenir toujours en deçà de la réalité, en raison notamment de l’effet de condensati­on produit par le film. J’affirme donc qu’il n’y a dans « Chez nous » aucune part de caricature. Lorsque je montre un adolescent lançant sur internet un texte d’appel à la guerre sainte, je suis en dessous de la vérité telle que révélée par l’arrestatio­n de deux gamins de la classe moyenne qui diffusaien­t des messages d’une violence inouïe. Internet permet de répandre ces horreurs dans un anonymat total, tout en constituan­t des réseaux, c’est incontrôla­ble. Le groupe extrémiste flamand dont le film montre les agissement­s existe réellement. Claude Hermant, qui en était membre lorsqu’il s’appelait la Maison du Peuple flamand, est soupçonné d’avoir eu entre les mains une des armes qui ont servi à Coulibaly, assassin d’une policière le 8 janvier 2015 et auteur le lendemain de la prise d’otages de la supérette Hyper Cacher de la porte de Vincennes. L’agression d’une jeune femme par des gamins de 12 à 14 ans a vraiment eu lieu et quand celle qui en a été la victime a vu le film, elle nous a dit que la scène était infiniment moins violente que ce qu’elle a vécu. Pour les besoins du film, nous avons acheté sur internet des écussons de la division Charlemagn­e [division d’infanterie de la Waffen-SS composée pour l’essentiel de volontaire­s français]. Lorsque nous avons défait le paquet, nous y avons trouvé un bulletin de liaison du Cercle des Amis de Léon Degrelle [ fondateur et leader du mouvement Rex, considéré comme le parti fasciste belge, commandant en 1944-1945 de la division SS Wallonie]. Daté de décembre 2015, ce fascicule fait tout au long de ses huit pages l’apologie de crimes de guerre, et, à la rubrique nécrologiq­ue, se lisait cette notice à propos d’un ancien de la Waffen-SS : « Son père, fidèle d’Anton Mussert [nazi néerlandai­s fusillé en 1946], est torturé à mort par les LIBÉRATEUR­S après la guerre. Lui-même est traqué RABINIQUEM­ENT par Simon Wiesenthal jusqu’en 1980. » Quant au signataire de l’éditorial du bulletin, il adressait ses félicitati­ons aux « camarades » élus aux dernières régionales. Alors, oui, il s’agit de groupuscul­es, mais oui, aussi, ces gens-là ont des élus, dans lesquels ils se reconnaiss­ent. Que l’on vienne me dire, après, que mon film est caricatura­l !

 ??  ?? Guillaume Gouix (en haut et ci-dessus) incarne Stéphane Stankowiak dit « Stanko », le chef du service d’ordre du parti d’extrême droite.
Guillaume Gouix (en haut et ci-dessus) incarne Stéphane Stankowiak dit « Stanko », le chef du service d’ordre du parti d’extrême droite.
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 ??  ?? « CHEZ NOUS », par Lucas Belvaux, en salles le 22 février.
« CHEZ NOUS », par Lucas Belvaux, en salles le 22 février.
 ??  ?? Investie par Agnès Dorgelle (Catherine Jacob, en haut au centre), Pauline Duhez (Emilie Dequenne, à dr.), mère célibatair­e, prend la tête de la campagne du « Bloc patriotiqu­e » dans une ville du Pas-de-Calais.
Investie par Agnès Dorgelle (Catherine Jacob, en haut au centre), Pauline Duhez (Emilie Dequenne, à dr.), mère célibatair­e, prend la tête de la campagne du « Bloc patriotiqu­e » dans une ville du Pas-de-Calais.
 ??  ?? Acteur et cinéaste, LUCAS BELVAUX est né le 14 novembre 1961 à Namur. On lui doit notamment « Parfois trop d’amour » (1991), « Pour rire ! » (1996), la trilogie « Un couple épatant », « Cavale », « Après la vie » (2003), « la Raison du plus faible »...
Acteur et cinéaste, LUCAS BELVAUX est né le 14 novembre 1961 à Namur. On lui doit notamment « Parfois trop d’amour » (1991), « Pour rire ! » (1996), la trilogie « Un couple épatant », « Cavale », « Après la vie » (2003), « la Raison du plus faible »...
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 ??  ?? Lucas Belvaux a conçu le scénario de « Chez nous » avec l’écrivain Jérôme Leroy.
Lucas Belvaux a conçu le scénario de « Chez nous » avec l’écrivain Jérôme Leroy.

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