L'Obs

Cinéma Le Pigalle des rappeurs Hamé et Ekoué

HAMÉ et EKOUÉ, les rappeurs francs-tireurs de LA RUMEUR, décrivent avec rage et brio le PIGALLE des petits caïds et des grands révoltés. Rencontre

- Par FRANÇOIS FORESTIER

« LES DERNIERS PARISIENS », par HAMÉ ET EKOUÉ, en salles le 22 février.

Fils de rien, enfants des vents coulis, les personnage­s des « Derniers Parisiens » sont des arnaqueurs, des jongleurs, des racailles, des trimardeur­s. A Pigalle, carrefour des néons et des kebabs, ils s’agitent, traquent une piètre chance, se font les poches et n’ont pas un regard pour le Sacré-Coeur, dont ils se foutent comme de leur première paire de fausses Nike. Le film d’Hamé et Ekoué, rappeurs du groupe La Rumeur, est une étonnante cantate de la plèbe : ces Parisiens d’un instant, prêts à s’envoler vers la fortune, la prison ou la mort, se croisent, se défient, s’amusent, s’embrouille­nt. Rarement le cinéma a su capter cette électricit­é, ce voltage au ras du trottoir. La came circule, les flics sont aux abonnés absents, les femmes sentent le caniveau, les touristes zonent devant les vitrines de sex-shops… Vous captez cette odeur de pourri qui traîne, au pied de la Butte?

Nas (Reda Kateb), sorti de prison, fouine. Il est prêt à biseauter, à magouiller. Son frère aîné, Arezki (Slimane Dazi), fait tourner un petit bistrot près de la place Blanche, Le Prestige. Pas de salades, pas de dérives, avec lui. En ménage avec Margot (Mélanie Laurent), l’agent judiciaire de probation de Nas, il est suprêmemen­t agacé par les conneries de son frère. Il consent à prêter le troquet pour une fête qui rassembler­a les petits caïds, les boss, les capitaines du pavé : Nas va se refaire. Mais les choses ne vont pas tourner comme espéré… Déambulati­ons boulevard de Clichy, traîne-patins du côté de Rochechoua­rt, faune multicolor­e, les images se succèdent avec légèreté, les sentiments se heurtent, et, comme le dit Hamé, « c’est un film avec des grumeaux de réel ». Son complice, Ekoué, résume : « On a tourné à hauteur d’oeil. Et personne ne nous a cassé les burnes. » C’est que tous les deux sont des habitués du coin : Ekoué, le grand Black d’origine togolaise, et Hamé, l’Algérien de Perpignan, ont débarqué, il y a vingt ans, à Pigalle. Le premier, « parce qu’il y avait des filles ». Le second, parce qu’il y avait des crêpes au Nutella. Surtout, il y avait la musique.

Groupe à géométrie variable, La Rumeur est née ainsi, du foutoir de ces rues. Avec leurs potes Philippe le Bavar, Mourad, Soul G et Kool M, Hamé et Ekoué ont pratiqué le « hip-hop undergroun­d hardcore ». Une étiquette aussi obscure que les noms des autres groupes, truffés de « z » et de « k » bizarres : Abstrakt, The Latitudz, Dabatcha’zz, Alliance Ethnik, les Young Boyzz. C’est dans ce monde-là que les deux futurs cinéastes se sont taillé une réputation : paroles agressives, rimes tranchante­s, rythmes massifs, message antiflic. Lequel leur a valu huit ans de procédure judiciaire. Finalement, non-lieu, pschitt. Mais La Rumeur est devenue une brigade de francs-tireurs avec un mot d’ordre : « Résister. »

Tous leurs potes de banlieue sont morts – ou en taule. « La vague de came des années 1980 a tout fracassé », dit Ekoué. « Les déterminis­mes ne sont pas implacable­s », ajoute Hamé, pour dire qu’eux, ils sont passés au travers. Car, oui, les deux rappeurs ont réussi : tandis qu’ils donnaient des concerts à Mantes-la-Jolie, à Etampes ou au bout du monde, ils étudiaient. Leurs profs leur décrivaien­t un « avenir scolaire sombre »? Ils dormaient deux heures par nuit, entre deux Open Mic (concerts improvisés). Désormais, Ekoué, fils de comptable, est titulaire d’une maîtrise en sciences politiques. Hamé, dont le père était berger du côté de Mostaganem, a

obtenu un diplôme de cinéma à la New York University. Diplômes et rap : drôle de mélange. Mais : respect total.

Les personnage­s des « Derniers Parisiens » sont tous nés de ces nuits : « On commençait à marcher à la Villette, avec un kebab dégueulass­e au goût de poisson…, dit Ekoué. Et on finissait à Pigalle à 5 heures du matin, avec les doigts gras. On a noué amitié avec nos pieds. » Ils ont ainsi usé leurs semelles et vu « l’égalité de la misère ». « La chair d’une ville se hume en marchant », résume Hamé, pensif. Pigalle, « lieu de convergenc­e des banlieues », a été leur refuge : le bureau de La Rumeur, aujourd’hui, se trouve au nord de la Butte, non loin de ces cabarets disparus, Le Ciel et L’Enfer, où, selon l’humeur, on montait au paradis ou on descendait vers les flammes, et La Marmite, fondée par un ancien communard revenu du bagne. Ekoué : « Pigalle et Montmartre ont toujours été des lieux de révoltés. » Il subsiste quelque chose de ce rouge sang, dans le film.

Les deux musiciens se sont essayés, déjà, au cinéma, avec des clips (« l’Angle mort »), une télé (« De l’encre ») et un court-métrage (« Ce chemin devant moi », présenté au Festival de Cannes). Mais « les Derniers Parisiens »? « Un an et demi d’écriture… », selon Ekoué. « … Et six semaines de tournage », dit Hamé. « On voulait faire un film sur ceux qui ont du mal à mettre de l’essence dans leur utilitaire », commente l’un. « On ne recherche pas la perfection. On recherche la soul », ajoute l’autre. Incontesta­blement, le film en a, de l’âme. Il passe dans ces images une énergie folle, une émotion à vif. Les démêlés des deux frères, cet amour bricolé qui survit malgré les saloperies, sont poignants. A la fin, assis à la terrasse d’un bistrot, sous un soleil maigre, Nas et Arezki (magnifique­ment campés par Reda Kateb et Slimane Dazi) se regardent, boivent leur café et repartent de zéro. Il n’y a rien, sinon un vague espoir d’aller « plutôt “up” ». La caméra s’attarde sur les yeux des frères. Y a-t-il un souvenir d’un autre film, là? Peut-être. Lequel? « Un vieux truc. » Mais encore ? Ekoué : « Gabin dans “Touchez pas au grisbi”. »

Le grisbi, voilà ce qui motive ces « Derniers Parisiens ». Chacun court après l’artiche, le carbure, la fraîche, le brouzouf, l’oseille, en écoutant Dissidenz ou Empathik. Traîne-patins des Aurès, escarpes de Dakar, faux-poids du 9-3, Gitans d’Elancourt, Congolais de Marseille ou Bretons de la Mitidja, ils trouvent tous leur voix, dans « les Derniers Parisiens », testament d’un quartier, épitaphe d’un mode de vie. L’esprit rap, rebelle, se mixe avec une certaine mélancolie. La poésie, discrète, affleure. C’est puissant, rêche, chaleureux, amer. Le fric? Une malédictio­n. Touchez pas au grisbizz.

 ??  ?? Slimane Dazi est Arezki, le frère de Nas. Il tient Le Prestige, un bistrot non loin de la place Blanche.
Slimane Dazi est Arezki, le frère de Nas. Il tient Le Prestige, un bistrot non loin de la place Blanche.
 ??  ?? Reda Kateb incarne Nas, qui, après vingt-quatre mois en prison, revient dans son quartier.
Reda Kateb incarne Nas, qui, après vingt-quatre mois en prison, revient dans son quartier.

Newspapers in French

Newspapers from France