Exposition La NRF du crime et du vice
Dans l’entre-deux-guerres, Gaston Gallimard fit fortune et SCANDALE avec le formidable magazine “DÉTECTIVE”, où écrivaient KESSEL et SIMENON et où le fait divers était roi
« “DÉTECTIVE”, FABRIQUE DE CRIMES ? (1928-1940) ». Jusqu’au 1er avril, BiLiPo, 48, rue du Cardinal-Lemoine, Paris-5e, rens. : 01-42-34-93-00.
Le crime paie – et comment ! L’exposition de la Bibliothèque des Littératures Policières consacrée au magazine « Détective » (1), période 1928-1940, le démontre. Tout y passe : assassinats monstrueux, trafics internationaux, règlements de comptes d’apaches, festins de cannibales, bandits corses, « fringale charnelle » (« Léo fut découvert, étranglé, dans sa chambre qu’il avait ornée comme un boudoir »)… « Détective » a été un magazine consacré au fait divers, une somme de la crapule, un journal quasi surréaliste. D’ailleurs, André Breton et Philippe Soupault s’en régalaient. Sans parler de Simone de Beauvoir (elle y voyait une attaque contre les bien-pensants), malgré Aragon, qui s’emportait contre cette « exaltation du flic » (ce qui ne l’empêchait pas d’exalter le Guépéou). « Détective » inventa le récit photographique, le reportage canaille, la série noire d’avant la Série Noire : Francis Carco, Pierre Mac Orlan, Joseph Kessel, Georges Simenon y allèrent de la plume ; Germaine Krull, Elie Otar, Bérénice Abbott firent crépiter les flashs. A la plus grande satisfaction de Gaston Galli-
mard : « Ça a été mon meilleur succès commercial », écrira-t-il.
Marie-Eve Thérenty et Amélie Chabrier, commissaires de l’exposition, ont parcouru des milliers de pages et soulevé des montagnes de poussière. La première, professeur à l’université Paul-Valéry Montpellier-III, raconte : « Henri La Barthe, dit Ashelbé, l’auteur de “Pépé le Moko”, avait une petite agence de détective. Il a un jour proposé à Gallimard la création d’un magazine. L’éditeur a tout de suite senti le potentiel pour “atteindre le grand public”, et engagé les frères Kessel, Joseph et Georges, pour mener la barque. » La seconde, maître de conférences à Nîmes, souligne : « Ils ont recruté des journalistes d’exception : Louis Roubaud, Paul Bringuier, Henri Danjou, Marcel Montarron. Le journal s’est vendu à 250 000 exemplaires pour atteindre le double en quelques mois ! » Le programme est simple : « Le fait divers, c’est la vie, la vie descendue des théories et de l’absolu, la vie saignante, douloureuse, l’éternelle leçon. » Le 1er novembre 1928, le premier numéro – 16 pages – est dans les kiosques.
Les reporters se faufilent au quai des Orfèvres, boivent des chopines avec les gangsters de Montmartre, retournent des cadavres de la pointe de la chaussure. On engage des pégriots revenus du bagne de Cayenne : Eugène Dieudonné, ancien de la bande à Bonnot, fait le charpentier, et Paul Gruault, bijoutier indélicat, tient la caisse (il ne volera jamais un sou). Le magazine propose « Crime et châtiment aux antipodes », « Le journal secret de Violette Nozière », « Chicago, capitale du crime ». La ligne : « “Détective” roulera pour vous sur toutes les routes du monde. Il aura un oeil sur toutes les serrures, l’oreille à tous les vents. » On pénètre les « bouges de Singapour, les ghettos, les secrets du pôle, les intrigues de salon, de cour, de monastère ». On découvre que des amazones se livrent à la prostitution dans « de souples torpédos » au bois de Boulogne, que les crimes rituels existent, que les imitateurs d’Arsène Lupin ravagent les intérieurs bourgeois, et que l’abomination est possible chez les voisins de palier : « Après avoir tué le grand-père sous les yeux horrifiés de la petite Emilienne, les Delanoé allèrent pendre leur fillette dans un bois, près d’Avranches, pour étouffer à tout jamais sa voix d’innocente. »
“JOURNAL INFECT”
L’horreur n’exclut pas, parfois, un détachement amusé. Ainsi, dans le numéro de juillet 1937 consacré aux « Plaisirs dangereux » : « On ne pouvait reprocher aux deux cuisiniers d’avoir manqué de timidité dans l’expression de leurs sentiments réciproques. […] Onnik était en pleine possession de ses forces viriles ; Georges lui tournait le dos. Mais ce n’était ni manque de courtoisie de sa part ni indifférence. Ce dos tourné, c’était précisément la porte ouverte au débordement de leur mutuelle sympathie. » Qu’en termes galants… Le reste suit : « Vienne la Rouge », « ville enfardée » ; les soeurs Papin, « brebis enragées » (1933) ; procès d’Eugène Weidmann, « dégénéré confirmé » (1937). « Détective » est de toutes les marloupineries, de toutes les vicelardises. Les gardiens de l’ordre s’émeuvent : « journal infect », « souverainement malfaisant », « incalculables ravages ». Le communiste Georges Sadoul s’emporte : « On nous prépare une belle génération de petits salops. » Le stupre, le pousse-au-crime, les photos de décapités, tout est là pour influencer les esprits faibles. « Détective » est une « fabrique de crimes ».
Tout, dans ce magazine, est à jeter. Même les mots croisés sont louches : en forme de cran d’arrêt ou de Colt 45, ils proposent des définitions dans le ton (« Personnage de la série sanglante », « Ce que portent les criminels », et, vertical, « Mec à la redresse », en neuf lettres). Là-dessus, Joseph Kessel invite à l’exploration des « Nuits de Montmartre » avec le baron Gaëtan L’Herbon de Lussats, truand réputé, et les mystères se succèdent, pour le plus grand plaisir des lecteurs : le « Mystère du cercueil en toile », celui du bébé Lindbergh, celui de Dédé la Java, et, grand moment, le suicide de Stavisky, qui donne lieu à des envolées hugoliennes : « Voici la peur et sa grande mâchoire claquante, la haine et son regard de proie, la calomnie et sa langue fourchue, l’injure et ses crachats. Voici les reniements, les démentis, les attaques, les horions, les ripostes, les ragots qu’on déverse sur les pas du fantôme à la tempe trouée ! » On en redemande.
L’aventure se termine, hélas, le 30 mai 1940. Ciblé par les nazis, le journal est perquisitionné, les archives photo sont saisies (elles ne seront jamais retrouvées), les bureaux, fermés. Les Allemands demandent s’il y a des employés juifs (ils n’ont pas attendu ces messieurs). C’est fini. A la Libération, le titre sera vendu, puis passera de main en main, mais n’aura plus jamais ce panache ni cette insolence. En neuf lettres, le mec à la redresse ? Evidemment… « Détective ».