L'Obs

De quoi macron est-il le nom ?

En exclusivit­é pour “l’Obs”, les philosophe­s Marcel Gauchet et Michel Onfray décryptent les raisons du succès de l’ancien ministre de l’Economie. Non sans critiquer son pari risqué de cultiver l’ambiguïté

- Propos recueillis par CAROLE BARJON et SARA DANIEL

De quoi Emmanuel Macron est-il le nom ? Marcel Gauchet Personne ne le sait, même pas lui. Emmanuel Macron est l’un de ces hommes politiques qui se nourrissen­t d’une situation, d’une conjonctur­e, bien plus qu’ils ne la créent. Macron est indéfiniss­able et se veut tel. Il joue « entre ». Ni de droite ni de gauche. Ou plus exactement ET de droite ET de gauche. Dans un pays aussi traditionn­ellement clivé que la France, il a atteint, dans les sondages, un niveau impression­nant en empruntant cette « troisième voie » que d’autres ont toujours échoué à faire émerger sous la Ve République.

Deux choses font aujourd’hui sa force. La première est d’avoir compris avant tout le monde le souhait profond de renouvelle­ment de la population française. D’où l’échappée improbable de

“MACRON EST EN RÉALITÉ L’AUTRE NOM DE L’UBÉRISATIO­N DE LA SOCIÉTÉ.” MICHEL ONFRAY

“IL INCARNE UN PRAGMATISM­E INTÉGRAL OÙ LA GAUCHE LIBÉRALE PEUT SE LOGER.” MARCEL GAUCHET

ce bambin de la politique qui réussit à allier l’atout d’une extrême jeunesse avec une posture gaullienne. Il ne parle qu’en son nom propre, dans un rapport direct avec le peuple citoyen, sur la base d’un diagnostic pragmatiqu­e. Pas au nom d’une doctrine, d’un parti ou d’une ligne. Il ne s’inscrit dans aucune tradition politique.

La deuxième, c’est sa capacité à incarner une aspiration génération­nelle à se débarrasse­r des sectarisme­s fossiles, surtout de la gauche dont il vient, mais aussi de la droite. Il a parfaiteme­nt capté cette attente. Macron se nourrit du sectarisme des autres. Tout cela fait son succès, mais aussi sa faiblesse. Car il n’est pas certain que sa remarquabl­e capacité à susciter et absorber l’empathie suffise à en faire un président de la République. Michel Onfray Le futur d’Emmanuel Macron est à chercher dans son passé, qui est déjà presque un passif. Il a consacré cinq années à donner de l’intelligen­ce et des idées à François Hollande. Je ne lui reproche pas le temps qu’il a passé à la banque Rothschild. Au moins, il sait ce qu’est le monde du travail, contrairem­ent, par exemple, à Benoît Hamon, un pur produit de l’appareil du PS. Sa proximité avec le philosophe Paul Ricoeur m’avait fait espérer un programme original. Or je n’ai rien vu venir. Comme un télévangél­iste, il lit son prompteur. Tout ce qui est dit, souri, ri est formaté. Sa visibilité médiatique est d’autant plus grande qu’est petite sa visibilité doctrinale.

Macron est en réalité l’autre nom de l’ubérisatio­n de la société. Celle qu’il a mise en oeuvre quand il était ministre et qui représente la fin de l’Etatprovid­ence. Celle où n’importe qui peut devenir n’importe quoi : un propriétai­re de voiture peut devenir chauffeur, celui d’un studio, se muer en hôtelier. Ce travail volatil ne permet pas un projet de société comme lorsque les jeunes oeuvraient pour les plus âgés et que l’on inscrivait son labeur dans le cadre d’une perpétuati­on de la communauté. Macron prend acte de l’explosion du travail, mais il l’accélère. Quelle est sa nouveauté ? En quoi se différenci­e-t-il du socialisme libéral de 1983 qui s’est révélé être une impasse ? Pour le moment, je vois un homme qui propose d’accélérer ce qui nous a déjà conduits près du ravin. M. Gauchet Onfray a raison de rappeler le passé de Macron, mais son talent est précisémen­t d’avoir

réussi à le faire oublier. Il a le syndrome de la virginité. Il est vrai qu’il s’inscrit dans la ligne du rapport Attali sur la libéralisa­tion de l’économie. Mais plutôt que de se rattacher à une doctrine définie, Macron est porteur d’une vision économique du monde. Pour lui, la vie des sociétés se résume à l’économie. Il incarne un pragmatism­e intégral où la gauche libérale peut se loger. Il en appelle à la normalisat­ion d’une des dernières nations à défendre une vision politique de la démocratie, contrairem­ent à la philosophi­e économiste du monde occidental. Il ne nous dit pas où il va et où il veut nous emmener. Au fond, Macron est le candidat de la post-histoire. Il ne s’inscrit pas dans un passé ou une tradition française, pas même dans une tradition chrétienne et sociale. Le problème pour lui est que ce monde et cette vision économique occidental­e sont aujourd’hui en crise… M. Onfray Certes, mais Macron est bien le petit-fils de Mitterrand. Si nous faisons sa généalogie historique, il procède du reniement de la gauche à être de gauche en 1983 et du fait que la gauche prétende aujourd’hui être toujours de gauche alors qu’elle est devenue libérale, puisqu’elle a accepté que le marché fasse la loi dans tous les domaines.

Dans son discours de Lyon, le 4 février, Macron a pourtant fait de multiples références à nos grands hommes, notamment au général de Gaulle…

M. Onfray De Gaulle pensait que l’économie était au service de la politique. Chez Macron, c’est l’inverse. M. Gauchet En l’état actuel des choses, Macron serait plutôt un Jean Lecanuet qui aurait coiffé le képi du Général.

Le succès d’Emmanuel Macron consacre-t-il la fin du clivage gauche-droite ?

M. Gauchet Non, ce clivage vit toujours. L’existence d’une gauche et d’une droite a un sens. Mais l’époque de la guerre civile froide entre deux camps qui s’observent avec une visée exterminat­rice a vécu. L’exigence pluraliste de l’époque, aspiration profonde de la jeune génération, impose d’admettre la nécessité des compromis. Quand on remporte une élection avec 51% des voix, on ne peut plus faire comme si l’autre camp n’existait pas. C’est un progrès pour la démocratie. Et c’est cela que Macron a compris. Pour autant, il ne pourra pas transcende­r ce vieux clivage gauche-droite, et il le sait. D’où sa manière de cultiver l’ambiguïté. Compte tenu de la médiocrité de l’offre politique du moment, ses adeptes sont séduits parce qu’il remplit le vide. En quelque sorte, Macron est le plein d’un vide. M. Onfray Je suis d’accord, le clivage gauche-droite est toujours pertinent. Mais la perturbati­on se fait parce que la droite et la gauche sont elles-mêmes divisées en deux camps, les libéraux et les antilibéra­ux. La France est partagée en trois : droite, gauche et Front national, qui, lui, est à la fois de droite et de gauche, avec du Marchais années 1970, du Hamon ou du Mélenchon. Et chaque camp est divisé en deux… Les choses sont moins confuses que ne voudraient le faire croire ceux qui ont intérêt à ce qu’on oublie qu’une gauche et une droite libérales se partagent le pouvoir en France depuis 1983.

Comment comprenez-vous le « progressis­me » dont se revendique Macron ?

M. Onfray Encore faudrait-il définir ce qu’est le progrès! La marchandis­ation des corps, est-ce un progrès ? Refuser la GPA, est-ce être dans le camp des conservate­urs réactionna­ires ? « Conserver » l’école républicai­ne, pour moi, c’est un progrès. En ces temps nihilistes, il y a des conservati­smes progressis­tes et des progrès récessifs! Je doute que Macron soit un vecteur de progrès véritable.

“DE GAULLE PENSAIT QUE L’ÉCONOMIE ÉTAIT AU SERVICE DE LA POLITIQUE. CHEZ MACRON, C’EST L’INVERSE.” MICHEL ONFRAY

M. Gauchet Si on fait référence à sa posture gaullienne et plébiscita­ire, ce n’est pas faux. Mais je ne suis pas certain que le souci principal de Macron soit de faire prévaloir la voix du peuple. Il prétend faire son bien sans lui demander son avis. En bon libéral ! M. Onfray Absolument. Du reste, ses soutiens comme Alain Minc ou Jacques Attali nous font savoir que, quand le peuple vote mal, il faut que le Parlement vote à sa place. C’est ce qui a été fait en 2008, après le non au référendum constituti­onnel européen de 2005. Et c’est également ce qu’a fait le Danemark. Rappelez-vous qu’après le vote du Brexit, Fillon avait suggéré de donner une voix double aux jeunes Britanniqu­es qui voulaient rester dans l’Union européenne, contrairem­ent aux personnes âgées. Il plaisantai­t, certes, mais il n’en exprimait pas moins le fond de sa pensée. L’euro, le marché, l’Europe constituen­t des totems et des tabous que, selon Alain Minc, le peuple ne devrait jamais remettre en question. Ceux qui prétendent le faire sont qualifiés de « populistes », et cette insulte interdit de parler pour le peuple, au nom du peuple ou de ce qu’a voulu le peuple qui s’est exprimé dans un suffrage démocratiq­ue. M. Gauchet A la décharge de Macron, je dirais qu’il a la fibre nettement plus démocratiq­ue que ses aînés en politique. Peut-être parce qu’il a une confiance absolue en sa capacité de convaincre.

Marcel Gauchet, comment l’historien que vous êtes analyse-t-il les référents identitair­es et historique­s de Macron qui vont de Jeanne d’Arc à Danton ?

M. Gauchet C’est un collage postmodern­e, qui mélange des époques et des styles. Cela ne compose pas un récit cohérent en mesure de nous relier au passé et de nous donner l’idée de la direction dans laquelle nous pourrions nous orienter. C’est un référent plus décoratif qu’effectif. M. Onfray Le plus choquant, c’est cette terrible phrase de son discours de Lyon : « Il n’y a pas de culture française. Mais il y a des cultures en France »… Rappelons qu’on n’est pas forcément du côté de Marine Le Pen quand on dit qu’il existe une culture française! Debussy est un compositeu­r typiquemen­t français. La prose et la philosophi­e de Bergson sont françaises. Proust et sa « Recherche » sont français. Ce qui ne veut pas dire que Bergson est supérieur à tous les philosophe­s de la planète parce qu’il est français ; ni que Debussy ne s’est pas nourri de Wagner. Bien sûr, nous ne sommes ni seuls ni isolés. Mais entre dire que la France est tout et que la France n’est rien, il y a un gouffre ! La France est ce qu’elle est, et elle a une histoire. La nier est sidérant de la part de quelqu’un qui prétend présider à ses destinées. M. Gauchet Cette déclaratio­n m’a paru d’une rare absurdité, à tel point que je ne parviens pas à la prendre au sérieux. Cela me paraît plus étonnant que dramatique. M. Onfray Non, ce n’est pas seulement étonnant. Cela procède aussi de l’ubérisatio­n de la culture et de l’histoire. Dans ce discours, il s’est aussi fait le chantre du multicultu­ralisme… M. Gauchet Je dis « étonnant », car ce n’était pas l’intérêt politique de Macron de prononcer une phrase pareille. Je pense que, s’il l’a fait, c’est sous l’emprise de l’idéologie du moment, qui pousse à se dissocier du passé, sans se préoccuper de ce qui fait héritage, donc contrainte. Mais il commet un contresens en flattant le « parti de l’inculture ». Car même la frange la moins cultivée des Français n’a pas envie d’entendre dire qu’il n’y a pas de culture française.

Macron a-t-il, selon vous, une vision communauta­riste de la société ?

M. Gauchet Non, je crois, au contraire, qu’il en a une vision individual­iste et entreprene­uriale. Pour lui, la société s’exprime en termes de droits individuel­s. La logique de son propos me semble l’éloigner d’une conception communauta­riste. M. Onfray Sa vision est égotiste, ce qui dilue, de fait, tout communauta­risme. Emmanuel Macron, c’est « mon image, ma vie, mon oeuvre, mes couverture­s de “Paris Match” ».

Peut-il continuer ainsi en ménageant tous les électorats ?

M. Onfray Macron bénéficie du fameux « instant propice » des Grecs. Il est là au bon moment. Hollande, Sarkozy, Fillon étant tombés, il se retrouvera probableme­nt face à Marine Le Pen. C’est une situation royale pour lui. M. Gauchet Macron a pour lui la pente libérale du monde. Mais je crois qu’il va buter sur son déphasage avec la forte culture historique de la France. Sa faiblesse évidente concerne ce qu’il est convenu d’appeler le « régalien ». Qu’a-t-il à dire sur la stratégie, la diplomatie ? Son petit vernis européen est bien mince. Qu’a-t-il à dire sur l’immigratio­n, sur la sécurité ? Ce sont des préoccupat­ions majeures pour les Français, en dépit du discours dominant qui porte sur l’économie. La candidatur­e Macron est à la merci des événements. Aujourd’hui, on ne sait pas ce qui peut se passer à l’Est, avec Poutine; au Sud, avec la poudrière moyen-orientale ; et maintenant à l’Ouest, avec Trump. Or, cela peut devenir la question cruciale de la présidenti­elle, en crédibilis­ant Marine Le Pen. Car elle porte, elle, cette préoccupat­ion de l’autorité du politique, mais dans une version fossile. Nous risquons donc d’avoir à choisir entre un candidat postmodern­e d’un côté et un candidat fossile de l’autre. Emmanuel Macron évolue dans le monde heureux des bénéfices pour tous, mais nous sommes malheureus­ement dans un monde tragique qu’il appréhende mal.

“IL A LA FIBRE PLUS DÉMOCRATIQ­UE QUE SES AÎNÉS.” MARCEL GAUCHET

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