L'Obs

Le Qatar achète-t-il la France ?

Dans son livre “la République française du Qatar”, la journalist­e Bérengère Bonte apporte de nouveaux éléments sur les rapports opaques entre notre classe politique et le richissime émirat du Golfe. Extraits

- © Fayard. « La République française du Qatar. Petits arrangemen­ts et grandes compromiss­ions », par Bérengère Bonte, Fayard, en librairies. Les intertitre­s sont de la rédaction.

RACHIDA DATI RÉCLAME 400 000 EUROS

Lorsque je le rencontre pour la première fois, Meshal Ben Jabor al-Thani [le nouvel ambassadeu­r du Qatar, NDLR] bout intérieure­ment. « Son » ministre des Affaires étrangères est à Paris pour une assemblée générale avec ses homologues du Golfe sur la Syrie, et Rachida Dati lui demande une audience. Sur-le-champ. Au fond de lui, le jeune diplomate pense connaître la raison de cette requête : cela fait presque six mois que l’ancienne garde des Sceaux lui réclame de l’argent. Six mois aussi qu’il la repousse. Elle tente donc de le contourner. Elle veut beaucoup. Un montant à six chiffres. On parle de 400 000 euros. Une source proche de l’ambassade évoque le projet que mûrirait la maire du 7e arrondisse­ment : une associatio­n d’anciens ambassadeu­rs du Moyen-Orient. […]

Il faut croire que, dans un passé assez récent, on accédait à ses demandes sans poser de question. Désormais, ça ne passe plus. « Le pire, c’est qu’elle se venge à la radio et à la télé », s’étrangle-t-on rue de Tilsitt [à l’ambassade du Qatar]. 23 novembre 2015, matinale de RMC-BFMTV : l’eurodéputé­e est l’invitée de Jean-Jacques Bourdin, qui l’interroge sur les attentats du 13 novembre et, comme souvent quand on lui résiste, Rachida Dati sort le bazooka. « Nous avons engendré ces monstres en notre sein, en France. […] Nous devons demander des comptes à des pays du Golfe sur leurs flux financiers. » Et le coup de grâce de l’ancienne fiancée de Doha : « L’Arabie saoudite et le Qatar financent des structures qu’on ne contrôle pas. Ils veulent développer leur idéologie pour contrer l’islam chiite. »

A Doha, l’émir s’étrangle. A Paris, la nouvelle communican­te de l’ambassade, Sihem Souid, dégaine un tweet rageur – qui passe pourtant presque inaperçu : « @rachidadat­i a tapé sur le #Qatar chez @JJBourdin_RMC car la veille le Qatar a refusé de lui financer un projet. » […]

Le 5 avril 2016, l’eurodéputé­e finit par coucher sur le papier sa demande de fonds aux Qataris. Et là : surprise! Selon nos informatio­ns, elle propose officielle­ment au fonds souverain du Qatar, QIA, d’investir dans une mystérieus­e société qui a pour nom AlphaOne Energy II (AEF II) [société enregistré­e… au Luxembourg, dont le principal associé est Nicolas Sarkis, un Syrien spécialist­e du pétrole]. […]

La réponse des Qataris arrive finalement en mairie [du 7e arrondisse­ment] juste avant l’été. La lettre, que nous avons pu consulter, est datée du 6 juin 2016 et signée Abdullah Bin Mohamed Bin Saud al-Thani, chief executive officer de QIA, le fonds souverain qatari. En langage très diplomatiq­ue, il remercie son « Excellency », Rachida Dati, lui explique que le départemen­t concerné au sein du fonds souverain qatari a examiné avec intérêt l’« opportunit­é » rare que représente sa propositio­n d’investir dans sa société AlphaOne Energy II (AEF II), mais que le projet ne « correspond pas à la stratégie et aux objectifs du QIA ».

LES HONORAIRES D’UN MINISTRE DE SARKOZY

Si l’on en croit les consultant­s en business qui opèrent dans la région depuis longtemps, les politiques français se sont fait une triste réputation depuis une dizaine d’années à cause de leur attitude au Qatar : quémander sans cesse un soutien financier. L’un d’eux raconte encore avoir assisté à la requête d’un membre du gouverneme­nt de l’ère Sarkozy.

En déplacemen­t officiel à Doha, ce ministre important, qui venait d’appuyer un gros contrat dans le cadre de ses fonctions, réclama très sérieuseme­nt son dû auprès du grand patron concerné : « Vous n’oublierez pas mes honoraires? » Devant la mine décontenan­cée de son conseiller, l’industriel lui confia : « Que veux-tu, sinon un autre dossier que le mien sera appuyé ! » Et un avocat d’affaires d’ajouter : « Sans compter que la plupart, ministres en exercice ou pas, ont une petite société de conseil qui leur permet de facturer. »

LES CADEAUX DES QATARIS

Si l’émir savait ça… ! Que même ses « amis » de l’Assemblée se planquent à la première évocation du mot Qatar. « Pourquoi être membre de ce groupe d’amitié parlemen-

taire? » « Hasard complet! » « Initiative personnell­e de ma secrétaire. » Et la conclusion, toujours la même : « De toute façon, ce truc-là, je n’y vais jamais. » […]

Quant au président du groupe, Maurice Leroy, rien à voir non plus avec une secrète passion pour le Qatar ou le Moyen-Orient. Juste une histoire de potes ! « Je n’avais pas envie de m’emmerder, pour appeler un chat un chat. Comme je suis un garçon ouvert, je m’en fichais d’aller ici ou là. Donc je suis allé où étaient mes copains. Le groupe Qatar que présidait Olivier Dassault. Et les Emirats arabes unis, avec Alain Marsaud, que j’avais connu via les réseaux Pasqua. J’ignorais tout de cette région du monde, j’ai tout appris là. » […]

Disons les choses clairement : si tous les élus se bousculent pour intégrer ce groupe d’amitié, malgré les « tracasseri­es » qui vont avec, c’est que les Qataris sont réputés généreux. A la grande époque du trio Hamad-HBJ-Al-Kuwari [alors respective­ment émir, Premier ministre et ambassadeu­r], jusqu’en 2013, les membres du groupe d’amitié étaient quasi assurés d’un week-end à Doha chaque année pour « le » forum. Maurice Leroy n’en parle pas de lui-même, mais, quand je pose clairement la question : « Avec des chèques? », il concède volontiers : « Oh, tout est très différent aujourd’hui, ça s’est arrêté, mais oui, Al-Kuwari a dû faire ce genre de choses. » Nouvelle confirmati­on.

LES MENACES DE JEAN-MARIE LE GUEN

C’est là, dans le creux de l’hiver [2015], que la propositio­n du secrétaire d’Etat [aux Relations avec le Parlement] prend forme. Jean-Marie Le Guen est prêt à rendre service, à calmer les ardeurs des députés ou sénateurs un peu trop critiques sur le Qatar. […] Le camp Le Guen s’impatiente et se fait menaçant. 8 mars 2015, soit trois mois après le dîner de Neuilly [ce dîner a réuni Le Guen et l’ambassadeu­r Meshal al-Thani chez le lobbyiste Karim Guellaty] : « Notre ami Meshal devrait lire ce papier pour comprendre et saisir l’influence de Le Guen et se dépêcher de nous caler un RDV. » Le lien qui accompagne le SMS envoyé à l’entourage de l’ambassadeu­r renvoie vers un article du « JDD ». On y apprend que « Valls aurait menacé de démissionn­er lors d’une rencontre “secrète” avec dix ministres »… chez Le Guen, dans son ministère, et non à Matignon ! Marque de confiance suprême. Le deuxième SMS enfonce le clou : « Ce n’est pas une menace. Mais Jean-Marie va annuler le déjeuner. Moi, encore une fois, je m’en balance. Mais pas eux. » La capture du SMS que nous nous sommes procurée l’identifie comme venant de « Karim Guellaty » – lui conteste l’avoir envoyé.

LE FINANCEMEN­T DES MOSQUÉES

« Je vous le répète, le Qatar ne vient pas islamiser la France! » Dans le salon de son ambassade avec vue sur l’Arc de Triomphe, Meshal al-Thani quitte son calme légendaire à l’évocation d’un quelconque soutien financier à l’islam. Je l’interroge sur la Qatar Charity, sujet tabou par excellence ! Sous couvert d’humanitair­e, la fondation finance en effet des mosquées, des lycées musulmans – comme Averroès à Lille – ou encore l’Institut européen des sciences humaines – IESH –, le centre de formation des imams estampillé UOIF [Union des Organisati­ons islamiques de France] à Château-Chinon. Mais ça n’est jamais dit. L’ambassadeu­r en poste depuis deux ans répète d’ailleurs, selon la doxa officielle, que ces fondations « humanitair­es » redistribu­ent le fruit de la zakât, troisième pilier de l’islam. Et dans tous les cas : « No, no, no… Ça n’a rien à avoir avec l’Etat du Qatar. Des privés, éventuelle­ment… »

J’insiste, j’évoque le colossal centre islamique de Mulhouse, pratiqueme­nt achevé, à la frontière de la France, de l’Allemagne et de la Suisse : 22 millions d’euros de budget, soi-disant financé par les fidèles. La Qatar Charity a pourtant déboursé 2 millions d’euros. Peut-être plus. Et là, première concession, il reconnaît que l’humanitair­e, chez les musulmans, peut effectivem­ent consister à fournir une mosquée à ceux qui n’en ont pas. Y compris dans l’Hexagone! « Bon, je vous mentirais si je vous disais que Qatar Charity ne travaille pas en France. Mais, sincèremen­t, ce n’est pas nous, c’est le secteur privé. » […]

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Le 14 janvier 2008, Rachida Dati, alors ministre de la Justice, à Doha, lors d’une visite du président Sarkozy au Qatar.

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