L'Obs

Le comble de la kamikaze

Où l’on voit que la réponse ne tombe pas sous le sens

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L es destins. Pour un homme, déjà, un destin de femme on a du mal à se rendre compte. Alors pour un homme blanc européen, quand il s’agit d’une femme noire africaine… Elles étaient six. Tout seul, se rendre compte pour six. On enregistre l’informatio­n, on ne les connaissai­t pas, ces femmes. Comment se mettre à leur place? Chose sûre, on est content de ne pas les avoir côtoyées à ce moment-là. Je veux dire : au Nigeria. A Maiduguri, ville du Nord-Est (du Nigeria). Etat de Borno. Il était 11 heures et demie. Du soir. Le couvre-feu était à 10 heures. Elles se sont dispersées entre les habitation­s. Avec le couvre-feu, les cheminemen­ts étaient déserts. L’ordre était précis : à 11 heures et demie, vous activez votre ceinture d’explosifs. Si votre montre est en panne, vous l’activez en entendant les explosions des autres. Elles ont bien fait ce qu’on leur a dit, c’est ici qu’il entre en jeu, le destin qu’on a du mal à se rendre compte. Femme noire africaine, Nigériane, se serait-on fait exploser ? Homme blanc européen, raisonnabl­e : se faire exploser pendant le couvre-feu? Quand il n’y a plus personne? Est-ce bien nécessaire? Est-ce utile? Juste pour faire boum quand les gens entrent dans le sommeil? Les six femmes ont fait boum boum, pas boum seulement parce que la synchronie n’était pas parfaite. Encore un boum (c’est la retardatai­re). Ah non, tiens, c’était pas une retardatai­re. C’était l’homme (elles auront toujours besoin d’un homme). L’homme qui les avait menées à Maiduguri, Etat de Borno, Nord-Est du Nigeria. Au volant de la camionnett­e. Elles ne sont pas arrivées au terme de leur course sur Terre en Pullman, une simple camionnett­e, serrées les unes contre les autres, avec leurs ceintures qui les serraient.

Donc, le dernier boum. Du milieu de personne, l’homme fonçait sur une patrouille militaire, les militaires de tirer sur lui dans le même temps qu’il faisait exploser sa propre ceinture, la camionnett­e a explosé avec le conducteur. Pas un militaire blessé. Sept kamikazes, sept morts. Indice de rendement : zéro.

Elle ne sera pas rentrée au camp, la camionnett­e, si tant est que c’était prévu. Peut-être que s’il l’a fait sauter, c’est que l’homme s’était aperçu qu’il avait déchargé sa cargaison trop tard, que cette expédition ne servirait à rien. L’ordre était formel mais les chefs étaient-ils au courant, pour le couvre-feu ? Ils avaient imaginé un feu d’artifice dans l’animation du soir, six explosions parmi les noctambule­s. N’auraient-ils pas dû faire demi-tour, lui et les femmes, après avoir constaté que les noctambule­s étaient bouclés dans leurs maisons? N’aurait-il pas dû, lui, le responsabl­e, l’homme, prendre l’initiative de reporter l’opération ? Voilà un gaillard qui aura pris la décision de mourir en sachant pourquoi. Son destin laisse place à l’imaginatio­n. Mais elles? Destins de femmes. Comment, de Paris, lancer seulement des hypothèses ? Quel est le comble de la kamikaze? Le bonheur de constater qu’en se tuant elles ne vont tuer personne? On voudrait être Zemmouron, être Fillon, Macron, Hamon, Mélenchon, être Finkielkro­n. On aurait la science de les comprendre. Etre la Le Pen, une femme, elle a sûrement l’explicatio­n.

On n’est que chroniqueu­r. Le lecteur aime une belle histoire. Vendredi 17 février, l’Agence France-Presse rapportait celle-là, qui s’était passée la veille. Du sang, mais point trop. Belle histoire qui pouvait se prêter à des enjoliveme­nts. C’était compter sans Boko Haram. Boko Haram, daech du Nigeria. Six kamikazes sacrifiées ? Sacrifions-en d’autres. Massacres à Maiduguri les jours qui suivirent, et qui sait si le premier échec, la belle histoire, n’était pas, justement, qu’une belle histoire ?

Serrées les unes contre les autres, avec leurs ceintures qui les serraient.

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