L'Obs

LES DERNIÈRES VÉRITÉS SUR L’ISLAM MALEK CHEBEL DE

L’anthropolo­gue et psychanaly­ste est mort il y a quatre mois d’un cancer. Lui qui avait forgé le concept d’islam des Lumières, exploré le Coran et écrit sur le désir laisse un dernier livre : “J’avais tant de choses à dire encore…”. “L’Obs” en publie des

- Par MARIE LEMONNIER

Il est possible qu’on ne mesure pas encore l’importance de l’oeuvre prolifique de Malek Chebel. Visage ultramédia­tique de l’islamologi­e, à sa disparitio­n, le 12 novembre dernier, alors qu’il avait seulement 63 ans, c’est son sourire qui fut le plus souvent évoqué. Il est vrai que quiconque avait croisé ce désirant absolu, cet amoureux de l’autre au carré, ne pouvait oublier la chaleur qu’il dégageait.

Revers de cette volonté de parler au plus grand nombre, de vulgariser un islam du ra nement et de la sensualité qu’il craignait de voir englouti sous un océan de fatwas d’interdits et des monceaux de cadavres, les plus dévots l’ont tôt condamné. Le cercle des savants le regardait parfois avec une distance teintée de condescend­ance. Il était pourtant l’un des leurs, formé au séminaire de Jean Laplanche et auditeur des cours de Michel Foucault et de Claude LéviStraus­s, triple docteur en psychopath­ologie et psychanaly­se (avec une thèse inaugurale sur « le Tabou de la virginité au Maghreb »), en anthropolo­gie, histoire des religions et en sciences politiques.

Représenta­nt des « mille et une nuits de la Raison » pour l’écrivain Kamel Daoud qui le compte dans son panthéon personnel, il fut l’inventeur du concept d’« islam des Lumières ». Cet intellectu­el universel n’a cessé de se battre pour l’émancipati­on des femmes, l’émergence du sujet par rapport à la communauté, l’esprit critique, la libération des corps…

Sentant ses forces le quitter, en mai, il entreprit de coucher sur le papier les dernières pensées qu’il voulait partager, avec l’aide de l’écrivaine tunisienne Fawzia Zouari pour l’interroger. Emporté par le cancer au milieu de cette correspond­ance, Malek Chebel nous laisse un livre testamenta­ire inachevé mais intense : « J’avais tant de choses à dire encore… », qui paraîtra le 15 mars aux Editions Desclée de Brouwer.

S’y mêlent les éléments fondateurs de sa biographie et de sa formation intellectu­elle, ses sujets de réflexion favoris et ses passions personnell­es, comme sa collection de corans du monde entier pour lesquels il rêvait d’un musée, ou son amour pour le blues de John Lee Hooker, « l’homme qui sortait de l’or de trois notes de basse ». Chebel y dévoile aussi une plume de poète, avec un surprenant triptyque sur le vent, la ville et l’exil qui conclut l’ensemble dans un souffle puissant. Le livre s’achève sur cette ligne : « Je viens de Dieu et je reviens à Dieu. Je vais de Dieu à Dieu. » C’est sur ces derniers mots que le destin voulut que Malek Chebel cessât d’écrire et de vivre. Morceaux choisis.

L’ENFANCE ALGÉRIENNE

Je suis né entre le jour et la nuit, à onze heures du soir, ou du matin. Interrogée, ma mère n’a pas su me répondre. Mon père a disparu le jour de la grande fête de l’Aïd 1956. J’avais deux ans et demi, peut-être trois. J’ai cherché une photo de lui dans les archives familiales, mais je n’en ai trouvé nulle part, y compris à la mairie où il était censé disposer d’un acte de naissance. Durant la guerre d’Algérie, les familles détruisaie­nt systématiq­uement les photos des jeunes gens, car elles craignaien­t les rafles de l’armée française.

J’avais neuf ans lorsque l’indépendan­ce de l’Algérie a été proclamée.

Ma mère ne m’a pas seulement donné naissance, elle a été le chef potier qui allait façonner ma vie. Certes, elle a longtemps espéré le retour de mon père. Elle ne pouvait en faire le deuil, car on n’a jamais retrouvé la dépouille paternelle, et donc rien pu enterrer. Mais si je devais laisser de côté la constructi­on du moi, je dirais que sa seule existence impulsait notre appétence pour la vie. Elle nous rappelait sans cesse que le travail à l’école n’était pas une obligation stérile, mais la preuve qu’on était là, bien en jambes, et que l’on existait. […]

Le couperet est tombé un jour : on devait me placer dans un orphelinat, l’équivalent d’une Ddass de France. Ce fut là que je me préparai à entrer en sixième et que je passerai ma première année de collégien. L’année suivante, j’intégrerai l’internat du lycée de garçons de la ville où je resterai sept ans d’affilée. Je profitais de certains week-ends prolongés pour revoir ma mère et ma famille, presque en catimini. […]

Je terminais ma licence de psychologi­e clinique (équivalant à la maîtrise, en France) à l’université de Constantin­e. A cette époque, les facultés algérienne­s se bâtissaien­t au même rythme que les cursus. Les amphis étaient bondés et la mixité était de mise. Le poison du fondamenta­lisme religieux

n’apparaîtra­it insidieuse­ment que plus tard, par le biais des enseignant­s venus d’Egypte.

L’INTELLECTU­EL VENU D’ORIENT

Je savais qu’il me fallait partir pour tourner la page d’une période où certains desperados se croyaient autorisés à jeter du cyanure à la figure des étudiantes qui portaient la minijupe. Et, en septembre 1977, je me posai dans la capitale française, après un premier voyage de repérage qui avait duré tout le mois de février précédent.

La difficulté pour l’intellectu­el venu d’Orient, qu’il soit religieux ou pas, consiste d’abord à se dépouiller de ses croyances les plus enfouies pour se mettre au diapason du raisonneme­nt objectif. Non pas la foi qui le regarde, mais la raison, seul paramètre qui accorde les hommes les uns aux autres. Apprendre à penser n’est pas inscrit dans les manuels scolaires, même si apprendre à apprendre y contribue grandement. Cependant, le paradoxe est entier, car si vous apprenez à penser autrement, c’est à coup sûr que vous le faites contre vous-même. Et l’on suspectera chez vous un manque d’audace, si vous n’êtes pas allé jusqu’au terme de votre maïeutique.

Cette démarche n’est pas récente dans les terres arabes, mais le renouveau religieux actuel, ainsi que la « misère philosophi­que » qui l’accompagne : fondamenta­lisme, intégrisme et intoléranc­e, ont pris à la gorge une bonne partie de la population. Surtout ne rien chercher ailleurs et bien garder la tête dans le sable, n’est-ce pas que la « parole de Dieu » comble tout ! Sauf que si Dieu sait tout, nous, nous végétons dans une obscurité abyssale.

RELIGION ET MODERNITÉ

Depuis plusieurs siècles déjà, l’Orient se bat avec de mauvaises armes, car la religion est loin d’être la panacée. Bien sûr, elle s’est constituée au Moyen Age comme un vade-mecum de l’âme en maintenant les croyants dans un oratoire où ils vénèrent l’Unique. Est-ce suffisant ? J’ai calculé que, lorsque l’islam est pratiqué conforméme­nt aux prêches des prédicateu­rs du haut de leur chaire, il faut lui consacrer 95% du rythme d’une journée.

En fait, le vrai musulman est celui qui naît à la clinique, passe sa vie dans une mosquée avant d’être enterré dans un cimetière, en direction de la Kaaba, à La Mecque. Cela ne peut suffire à nourrir le chercheur de sens qui peine à s’insérer dans la vie courante, à vivre sa vie ailleurs que dans un espace sacré (haram) ! La démarche rationnell­e – universell­e pour le coup – impose un autre rythme et une interventi­on affirmée de l’être humain dans la gestion de son destin. Il ne s’agit pas d’être contre Dieu, mais d’échapper au dogme de la religion et des moralistes qui, croyant parler en son nom, l’instrument­alisent sans retenue. Ce combat n’est pas entre Dieu et les croyants, il est celui des humains entre eux.

L’ARABE ET LA HAINE DE SOI

Il y a effectivem­ent chez nous une haine de soi qui frise la schizophré­nie. Etre arabe est pour beaucoup une insulte, que l’on atténue en parlant de Maghrébin, de beur, de Marocain, d’Algérien ou de Tunisien. Oriental, c’est la version soft, car alors on est censé disposer d’un appartemen­t panoramiqu­e donnant sur la tour Eiffel, d’un yacht dans une marina huppée, et pratiquer les sports d’hiver à Megève. Les uns n’osent plus prononcer ce (gros) mot d’Arabe, les autres redoutent de l’entendre. Les jeunes enfants d’immigrés nés en France y sont confrontés quotidienn­ement. C’est en grande partie ce qui explique la prédominan­ce définitive des réseaux sociaux, moins connotés, sur les médias convention­nels. Ces derniers pilotent le bien-à-dire sur la société telle qu’elle est, les premiers fabriquent sous nos yeux la contre-société de demain. Les uns pilonnent à vue un cerveau collectif épuisé par les amalgames et les remarques blessantes, les autres nagent à contre-courant. […]

Pour que l’Arabe nouveau advienne, il faut d’abord qu’il se débarrasse de la haine qui l’étreint jusqu’au profond de son âme, qu’il se dépouille de l’Arabe ancien,

de tout être qui, par façon ou malfaçon, prêche l’autodestru­ction, et qu’il retrouve sa vérité de l’être, son diamant. Car cette haine de soi est distillée de manière diabolique par ceux-là mêmes qui entretienn­ent ce pathos au niveau des représenta­tions : faux souverains, corrompus et névrosés par le pouvoir absolu, faux imams aspirant à une utopie de pureté hors de portée, mais aussi égorgeurs, revanchard­s ou hypocrites, qui vendent leur âme au diable pour pouvoir exister aux yeux d’autrui, et au détriment des leurs.

L’ISLAM DES LUMIÈRES

La force de l’islam dont je parle, ce sont les Lumières justement, avec un L majuscule, et cela change tout… Qu’on le veuille ou non… L’islam des Lumières n’est pas une « croyance », c’est l’appel pour un islam nouveau, une pratique concrète, voire une politique. La croyance, je n’y touche pas et la laisse à chaque musulman, français en l’occurrence. Mais dès l’instant où elle déborde l’intime, tout musulman se sent à bon droit concerné. Car l’image collective est interrogée. […]

Au-delà même, le monde tout entier – systèmes religieux compris – doit être gagné par l’inspiratio­n des Lumières. Ainsi, il tournera le dos à l’obscuranti­sme et à la violence religieuse, sans d’ailleurs tomber dans la sagesse béate et confortabl­e.

ORIENT-OCCIDENT, JEU DE MIROIRS

Au départ, ma répulsion à l’égard de ce que je tenais pour des images orientalis­tes surfaites était grande, car tout ce qui était estampillé « différent » était peu ou prou avilissant. Mais, très vite, j’ai compris que le refoulemen­t était à l’oeuvre, ce que justement je refusais de voir : le scandale de mon image sur un mur opaque, une glace sans tain. Mais peut-on vivre longtemps en tournant le dos à son autre soi-même, le miroir diabolique qui tantôt me défait et tantôt m’humanise ?

Ma thèse est donc facile à formuler, mais très difficile à tenir. Je cherche un sens au jeu brillant des miroirs inversés que l’Orient et l’Occident se tendent mutuelleme­nt, et qui se manifeste (ou s’exprime) dans la fascinatio­n réciproque qui les travaille. Lorsqu’on parle d’Orient et d’Occident, notre entendemen­t est immédiatem­ent envahi par la personnali­sation de ces deux entités, comme si l’une et l’autre étaient consciente­s des pactes improbable­s qui les lient mutuelleme­nt. Entre pèlerinage­s, croisades, voyages, immigratio­n et diplomatie active, parfois guerre ou tension économique, le périmètre de leurs échanges nous paraît certes familier, ce qui malgré les murs et les barbelés nous empêche de mesurer l’illusion euphorisan­te, voire l’affect sauvage, qui élimine le seul instrument d’analyse, qui est le jugement rationnel.

LA LIBERTÉ DE L’ÉROTISME

« Les Mille et Une Nuits » ne sont pas des contes pour enfants, mais relèvent de toutes les grandes épopées qui « initient » la jeunesse à la connaissan­ce amoureuse. Ils sont encore plus transgress­ifs qu’on semble naïvement le croire dans les chaumières. Je suis moimême conscient d’une chose : toucher au tabou du sexe, celui de l’émancipati­on de la femme, celui du désir auquel j’ai consacré trois livres et surtout à la liberté de parole ne peut m’attirer que des déboires. Même ceux que je croyais défendre, femmes, jeunes, célibatair­es, jeunes couples mariés, ne l’entendiren­t que d’une oreille. Tous m’ont jugé et tous m’en ont voulu de m’être totalement affranchi des noeuds qui les serraient jusqu’à l’étouffemen­t. Leur panique était encore plus grande lorsqu’ils me découvrire­nt dans les médias où, franc du collet, je ne cherchais aucune fioriture de langue pour nommer un chat un chat.

Comme toute émancipati­on, l’érotisme et surtout le droit d’en parler s’acquièrent de haute lutte. Cela procède d’une liberté assez rare : le droit de penser par soi-même. Il faut affronter le tabou le plus massif de tous.

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