L'Obs

Quand le capitalism­e exploite le passé

Quel est le point commun entre la châtaigne de l’Aubrac une ancienne bâtisse industriel­le et un couteau Laguiole? Tous sont au coeur d’une nouvelle forme d’économie qui transforme le patrimoine en marchandis­es. Rencontre avec les sociologue­s Luc Boltanski

- Par VÉRONIQUE RADIER

Rencontre avec les sociologue­s Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

En 1971, les pavillons Baltard sont démolis à Paris. Un banquier américain propose de les racheter, des pétitions sont lancées, mais l’époque est aux bulldozers et à la table rase. « Quelques années plus tard, une telle décision aurait été inimaginab­le », souligne Luc Boltanski. On voit d’ici comment ces lieux de mémoire auraient pu être transformé­s en espaces culturels ou en boutiques de luxe. De l’architectu­re industriel­le du second Empire, des promoteurs auraient fait un gisement très rentable. C’est que, vers la fin de la décennie 1970, le capitalism­e a pris un tournant aussi discret que déterminan­t : il s’est avisé que le passé pouvait rapporter gros.

Cette nouvelle façon de réaliser des profits, les sociologue­s Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, qui viennent de lui consacrer une étude très minutieuse, la nomment « enrichisse­ment ». Bâtiments d’autrefois, objets chargés d’histoire, traditions ancestrale­s sont devenus une matière première et précieuse : une mine de récits capables d’« enrichir » une marchandis­e, de lui accoler des mots comme « authentiqu­e », « de père en fils » ou, simplement, « made in France ». « Nous avons souhaité rendre intelligib­le ce mouvement diffus qui se déroule sous nos yeux, mais sans que soit toujours saisie la vision d’ensemble, en montrer la cohérence générale », explique Arnaud Esquerre.

L’« enrichisse­ment » rassemble des domaines coupés les uns des autres jusque-là et qui, s’irriguant mutuelleme­nt, connaissen­t un essor sans précédent. On y trouve pêle-mêle la création et l’art contempora­ins, les musées et l’industrie du luxe, le commerce d’antiquités et l’immobilier haut de gamme, la mode, la gastronomi­e ou encore le tourisme. Un vaste secteur, qui prospère sans souci de la crise, car sa clientèle se recrute dans la population des riches et ultrariche­s, bénéficiai­res de la mondialisa­tion, dont les effectifs sont en forte augmentati­on depuis vingt ans tant en Europe qu'aux EtatsUnis et dans les pays émergents. Ce sont « ceux qui peuvent se le permettre », résume Luc Boltanski. En revanche, les emplois ainsi créés sont en général occupés par des précaires ou des indépendan­ts, qui gagnent moins que la moyenne à diplôme égal.

Pour brosser leur tableau, les deux auteurs convoquent statistiqu­es nationales, manuels de marketing, romans d’Anatole France ou de Balzac, études de cas sur la réhabilita­tion de la châtaigne dans la gastronomi­e de l’Aubrac ou la politique culturelle de la ville d’Arles. Ils nous entraînent dans une saga savante et rigoureuse, pleine de sel, émaillée d’exemples, de zooms et de flash-back. « Dès le milieu des années 1960, le capitalism­e, alors essentiell­ement industriel, a connu une crise profonde, confronté à l’érosion de ses profits. Les luttes d’une classe ouvrière combative avaient conduit à des hausses de salaires. Les entreprise­s se sont alors séparées des salariés jugés indésirabl­es, ont robotisé leurs usines, et délocalisé leur production dans des pays à bas salaires », expliquent-ils. Un mouvement facilité par des mesures de dérégulati­on financière. En 1974, l’in-

dustrie employait près de 6 millions de salariés; en 2010, 40% de ces effectifs avaient disparu. La vente massive de produits manufactur­és se poursuit bien, simplement ils sont fabriqués ailleurs. « On parle aujourd’hui d’économie immatériel­le, mais jamais les objets marchands n’ont été aussi nombreux autour de nous. »

Cependant, tandis que certains territoire­s, anciens bastions du textile ou de l’acier, tombent en déshérence, avec une population ouvrière abandonnée au chômage de masse, d’autres régions connaissen­t une prospérité nouvelle et gagnent des habitants. Dans l’Ouest et le Sud, des centres historique­s et des villages, remis en beauté, attirent des retraités aisés, des citadins en quête d’une résidence secondaire, des touristes dotés d’un appétit grandissan­t pour la culture, les musées et leur lot de produits dérivés. Elus locaux et entreprise­s y font fructifier un trésor patrimonia­l jusque-là dormant. « En France, l’Etat est ancien. Pour des raisons d’unificatio­n nationale, on a édifié des musées ou préservé des bâtiments historique­s, constituan­t une espèce d’accumulati­on patrimonia­le », observe Luc Boltanski. Ce processus n’est pas réservé au littoral et à son arrière-pays. « Dans une ville comme Thiers, qui fut un haut lieu de combat syndical, les usines avaient fermé, laissant place à une “vallée de l’enfer” remplie de bâtiments désaffecté­s. Ceux-ci ont été réhabilité­s, transformé­s en musée, en centre d’art… » raconte Arnaud Esquerre. Mairies et régions ont financé des programmes et embauché des experts, soutenus par le ministère de la Culture, très impliqué dans ces politiques depuis Jack Lang. « Il s’agissait d’ouvrir l’accès au patrimoine, à la culture, tout en favorisant la création d’emplois pour les jeunes diplômés de l’enseigneme­nt supérieur déjà très nombreux. »

Cette évolution postindust­rielle est inséparabl­e d’un nouveau mécanisme de formation des prix. Pour favoriser le renouvelle­ment rapide des produits, l’industrie classique s’employait – et s’emploie toujours – à mettre en valeur ce que les deux sociologue­s appellent la forme « standard » : le bien mis en vente doit avoir des caractéris­tiques stables, et son prix dépend non plus de ses qualités intrinsèqu­es mais de sa conformité à un modèle garanti par le fabricant. « L’objet vaut d’autant plus qu’il est neuf. » Rien de tel avec la forme « collection », qui est au coeur de la nouvelle économie. Le storytelli­ng permet à l’entreprise de magnifier toutes sortes d’objets censés perpétuer le passé : « Un récit de chaque chose justifie qu’une marchandis­e, même promise au statut de déchet, ait un prix. Celui-ci peut être lié à l’histoire, au patrimoine, mais aussi à un mode de fabricatio­n lié à une tradition locale ancienne », explique Arnaud Esquerre. Qu’importe la véracité du conte, pourvu qu’il fasse mouche et confère une aura à même de rompre la « rationalit­é » de la dépense en suscitant des effets de rareté. Ainsi, Laguiole n’est nullement un haut lieu historique du couteau : dans les années 1980, c’était un simple village où il se vendait encore quelques canifs venus de Thiers. La légende créée peu ou prou de toutes pièces a suffi pour en susciter la vogue. Depuis, une partie des Laguiole, vendus au prix fort, sont fabriqués en Chine.

La florissant­e industrie du luxe excelle à de telles transmutat­ions. Ses sociétés se confèrent une identité en prenant le patronyme d’un fondateur historique, même disparu. A la façon d’un artiste, elles forgent des marques, des signatures, des griffes. Un monogramme sans caractère particulie­r peut suffire à transfigur­er de simples valises en joyaux. Elles jouent sur un effet de « collection », l’acquisitio­n d’objets n’est plus un entassemen­t sans but ni sens, mais un projet porteur de sens. Une variante du mécanisme est la forme « tendance », qui auréole un produit de l’image de telle ou telle personnali­té riche, célèbre, voire jeune et belle. Des commandes passées à des artistes de renom peuvent aussi sublimer une gamme de produits.

Le capitalism­e aspire ainsi des sphères très éloignées de lui, voire, s’agissant des artistes, des activités dont les valeurs semblaient a priori à l’opposé de l’idée de marchandis­e. « Des métiers ou des modes de vie qui étaient considérés comme incompatib­les avec le profit sont envahis par les mêmes processus. La possibilit­é de vivre à l’écart du calcul ne cesse de se réduire », note Luc Boltanski. L’« enrichisse­ment » permet aussi aux nantis de stocker et de faire fructifier leur argent sous forme d’appartemen­ts de charme, d’oeuvres d’art à la mode, de grands crus, et favorise une classe « patrimonia­le » fondée sur la rente, qui renvoie au mouvement général mis en évidence par Thomas Piketty. « Cette économie réserve aux plus riches la propriété et la jouissance de biens d’exception. Ils se retrouvent dans des sortes d’isolats, séparés du commun dont ils n’ont dès lors plus de raisons de se préoccuper puisque la dégradatio­n des conditions de vie du plus grand nombre ne les concerne que de façon très indirecte. » Un passé commun mis au bénéfice de quelques happy few.

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