Dessous des cartes
Avant de découvrir qu’une terrifiante rivalité familiale était la clé du quadruple homicide de la famille Troadec, Sébastien, le fils, a été désigné comme suspect. Retour sur un emballement médiatique
Affaire Troadec, le poison du doute
Une fois encore, le traitement de la disparition de la famille Troadec vaut aux médias de se retrouver sur le banc des accusés. Sur Twitter, les critiques abondent: guidés par des a priori, déboussolés par cette histoire hors norme et shootés à l’info en continu, créature jamais rassasiée qu’il faut constamment nourrir de breaking news, les journalistes auraient trop hâtivement fait de Sébastien, l’aîné des deux enfants, le suspect numéro 1 de cette affaire au mépris des règles élémentaires de prudence. Ces reproches, ni nouveaux ni dénués de tout fondement, ne sont que la conséquence d’investigations désormais menées en « direct live ».
L’affaire Troadec surgit dans l’actualité le 25 février. Il ne s’agit alors que d’une disparition inquiétante d’une famille. Mais, deux jours plus tard, le parquet de Nantes ouvre une information judiciaire pour homicides volontaires après la découverte de traces de sang dans le pavillon d’Orvault (Loire-Atlantique). Le lendemain, la presse révèle le contenu de la fiche de recherche émise par la police. Selon celle-ci, « les premiers éléments recueillis pourraient orienter l’enquête sur la personnalité du fils Sébastien ». Dans cette fiche, des enquêteurs évoquent un possible « projet funeste de l’adolescent visant à supprimer les membres de sa famille ». Les médias n’ont donc rien inventé. La presse se fait également l’écho de « menaces de mort » que le jeune Breton aurait proférées en novembre 2013 à l’égard de camarades de son lycée. Pour illustrer les articles, une photo de Sébastien à moitié camouflé par un keffieh. En réalité, après vérification, il s’agit surtout d’un mauvais canular sur internet pour lequel le garçon a été soumis à une procédure de réparation pénale.
Mais il est trop tard. La machine s’emballe. La fabrique d’un coupable peut commencer. Elle est alimentée par une poignée de vieux tweets écrits à l’encre du spleen. Datant de plusieurs années, ils ont été exhumés des tréfonds du web par des internautes. Dans ces messages, Sébastien Troadec y crache son mal-être en bouffées de rage de 140 signes : « Azy putain j’en peut plus j’veut crever mais j’en suis même pas capable », écrivait-il avec ces fautes d’orthographe en mars 2014. Un autre tweet, daté de six mois plus tard, intrigue : «Dans 30ans, je suis mort depuis 27ans.» Internet s’enflamme devant ces découvertes. La plupart des médias suivent, accordant une importance trop grande à des billevesées. Prenons le message de septembre 2014. Quatre minutes après son tweet morbide, Sébastien Troadec semblait déjà passé à tout autre chose, se moquant sur son même compte Twitter de « tous ces pigeons » qui achetaient le nouvel iPhone6. Passant de « mort » à « mdr » (mort de rire) en un clic.
Les empreintes numériques de « Seb » vont pourtant faire de lui le coupable idéal et reléguer au second plan des faits le désignant comme victime. Les traces de son sang retrouvées en grande quantité dans le pavillon, par exemple. Elles vont également contribuer à imposer dans le discours médiatique le portrait du jeune homme en geek forcément renfermé sur lui-même et mal dans sa peau. Bref, un psychopathe en gestation. Un portrait très éloigné de celui que brosseront ses amis sur les réseaux sociaux. Un autre détail, certes étonnant, est aussi mentionné: Sébastien fréquente le même lycée vendéen qu’Arthur Dupont deLigonnès, l’un des enfants de la famille nantaise probablement assassinée par le père, Xavier Dupont de Ligonnès... Une façon de dire entre les lignes que cette disparition aurait pu inspirer Sébastien Troadec. Notre imaginaire serait-il à ce point gangrené par les scénarios de séries américaines ? Ou aveuglé par la dictature du storytelling? « L’hypothèse Sébastien pouvait paraître séduisante, reconnaîtra Gilles Soulié, le commissaire divisionnaire de la PJ de Rennes. Mais c’était le b.a.-ba du travail d’enquête de ne pas se borner à cette hypothèse. » Aux médias de ne pas confondre thèses et hypothèses.