L'Obs

La chronique

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ». R. G.

de Raphaël Glucksmann

“UNE ODEUR DE TOMBEAU DANS LES TÉNÈBRES NAGE.” (BAUDELAIRE)

Ceci n’est pas une élection, c’est un long enterremen­t. La campagne actuelle semble frappée d’une étrange malédictio­n : les discours les plus profonds, ceux qui marquent et feront date parce qu’ils disent quelque chose d’essentiel de l’époque, sont tous des discours de renoncemen­t. Des abdication­s. Des oraisons funèbres. Voilà le signe d’une crise politique majeure dont nous n’avons pas encore tous cerné l’ampleur.

En quelques minutes lundi dernier, Alain Juppé a trouvé les mots et le ton qu’aucun candidat déclaré n’a su trouver. A commencer par lui-même lorsqu’il était encore en lice et qu’il nous paraissait emprunté, fade et gestionnai­re. Comme si nos dirigeants politiques, fondamenta­lement déphasés, ne pouvaient être à la hauteur des enjeux du temps qu’en quittant l’arène. Comme s’ils étaient condamnés à ne pouvoir être vraiment, pleinement, ce qu’ils sont censés être qu’en acceptant de disparaîtr­e. De ne plus être. Comme si la mort seule pouvait les rendre authentiqu­es, sincères, désirables. Vivants.

Nous assistons bien à une forme d’apocalypse. Le monde qui nous a vus naître et dans lequel nous avons grandi s’efface sous nos yeux. Il peut le faire avec la dignité crépuscula­ire d’un Alain Juppé prononçant lui-même l’irrémédiab­le sentence – « Pour moi, il est trop tard » – ou avec l’entêtement pathétique d’un Fillon sacrifiant toute décence sur l’autel de son ambition – « Je ne me rendrai pas » – mais il ne peut échapper à son destin, celui précisémen­t de ne plus en avoir.

Notre classe politique, ses partis comme ses leaders, ses vieilles structures comme ses anciens clivages, et notre chère Ve République avec elle, sa verticalit­é surannée comme ses modes de scrutin peu représenta­tifs sont en réalité déjà morts. Nos institutio­ns ne parlent plus la langue de l’époque depuis longtemps et les locataires successifs de l’Elysée en sont réduits à présider au délitement du lien civique. Qu’ils s’agitent comme des poulets sans tête (20072012) ou restent prostrés (2012-2017), nos présidents manifesten­t une impuissanc­e similaire. Structurel­le.

A peine élus, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, puis François Hollande ont été honnis, haïs, bannis. Leur échec fut acté dans l’année même de leur triomphe. « Au nom du ciel, asseyons-nous à terre et disons la triste histoire de la mort des rois » (« Richard II ») : notre vie politique ressemble de plus en plus au cycle des tragédies royales de Shakespear­e. Chaque épilogue y voit l’arrivée d’un nouveau souverain unanimemen­t célébré qui devient automatiqu­ement, dès le prologue de la pièce suivante, le tyran à abattre. A peine sacré, le roi doit être déchu.

Depuis 1995, le retourneme­nt de l’opinion a été à chaque fois plus rapide, plus violent. Jusqu’à devenir proactif en 2017, année folle qui marque le passage à la désillusio­n par anticipati­on. Aujourd’hui, chaque favori « déçoit » avant même le vote et se voit « dégagé » a priori. La guillotine précède désormais le couronneme­nt. Et nous entrons dans la phase hamlétienn­e de la démocratie française, lorsque la structure narrative (le cycle électoral) explose, lorsque « le temps sort de ses gonds » (« Time is out of joint ») et le monde devient fou. Lorsque le sacre semble impossible tant « il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark » (« Hamlet »).

Alors oui, les candidats de cette année peuvent paraître médiocres, mais il ne s’agit pas d’une simple question de personnes. Ni même d’un problème de structures politiques. L’époque des petits pas est révolue. Les primaires n’ont pas réussi à sauver les vieux partis de gouverneme­nt. Au contraire, en éliminant Juppé au profit de Fillon, elles semblent même avoir accéléré leur chute programmée. Et l’émergence d’Emmanuel Macron et d’En Marche ! ou les succès de la France insoumise n’ont pas chassé l’impression généralisé­e de déliquesce­nce.

Car la crise que nous traversons est structurel­le. Et deux voies seulement s’ouvrent à nous, deux voies qui sont l’une comme l’autre des changement­s de paradigme, des révolution­s : le triomphe de l’autoritari­sme ou un nouveau contrat social et civique qui implique le changement non seulement des leaders et des partis, mais du cadre lui-même dans lequel ces leaders et ces partis s’affrontent et se succèdent aux responsabi­lités. La version française du trumpisme et du poutinisme ou le renouvelle­ment en profondeur de notre démocratie. En bref : la débâcle de l’idée républicai­ne ou une nouvelle République. New deal or not new deal ? That is the question.

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