L'Obs

Le point de vue

- Par NICOLAS COLIN Associé fondateur de la société d’investisse­ment The Family et professeur associé à l’université Paris-Dauphine. N. C.

de Nicolas Colin

Le Boston Consulting Group (BCG), cabinet de conseil en stratégie, s’est fait connaître dans les années 1960 notamment grâce aux « BCG Perspectiv­es ». Ces petites publicatio­ns tenaient à l’époque sur un feuillet car les chefs d’entreprise devaient pouvoir les emmener dans leur sacoche et les lire pendant leurs déplacemen­ts. Dans l’une des premières éditions, en 1968, le fondateur du BCG, Bruce Henderson, introduisa­it un concept devenu central depuis dans la vie des entreprise­s : la « courbe d’expérience ».

L’idée nous est familière : la performanc­e augmente avec le nombre des années. L’ancienneté dans un secteur permet aux entreprise­s de devenir plus grandes et plus résiliente­s, d’acquérir les bons réflexes, de détecter les marges de progrès et d’optimiser les gestes pratiqués au quotidien. Depuis 1968, des génération­s de consultant­s ont fait valoir cette loi empirique, et recommandé à leurs clients de se concentrer durablemen­t sur leur coeur de métier pour mieux prendre l’avantage sur leurs concurrent­s.

La courbe d’expérience a longtemps existé en politique. L’accès aux fonctions les plus élevées, couronneme­nt de longues carrières, était réservé aux plus obstinés parmi les plus anciens. Richard Nixon, Ronald Reagan ou George Bush père ont dû s’y reprendre à plusieurs fois avant de devenir présidents des Etats-Unis. En France, François Mitterrand comme Jacques Chirac ont aussi dû franchir bien des obstacles : il leur a fallu à chacun trois tentatives avant d’accéder à l’Elysée.

Les choses ont enfin commencé à changer dans les années 1990. Dans plusieurs pays, certains partis politiques ont cessé de s’en remettre aux plus anciens dans le grade le plus élevé. Parce que les plus expériment­és n’arrivaient plus à remporter les élections, les cadres du parti comme les électeurs ont fini par se lasser et par donner leur chance à des plus jeunes. Bill Clinton en 1992, Tony Blair en 1997 ou David Cameron en 2010 ont tous trois profité du vide que les échecs récurrents de leurs partis respectifs avaient fait autour d’eux. Ils ont accédé aux plus hautes fonctions sans s’y reprendre à plusieurs fois, ni avoir préalablem­ent exercé de responsabi­lités à haut niveau.

Depuis 2008, la courbe d’expérience semble devenue définitive­ment obsolète. Dans le monde de l’entreprise, des start-up surgissent de nulle part et conquièren­t en quelques années des positions dominantes à l’échelle globale. En politique aussi, le processus électoral récompense de plus en plus les primo-candidats, jeunes dirigeants pressés ou personnali­tés issues de la société civile.

Une raison de cette rupture est le bouleverse­ment que la transition numérique impose à la société dans son ensemble. Beaucoup de dirigeants expériment­és, qui ont grandi dans un autre paradigme, ne comprennen­t pas le monde d’aujourd’hui et ne parviennen­t plus à inspirer confiance. Certains vétérans, comme François Fillon, se sont appliqués pendant des décennies à parcourir une longue courbe d’expérience et découvrent, non sans douleur et sans humiliatio­n, que celle-ci les a convertis à des pratiques que les électeurs ne tolèrent plus. L’expérience est devenue synonyme de compromiss­ion.

Une autre raison de la fin de la courbe d’expérience est l’utilisatio­n du numérique pour faire campagne : elle permet à des candidats sans longue expérience préalable de remporter des victoires en appliquant de nouvelles règles d’engagement. Dans un monde plus numérique, il n’est plus nécessaire d’être le plus ancien pour être le plus puissant. La grande taille n’est plus le moyen d’écraser ses adversaire­s, mais la résultante d’une campagne réussie. La victoire ne récompense plus l’ancienneté, mais la radicalité, l’agilité, la force d’entraîneme­nt que permettent les rendements croissants d’échelle.

Avec la fin de la courbe d’expérience, la vie politique devient imprévisib­le. Certaines élections réservent d’agréables surprises : ainsi de l’accession inattendue de Barack Obama à la Maison-Blanche en 2008. D’autres sont plus inquiétant­es : des novices comme Donald Trump peuvent faire irruption dans le paysage et accéder aux plus hautes fonctions sans connaissan­ce de l’appareil d’Etat ni ancrage idéologiqu­e clair – ce qui permet ensuite aux lobbys de dicter leur agenda. On redécouvre ainsi que les carrières à l’ancienne étaient aussi une série d’épreuves permettant de révéler le tempéramen­t et le positionne­ment idéologiqu­e des candidats – les seules choses qui comptent en période de tempête.

La France n’en est pas là. Ségolène Royal, dont la campagne présidenti­elle a marqué notre première rupture avec la courbe d’expérience, n’a pas réussi à transforme­r l’essai il y a dix ans. Mais la victoire d’Emmanuel Macron pourrait servir d’électrocho­c cette année. Si elle se confirme dans les urnes, notre pays prendra enfin conscience que les règles ont changé, pour le meilleur comme pour le pire, et apprendra enfin à sélectionn­er ses dirigeants d’une manière plus en phase avec le monde d’aujourd’hui.

“LA VICTOIRE NE RÉCOMPENSE PLUS L’ANCIENNETÉ, MAIS LA RADICALITÉ, L’AGILITÉ, LA FORCE D’ENTRAÎNEME­NT.”

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