L'Obs

“FILLON ENDOSSE LE DISCOURS NATIONALIS­TE”

Pour Gilles Richard, spécialist­e de l’histoire des droites en France, l’ancien Premier ministre incarne une dérive à la Berlusconi. Et en cas d’échec à la présidenti­elle, Les Républicai­ns pourraient, selon lui, imploser

- Propos recueillis par NATHALIE FUNÈS

Quand François Fillon en appelle au peuple, quand il condamne les corps intermédia­ires, la justice, les médias, de quelle droite est-il l’héritier? C’est une référence à la famille nationalis­te. Comme a tenté de le faire Nicolas Sarkozy avant lui, François Fillon essaie de réunir deux droites irréconcil­iables : la droite libérale et la droite nationalis­te. « La » droite n’existe pas, elle a toujours été plurielle, avec deux systèmes de valeurs. Aujourd’hui, elle est divisée comme jamais, et cette division témoigne de la difficulté à créer, en France, un parti conservate­ur à l’anglo-saxonne, qui soit capable de fédérer tous les courants. Les Républicai­ns sont désormais pris en étau entre l’UDI [Union des Démocrates et Indépendan­ts,

NDLR], qui a accueilli les anciens radicaux, les démocrates-chrétiens, etc., et le Front national, parfaiteme­nt cohérent dans l’incarnatio­n de la droite nationalis­te. Il a souvent été dit que le Parti socialiste ne survivrait pas à la présidenti­elle de 2017. Les Républicai­ns risquent eux aussi d’imploser si François Fillon échoue.

Réunir les nationalis­tes et les libéraux dans un seul parti, cela n’a jamais marché par le passé?

Il y a eu une tentative sous la IVe République. Le Cnip [Centre national des Indépendan­ts et Paysans], premier grand parti de droite conservate­ur, créé en 1949, portait les prémices des Républicai­ns actuels. On retrouvait dans ses rangs des personnali­tés politiques aux opinions aussi diverses que les jeunes Jean-Marie Le Pen et Valéry Giscard d’Estaing. Mais les incompatib­ilités ont éclaté au grand jour avec la guerre d’Algérie. En 1962, année du cessez-le-feu, Valéry Giscard d’Estaing, en désaccord avec la ligne pro-Algérie française du parti, a fait scission et créé les Républicai­ns indépendan­ts. Tandis que certains gaullistes de l’UNR [Union pour la Nouvelle République], déçus que de Gaulle ait accordé l’indépendan­ce à l’Algérie, se sont rapprochés du Cnip. Au xixe siècle, sous la IIIe République, l’affaire Dreyfus avait aussi vu s’affronter cléricaux et anticléric­aux au sein des libéraux. Depuis la Révolution, la société française a donné naissance à une petite quinzaine de familles politiques, dont huit de droite: les ultraroyal­istes, les orléaniste­s, les bonapartis­tes, les républicai­ns libéraux, les nationalis­tes, les démocrates-chrétiens, les agrariens et les gaullistes. La plupart de ces familles de droite sont en déclin. Deux sont aujourd’hui hégémoniqu­es : la droite libérale et la droite nationalis­te, qui avait été tenue en lisière depuis la Libération, et qui a entamé son ascension depuis 1984.

L’idée de créer un parti de droite fort, puissant, capable de réunir toutes les tendances, date de quand?

Au lendemain de la guerre de 1914-1918, face à l’activisme politique du Parti communiste et à la reconstitu­tion de la SFIO, des hommes à droite comprennen­t qu’il faut des structures nouvelles. Henri Calloc’h de Kérillis, catholique conservate­ur, part en Grande-Bretagne visiter, en compagnie de Paul Reynaud, les bureaux du Parti conservate­ur et fonde le Centre de Propagande des Républicai­ns nationaux. Roger Duchet, le créateur du Cnip, a lui aussi traversé la Manche. Mais, à ce jour, toutes les tentatives d’unifier les droites ont échoué. Elles n’ont pas résisté aux tangages de l’affaire Dreyfus, de la guerre d’Algérie, etc. Et la force des libéraux, notamment, a toujours fini par être mise à mal.

François Fillon incarne pourtant une famille libérale qui reste puissante…

Elle est puissante parce que proche des grands milieux d’affaires, mais elle peine à s’imposer. Sauf entre 1974, date à laquelle Valéry Giscard d’Estaing entre à l’Elysée, et 2002, année où Jean-Marie Le Pen se hisse au second tour de l’élection présidenti­elle. Aujourd’hui, elle est gênée par la montée d’un parti capable de porter les idées du nationalis­me. Le Front national prospère sur le terreau du chômage de masse et de la dilution de la nation française dans l’Union européenne, un espace sans borne et sans tête. Les difficulté­s des Républicai­ns à trouver un planB à François Fillon montrent aussi à quel point les clivages entre les « libéraux libertaire­s » et les conservate­urs sont forts.

Le rassemblem­ent place du Trocadéro, le 5 mars, qui a poussé François Fillon à se maintenir dans la course présidenti­elle, a été qualifié de tentative bonapartis­te, de dérive populiste…

Le bonapartis­me était une dictature qui s’est appuyée sur un suffrage universel truqué et NapoléonII­I n’a jamais fait réellement appel au peuple. Je n’aime pas non plus le terme « populisme », que je trouve flou et qui peut s’appliquer dans beaucoup de cas. A gauche, le communiste Maurice Thorez dans les années 1950 ou le socialiste Léon Blum dans l’entre-deux-guerres ont eux aussi fait appel au peuple, mais dans une tout autre logique qu’une Marine Le Pen. Prenons donc le rassemblem­ent place du Trocadéro. Il faut tout de même rappeler les faits. Il a été porté par deux organisati­ons: le conseil national de la société civile de l’équipe de campagne de François Fillon et Sens commun. Le premier est présidé par l’homme d’affaires Pierre Danon, qui est l’ancien patron de Xerox Europe, de British Telecom, etc., l’actuel numéro un de Volia, un câblo-opérateur basé en Ukraine, et qui a ouvert à François Fillon beaucoup de portes dans les milieux économique­s. Le second est l’émanation politique de la Manif pour tous, connue pour ses positions radicales. Ils incarnent les deux piliers de la campagne de François Fillon : le néolibéral­isme d’une part, le traditiona­lisme catholique teinté de nationalis­me d’autre part. Ce sont ses « deux jambes », sa base, le « noyau dur » de son électorat. Le « peuple » du Trocadéro est donc un peu tronqué.

Y a-t-il eu par le passé des précédents à cette manifestat­ion?

Jamais il n’y a eu d’actions ou même d’attaques aussi virulentes contre le système judiciaire de la part d’un homme politique à droite, Jean-Marie Le Pen excepté, qui s’est toujours posé en victime. Ce qui montre, une fois de plus, les tentatives de François Fillon d’endosser le discours nationalis­te. Certains ont fait référence aux manifestat­ions du 6 février 1934. Mais cela n’avait rien à voir. Les groupes de droite, d’extrême droite et d’anciens combattant­s qui sont descendus dans la rue ce jour-là voulaient justement que justice soit rendue. Ils protestaie­nt contre le limogeage du préfet Jean Chiappe, décidé par le second gouverneme­nt Daladier, à la suite de l’affaire Stavisky. Le rassemblem­ent antijuges de François Fillon se rapproche davantage de la manifestat­ion pilotée par Silvio Berlusconi contre les « juges rouges » à Rome en août 2013. Il venait d’être condamné par la Cour de Cassation à quatre ans de prison pour « fraude fiscale ».

« LES CLIVAGES ENTRE LES “LIBÉRAUX LIBERTAIRE­S” ET LES CONSERVATE­URS SONT FORTS. »

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Rencontre entre François Fillon et Silvio Berlusconi, tous deux Premiers ministres en 2008, à Rome.

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