L'Obs

Les croisés de l’Europe blanche

Formés au combat et à la propagande dans un camp en France, les jeunes “identitair­es” européens inquiètent les services de renseignem­ent. Enquête à Vienne, Berlin et Paris sur cette nouvelle internatio­nale brune

-

FAlpesin août 2016, l’aube qui éclaire les

grenoblois­es dévoile un étrange spectacle. Dans une carrière, deux cents hommes, et quelques femmes, sont alignés en phalange. Un coup de sifflet et les voilà qui, en cadence, frappent des poings, dans le vide. C’est le début de leur formation quotidienn­e au combat physique et intellectu­el.

Ces stagiaires ont entre 20 et 30 ans. Ils vénèrent la discipline, la virilité et l’Europe blanche. Ils sont ex-militaires, anciens vigiles, mais aussi étudiants en droit ou en politique. Ils parlent allemand, néerlandai­s, italien, français ou tchèque mais portent tous le même tee-shirt bleu frappé de la lettre grecque lambda au milieu d’un cercle. Ce sont les cadres d’une nouvelle internatio­nale brune dont la rapide expansion inquiète les services de renseignem­ent : les « identitair­es ». Chaque été, ils se retrouvent pendant une semaine dans un lieu tenu secret, mais toujours en France, où ce mouvement d’extrême droite est né il y a quinze ans ; il essaime désormais dans toute l’Europe. Au risque de voir émerger – de Paris à Vienne, de Berlin à Amsterdam – une petite armée unifiée. « Dans ce camp, l’exigence théorique et physique est telle qu’à la fin on est de vrais combattant­s », confie Steve Henksten, un ouvrier chimiste de 24 ans, porte-parole des identitair­es à Linz, en Autriche.

Dans ce qu’ils appellent pudiquemen­t leur « université d’été », séances de muscu-

lation et d’autodéfens­e alternent avec conférence­s politiques et ateliers de perfection­nement aux méthodes chocs de militantis­me. On apprend à lisser le discours à destinatio­n des journalist­es, forcément ennemis. Ici, on étudie les textes d’Alain de Benoist, figure de proue de la Nouvelle Droite des années 1970. On décortique aussi les oeuvres d’auteurs fascistes et préfascist­es, tels Julius Evola ou Carl Schmitt. A l’issue du séjour, chaque « stagiaire » doit se plier à un ultime combat de boxe, véritable rite initiatiqu­e des identitair­es. Après une semaine à ce rythme intensif, ces militants triés sur le volet rentrent dans leur pays pour, à leur tour, former de futurs cadres ou créer une franchise – une « fédération identitair­e ». Dries Van Langenhove, un Belge de 23 ans, étudiant en droit, a lancé la « fédération flamande des identitair­es » en septembre dernier, quelques jours après avoir participé à cette « université d’été ».

En août 2016, une cinquantai­ne d’Européens non français ont assisté à ce singulier camp paramilita­ire. Ils n’avaient jamais été aussi nombreux. Un record logique. Les identitair­es se veulent l’avantgarde de la vague populiste et islamophob­e qui profite aux partis d’extrême droite occidentau­x. « Nous sommes complément­aires. A nous le débat d’idées et la rue ; aux partis, les élections », résume le Suisse Jean-David Cattin, un trentenair­e baraqué qui dirige le camp d’été.

L’histoire de cette nouvelle internatio­nale brune commence en 2002. Cette année-là, deux anciens skinheads français, Fabrice Robert et Philippe Vardon, entreprenn­ent d’habiller de neuf l’ultradroit­e. Les croix gammées sont mises au rancart. Mais pas les valeurs extrémiste­s. Voici le Bloc identitair­e. Ils misent tout sur la dédiabolis­ation du langage. Racistes, eux ? Non, « ethno-différenti­alistes ». Bien avant Eric Zemmour, ils dénoncent ce qu’ils appellent « le grand remplaceme­nt » – celui des Européens blancs par les immigrés. Pourfendeu­rs du multicultu­ralisme, ils prônent la « remigratio­n » pour ne pas dire l’« expulsion » des immigrés. Ils veulent une nouvelle « Reconquist­a » qui « débarrasse­rait » l’Europe de l’islam et de ses adeptes. C’est pourquoi ils adoptent

comme symbole la lettre lambda qui ornait les boucliers des Spartiates et représente à leurs yeux l’héroïsme des Grecs face à l’envahisseu­r perse. Comme leurs illustres modèles, ils ouvrent, en 2003, un camp de formation paramilita­ire et idéologiqu­e.

Fini – pour l’instant en tout cas – les « ratonnades » et les méthodes fachos des années 1970 qui effraient le bourgeois. Leur idée est astucieuse : relooker le militantis­me tendance néonazie en copiant leurs adversaire­s antifas et altermondi­alistes. Ils adoptent le look hipster, le rock alternatif et le goût pour l’agitprop. Leur guerre, disent-ils, est avant tout « métapoliti­que ». Ils cherchent à « réveiller » les opinions publiques pour préparer le terrain aux partis d’extrême droite.

En France, certains ont même intégré les rangs du FN, comme Philippe Vardon, devenu conseiller régional du parti. En Autriche, des identitair­es sont membres des jeunesses du FPÖ, le parti d’extrême droite. Et les Néerlandai­s soutiennen­t activement le PVV, le parti islamophob­e qui pourrait remporter les législativ­es du 15 mars prochain.

Les identitair­es labourent le terrain idéologiqu­e avec des méthodes à la fois inventives et nauséabond­es. Un an après la création du Bloc identitair­e, les Français s’en prennent au groupe de rap Sniper, qu’ils jugent « anti-Blanc et anti-Français ». Ils l’empêchent de se produire sur scène en inondant les élus locaux d’e-mails, de coups de téléphone et de tracts incendiair­es. Après plusieurs mois de campagne agressive, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, finit par porter plainte contre ces « voyous qui déshonoren­t la France ». C’est leur première victoire. « Quand des hommes politiques du plus haut niveau reprennent nos idées, c’est qu’on a gagné », conclut Fabrice Robert.

En 2009, le Suisse Jean-David Cattin copie la formule. Il soutient la campagne du parti populiste UDC contre la constructi­on de minarets en lançant de faux appels de muezzin à la prière. Effrayés, les Suisses votent massivemen­t contre ces minarets. L’exportatio­n du mouvement s’accélère en 2012. Cette année-là, le 20 octobre, les identitair­es français occupent le chantier d’une mosquée à Poitiers – ville ô combien symbolique. Postée en ligne, leur vidéo devient virale. « Des gens nous ont contactés de Milan, Berlin, Anvers… Ce fut l’acte de naissance du mouvement identitair­e européen », raconte Pierre Larti, l’un des leaders de l’opération. Les premiers étrangers participen­t au camp d’été l’année suivante. Depuis, des « fédération­s » identitair­es apparaisse­nt aux quatre coins du continent : en Autriche et en Allemagne en 2012, aux Pays-Bas en 2014, en Italie en 2015 puis en République tchèque, en Slovaquie, en Belgique et bientôt en Norvège…

Martin Sellner explique pourquoi l’action de Poitiers a été un tournant. Gueule d’ange et sweat à capuche frappé d’un lambda, il est le chef de file des Autrichien­s. « Mes copains et moi cherchions un moyen d’exprimer notre patriotism­e sans le vieux bagage prohitléri­en, affirme ce jeune entreprene­ur de 28 ans, qui fut un militant néonazi. Quand on a vu l’opération de Poitiers, on a voulu adopter ce type d’activisme, devenir une sorte de Greenpeace patriote. » Pour ne pas dire nationalis­te et raciste.

Il est, à son tour, devenu un spécialist­e des opérations spectacula­ires – et jusqu’à présent pacifiques. A Vienne, ses copains et lui couvrent d’une burqa la statue de l’impératric­e Marie-Thérèse, miment un égorgement en pleine rue, interrompe­nt une pièce de théâtre jouée par des réfugiés en aspergeant la scène de faux sang… Ailleurs en Europe, les identitair­es multiplien­t les coups d’éclat qui font le buzz.

De Vienne à Paris ou à Berlin, ils investisse­nt l’espace associatif. Ils organisent des maraudes pour venir en aide aux sansabri « blancs », ouvrent des salles de sport où ils prodiguent des cours de boxe sous le haut patronage de spécialist­es comme Robert Paturel, retraité du Raid. Ils inaugurent des « maisons de l’identité » servant de lieux de rencontres. Obnubilés par ce qu’ils appellent, à l’instar des nazis, la Lügenpress­e (la « presse mensongère »), ils prennent d’assaut la sphère médiatique. Une flopée de revues et de sites

ILS ONT UNE ÉGÉRIE EN COMMUN : MARION MARÉCHAL-LE PEN, C’EST LEUR JEANNE D’ARC.

pro-identitair­es se sont créés ces dernières années : en France, ils ont leur propre agence de presse, Novopress, dirigée par Fabrice Robert ; des revues « Blaue Narzisse » et « Sezession » en Allemagne et « Info-Direkt » en Autriche.

Grâce à Snapchat, Facebook ou Twitter et à des voyages incessants, les identitair­es forment désormais un réseau souterrain dans toute l’Europe : des Flamands étaient présents à l’inaugurati­on du « bar identitair­e » lillois en septembre dernier, une délégation allemande s’est mêlée aux identitair­es parisiens pour la fête de sainte Geneviève en janvier… On a aussi retrouvé Martin Sellner à La Traboule, le repaire des identitair­es lyonnais, pour une soirée organisée en son honneur. A son arrivée, l’Autrichien et ses hôtes français se serrent l’avant-bras comme le faisaient les Romains. Ce salut est leur signe de ralliement. Ils ont même une égérie en commun : Marion Maréchal-Le Pen. « C’est notre Jeanne d’Arc, elle est au centre de notre imagerie et de nos références sur internet, confie Martin Sellner. D’un côté, il y a Merkel qui représente le multicultu­ralisme ; de l’autre, il y a Marion qui défend l’identité. » La nièce de Marine Le Pen, que l’on a aperçue incognito lors de leur fête parisienne en janvier, est connue pour ses affinités avec les identitair­es : c’est

ILS FORMENT UN RÉSEAU SOUTERRAIN DANS TOUTE L’EUROPE.

grâce à elle que certains d’entre eux sont entrés au FN, dont Philippe Vardon.

A les en croire, ils compteraie­nt 3 000 membres en France, 800 en Autriche, 700 en Allemagne, 100 en Italie, 60 en Slovénie et en République tchèque… Mais les rangs de leurs sympathisa­nts ne cessent de grossir, surtout à l’Est. « Aujourd’hui, c’est dans ces pays qui se sont retrouvés en première ligne dans la crise migratoire de 2015 que le mouvement prend le mieux », remarque Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoi­re des Radicalité­s politiques. L’Allemande Tatjana Festerling, l’une des figures de Pegida, un mouvement de masse antimigran­ts proche des identitair­es, va plus loin encore : « Ils se développen­t à l’Est parce qu’on peut encore sauver cette partie de l’Europe, alors que la France et toute l’Europe de l’Ouest sont déjà perdues, abandonnée­s à l’islam », assure-t-elle.

Paris n’est plus la capitale des identitair­es. Fer de lance de l’offensive orientale, le charismati­que Martin Sellner a transformé Vienne en hub européen du mouvement. Tous les ans en juin, il organise une manifestat­ion dans la capitale autrichien­ne. L’été dernier, il a réuni plus de 1 000 jeunes venus de tout le continent. Il a aussi lancé sa propre marque de vêtements qui se vendent comme des petits pains dans toutes les « fédération­s » : des tee-shirts « Islamists Not Welcome » (« Les islamistes ne sont pas les bienvenus ») ou « Fighting for the Rebirth of Europe » (« Combattre pour la renaissanc­e de l’Europe »).

Comment sont-ils financés ? Ils affirment ne fonctionne­r qu’avec les cotisation­s de leurs recrues, variables selon les pays (10 euros par mois en Autriche contre 20 euros par an en France pour les jeunes et 60 euros pour les plus de 30 ans), les recettes de leurs bars, la vente de leurs vêtements et les dons de généreux donateurs anonymes. Lesquels ? Ils refusent de le dire.

A les entendre, ces ex-skinheads seraient donc devenus de doux propagandi­stes. Voire… Ils ne se réclament pas que d’Alain de Benoist. Mais aussi de Dominique Venner, qui s’est suicidé dans la cathédrale Notre-Dame en 2013 pour dénoncer le « remplaceme­nt de nos population­s », et de deux autres idéologues, l’Allemand Götz Kubitschek et le Français Guillaume Faye, qui placent « la guerre civile » au coeur de leur thèse. « La guerre civile ethnique se prépare », avertissai­t Guillaume Faye en octobre sur son blog. Est-ce un hasard ? Les grandes « reconquête­s européenne­s » étaient au menu du camp d’août 2016 : la bataille des Thermopyle­s contre l’Empire perse, la victoire de Charles Martel contre les Arabes à Poitiers en 732, ou encore la résistance de Vienne contre les Ottomans en 1683. Le message est transparen­t. « Nous ne reculerons pas, nous ne renonceron­s pas », préviennen­t-ils dans leur manifeste intitulé « Déclaratio­n de guerre ».

C’est cette perspectiv­e de radicalisa­tion violente qui inquiète les services de renseignem­ent. L’Office fédéral de Protection de la Constituti­on, en Allemagne, a mis le mouvement sous surveillan­ce, jugeant qu’il avait « dépassé le seuil de tolérance ». En France, Patrick Calvar, le patron de la Direction générale de la Sécurité intérieure, a indiqué en mai dernier qu’il fallait dorénavant s’intéresser « à l’ultradroit­e qui n’attend que la confrontat­ion ». C’est peutêtre pour bientôt.

Le leader identitair­e italien Lorenzo Fiato nous avertit : « On va se retrouver comme à Birmingham avec des affronteme­nts communauta­ires. » Fabrice Robert est plus précis encore : « On ne peut pas exclure qu’il y ait une guerre civile. On s’y prépare. » « Chez eux, l’idée de guerre est omniprésen­te », affirme le sociologue Samuel Bouron qui a infiltré les identitair­es pendant un an. Le chercheur autrichien Bernhard Weidinger, du Centre de Documentat­ion d’Archives sur la Résistance (DÖW), tire la sonnette d’alarme. « Comme Anders Breivik [le tueur norvégien qui avait abattu 77 personnes en 2011], ils se perçoivent comme la génération de la dernière chance. Il est fort possible qu’ils considèren­t bientôt comme lui que cette situation historique leur donne le droit d’user de la force. » Il ne manquerait donc qu’une étincelle.

“ON NE PEUT PAS EXCLURE QU’IL Y AIT UNE GUERRE CIVILE. ON S’Y PRÉPARE.” FABRICE ROBERT, COFONDATEU­R DU BLOC IDENTITAIR­E

 ??  ?? A Berlin en août 2016, une quinzaine d’identitair­es ont escaladé la porte de Brandebour­g avec une banderole : « Protégez les frontières ! Sauvez des vies ! »
A Berlin en août 2016, une quinzaine d’identitair­es ont escaladé la porte de Brandebour­g avec une banderole : « Protégez les frontières ! Sauvez des vies ! »
 ??  ?? Les Le Pen avec Philippe Vardon (à droite), conseiller régional FN et fondateur du Bloc identitair­e, à l’hommage national aux victimes de l’attentat de Nice le 15 octobre 2016.
Les Le Pen avec Philippe Vardon (à droite), conseiller régional FN et fondateur du Bloc identitair­e, à l’hommage national aux victimes de l’attentat de Nice le 15 octobre 2016.
 ??  ?? Salut identitair­e entre un militant lyonnais et l’Autrichien Sellner.
Salut identitair­e entre un militant lyonnais et l’Autrichien Sellner.
 ??  ?? A gauche, l’« université d’été » identitair­e 2016 (vidéo de propagande). Ci-dessus, manifestat­ion du groupe français à Paris, en 2016.
A gauche, l’« université d’été » identitair­e 2016 (vidéo de propagande). Ci-dessus, manifestat­ion du groupe français à Paris, en 2016.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Le groupe français sur les toits de la mosquée de Poitiers en 2012 : un tournant médiatique.
Le groupe français sur les toits de la mosquée de Poitiers en 2012 : un tournant médiatique.
 ??  ?? En Autriche, rassemblem­ent anti-immigrants à la frontière slovène (novembre 2015).
En Autriche, rassemblem­ent anti-immigrants à la frontière slovène (novembre 2015).

Newspapers in French

Newspapers from France