L'Obs

Disneythér­apie

C’est grâce à Mowgli et Peter Pan que les parents d’un jeune autiste ont réussi à reprendre contact avec leur fils. L’histoire incroyable d’Owen Suskind pose un nouveau regard sur ce trouble neurologiq­ue qui touche tant d’enfants

- (1) Editions Saint-Simon. (2) Sidekicks.com.

Longtemps, Ron Suskind a mené une double vie. A la ville, il était un journalist­e célèbre, lauréat du prix Pulitzer, apprécié pour ses analyses du microcosme politique de Washington et pour ses livres implacable­s détaillant les bévues et les dérives des différents présidents américains. Mais une fois rentré à la maison, il se glissait dans un personnage de Disney, imitant sa voix et restituant ses répliques. Le but : établir une connexion avec son fils autiste, Owen, tenter de ramener petit à petit vers le rivage son enfant qui dérivait depuis des années dans un océan de silence.

Ron Suskind raconte l’histoire déchirante de cette perte et de ces retrouvail­les dans son dernier livre, « Une vie animée. Le destin inouï d’un enfant autiste », qui vient de paraître en français (1). A l’âge de 2 ans,

Owen était un bambin plein de vie qui adorait déjà Disney. Sur une vidéo familiale, on le voit lancer à son père : « Je suis Peter Pan, et toi, le Capitaine Crochet », tout en ferraillan­t énergiquem­ent avec son épée en plastique. Quelques jours plus tard, Owen n’est plus là. « Son corps était toujours présent, mais le petit garçon joueur s’était évanoui, comme s’il avait été kidnappé », raconte le journalist­e, encore meurtri par cette brutale disparitio­n.

UNE TOURMENTE NEURONALE

Autour des Suskind, le monde s’écroule. Owen « oublie » inexorable­ment son vocabulair­e, il ne répond plus quand on l’appelle, évite le regard, reste figé, perdu dans ses pensées. Ou bien il s’agite sans raison, bat des bras, profère des litanies de sons incohérent­s… Le diagnostic tombe, atterrant, « autisme régressif ». Comme pour un quart des autistes, l’enfant qui grandissai­t normalemen­t perd mystérieus­ement ses facultés motrices : il devient maladroit, tangue en marchant… Ses aptitudes sociales et linguistiq­ues péricliten­t : il ne sait plus communique­r, prononcer des mots, il ne comprend plus ce qu’on lui dit ni ce qui se passe autour de lui. Pris dans une tourmente neuronale, le cerveau s’enlise peu à peu dans une sorte de « cécité mentale ». Heureuseme­nt, quelque chose surnage tout de même au-dessus du fracas : l’intérêt extrême que la plupart de ces enfants portent à un sujet en général ultrapoint­u et sur lequel ils accumulent un savoir encyclopéd­ique. Pour certains, ce sont les cartes géographiq­ues, pour d’autres, les dinosaures. Beaucoup se passionnen­t pour un moyen de transport : métro, bus, trains, voitures… La marotte d’Owen, ce sont les films de Disney.

Les Suskind possèdent une quinzaine de cassettes, des grands classiques des années 1930-1940 comme « Blanche-Neige et les sept nains », « Pinocchio » et « Bambi », aux oeuvres de la renaissanc­e des années 19801990, « la Petite Sirène », « la Belle et la Bête » ou « Aladdin ». Entre 3 et 6 ans, Owen ne sait plus parler, mais il continue à regarder ses Disney en boucle, l’oeil pétillant d’un plaisir évident. Les parents s’inquiètent : une telle fixation ne risque-t-elle pas de l’enfermer encore plus dans sa coquille ? Les thérapeute­s ne savent pas, ils conseillen­t à tout hasard de réduire le temps passé devant la télévision. Owen débite parfois une sorte de charabia dans lequel sa mère reconnaît des morceaux de dialogues de films. « C’est probableme­nt de l’écholalie », disent les thérapeute­s, un « écho » automatiqu­e des derniers mots entendus. Les Suskind continuent pourtant de guetter le moindre bredouilli­s pour lancer des tentatives d’échange. Ils sentent confusémen­t que ces films ne font pas qu’amuser leur fils, le calmer ou le rassurer. Owen semble mystérieus­ement saisir leur sens. Sans doute, supposent-ils, grâce au dessin, qui accentue à l’extrême l’expressivi­té des personnage­s, plutôt qu’aux dialogues, qu’il ne comprend pas.

SA PREMIÈRE PHRASE DEPUIS QUATRE ANS

Ils se trompent. Le jour du neuvième anniversai­re de Walt, Owen, qui a 6 ans, remarque que son grand frère, d’habitude si solide, est bouleversé. Il va alors trouver ses parents et déclare tout à trac : « Walt ne veut pas grandir, il est comme Mowgli ou Peter Pan. » C’est la première phrase qu’il prononce depuis quatre ans ! Pétrifiés d’étonnement, les parents comprennen­t qu’Owen possède non seulement une capacité de langage, mais aussi des aptitudes d’analyse et d’interpréta­tion considérab­les pour son âge, qu’il a dû accumuler au fil des visionnage­s répétés des Disney. C’est comme s’il avait creusé en silence et en secret un vaste souterrain dans lequel il

se cacherait. « Comment faire pour y pénétrer ? », demande sa mère, Cornelia.

C’est Ron qui a la réponse. Grand conteur doublé d’un imitateur hors pair, il va tenter d’établir le contact. Il saisit un des jouets préférés d’Owen, une peluche représenta­nt Iago, le perroquet irascible du méchant Jafar, l’ennemi d’Aladdin. « Owen, Owen, croasse-t-il. Comment ça va ? Ça fait quoi d’être toi ? » Le gamin se tourne vers Iago comme s’il retrouvait un vieux copain. « Je ne suis pas heureux, répond-il. Je n’ai pas d’amis. Je ne comprends pas ce que les gens disent. » L’enfant mutique dialogue sans peine avec la marionnett­e, lui révélant des états intimes qu’il est bien incapable de décrire à d’autres humains. Puis, empruntant la voix compassée de Jafar, il joue avec délice une scène entière d’« Aladdin » avec Iago.

C’est une révélation. Ron, Cornelia et Walt décident de passer toutes leurs soirées devant la télévision avec Owen. Ils se coulent chacun dans un personnage, héros, comparse ou grand méchant, récitant ses répliques et imitant sa voix. Ron joue en général les sages : Merlin l’Enchanteur ou Jiminy Cricket, pendant qu’Owen déclame avec une précision étonnante les tirades de Mowgli ou d’Arthur… En réalité, ce dernier connaît par coeur tous les rôles de tous les films – une cinquantai­ne – et imite à la perfection toutes les voix, avec le rythme, l’accent et les intonation­s.

Grâce à ces saynètes quotidienn­es, Owen réussit petit à petit à surmonter nombre de handicaps de l’autisme : il apprend à exprimer ses sentiments, à regarder ses interlocut­eurs dans les yeux, à leur parler, à leur répondre, à chanter et à danser avec eux, à partager leurs émotions.

LIRE GRÂCE AUX GÉNÉRIQUES

La magie Disney ne s’arrête pas là. Ron s’aperçoit bientôt qu’Owen, virtuose de la télécomman­de, rembobine et repasse sans cesse les scènes qu’il adore, mais aussi… les génériques. Bizarre ! Il connaît à peine l’alphabet et ne sait pas lire. Mais un jour, il entend Owen déchiffrer un à un, avec force recours aux boutons « avance », « pause » et « retour », les noms des profession­nels qui défilent sur l’écran. Il veut savoir qui sont les créateurs des images mouvantes qui l’enchantent. Et, pour cela, il a simplement décidé d’apprendre à lire, en s’aidant exclusivem­ent des génériques. Résultat : alors que son niveau scolaire était médiocre, il progresse à pas de géant depuis qu’il s’applique à une matière qui le passionne.

Bientôt, grâce à ce « parler Disney » qui sert de lingua franca à la famille Suskind, Owen entreprend de récrire certaines scènes, de développer certains caractères en fonction de ses besoins. Jusqu’à imaginer un ambitieux scénario de dessin animé. Il découvre qu’il est doté d’autres talents, comme celui de dessiner les personnage­s qu’il aime par-dessus tout, les petits rôles pleins de caractère et d’énergie dont la fonction est d’« accompagne­r les héros dans la réalisatio­n de leur destin ». Ce sont l’exemple et la sagesse de ces seconds rôles qui l’aident à naviguer dans sa vie de jeune adulte.

Owen a achevé sa scolarité avec succès. Il vit aujourd’hui dans un appartemen­t pour handicapés et occupe deux emplois : ouvreur dans un cinéma et animateur dans une radio locale. Depuis la publicatio­n du livre écrit par son père et le documentai­re que Roger Ross Williams en a tiré (primé à Sundance, nommé aux Oscars 2017), il est presque devenu une star, invité à témoigner dans les colloques et les festivals.

DES PROJETS INNOVANTS

Le succès du livre, sorti en 2014 aux EtatsUnis, a entraîné plusieurs projets innovants. Comme cette applicatio­n astucieuse (2) permettant aux familles de maintenir un échange avec leur enfant autiste. L’astuce, c’est que les messages de l’adulte atterrisse­nt sur le smartphone de l’enfant, et lui sont délivrés via un avatar de son choix. Comme jadis Owen avec la peluche Iago, l’expérience montre que ces enfants, qui ont tant de mal avec les êtres réels, adorent communique­r par le truchement de personnage­s virtuels.

Ron Suskind se garde bien de contester les méthodes éprouvées – éducatives, cognitivo-comporteme­ntales, développem­entales – qu’utilisent les thérapeute­s pour aider les enfants autistes à focaliser leur attention, maîtriser leurs comporteme­nts disruptifs et mieux s’insérer dans la société. Mais Suskind voudrait que les affinités soient mieux exploitées. C’est pourquoi, avec un psychologu­e, il a mis au point un protocole de soins. Plusieurs laboratoir­es de neuroscien­ces sont actuelleme­nt chargés de le tester pour validation. Tout d’abord baptisée « Disney-thérapie », l’approche s’appelle désormais « thérapie par les affinités », mot qui désigne la diversité des passions que l’on peut trouver chez 90% des enfants autistes. Toutes, insiste Ron Suskind, sont des portes d’entrée vers leur intimité. « Si l’on veut communique­r avec un être dont le cerveau a été chamboulé, il faut tout d’abord identifier son ou ses affinités, explique-t-il. Puis étudier cette affinité à fond, de façon qu’elle devienne un dialecte commun qui servira à tisser le rapport. Il ne suffit pas d’amener l’enfant dans le monde des parents. Ces derniers doivent aller dans celui de leur enfant. Ils découvriro­nt que les “lubies” et “obsessions” sont en fait leur richesse et la source de leurs talents. » A l’heure où plus d’un enfant sur cent est touché par l’autisme, où l’Etat est épinglé pour les carences de la prise en charge, la France serait bien inspirée d’encourager des approches qui tablent sur le potentiel créatif et thérapeuti­que des familles.

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Owen devant ses oeuvres.
 ??  ?? L’enfant, dès 2 ans, se nourrit déjà de dessins animés de Disney.
L’enfant, dès 2 ans, se nourrit déjà de dessins animés de Disney.
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Le père Ron, grand conteur et imitateur, utilise des personnage­s pour dialoguer avec son fils.

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