L'Obs

UN ROYAUME POUR CHEBEL

- Par KAMEL DAOUD

De tradition il faut l’écrire : Malek Chebel est mort mais son oeuvre vivra. La question est : comment ? Sous quelles formes se fera la perpétuati­on ? Pour quelle influence sur les foules, la foi ou les radicalism­es ? Là où un seul livre brûle le monde, d’autres peuvent-ils l’éclairer ? Alors on rend hommage au penseur de (sur) l’islam sans islamisme. A ce plaidoyer pour un Eros contre Thanatos. On se prend à relire les textes de Chebel parce qu’il est possible de démontrer que cette religion n’est pas celle de la mort mais des empires et des désirs. Cela est bien, mais cela ne suffit pas. Que manque-t-il à l’oeuvre laissée par Malek Chebel ? Disons-le sans nous mentir : il lui manque des dizaines de chaînes satellitai­res qui en répètent les strophes et les argumentai­res, des prêcheurs soutenus financière­ment de bout en bout, des mosquées ouvertes et construite­s pour répandre la parole du désir et de la raison, des fatwas heureuses prescrivan­t l’étreinte sur le mode de la prière, des livres imprimés par millions et distribués gratuiteme­nt dans les rues, les librairies, à la sortie des mosquées et dans les écoles de mon monde ou ailleurs. Il manque à l’oeuvre de Chebel un royaume qui permettra la victoire de l’islam sur l’islamisme, d’Eros sur Thanatos, du plaisir sur l’attentat, de l’étreinte sur l’explosion. Malicieuse émergence du sourire dans le règne de la rigidité et du cadavre, l’homme était heureux, par la preuve de ses mots et de son visage. C’est cru, mais il faut le dire ainsi : Malek Chebel a écrit et vécu, donnant son sourire à l’autre visage possible d’une religion. Dans un monde sans mal, il aurait gagné à court terme et cette religion avec lui. Mais dans le monde des Al Saoud, du pétrole, des deals internatio­naux, il peinera et survivra, en marge, en exotisme. Il restera de son oeuvre la possibilit­é du salut pour une religion du salut. C’est dire que Malek Chebel a écrit (dans un pays libre et pas en pays d’Islam, triste paradoxe pour cette religion). Je rêve du royaume de ses lecteurs.

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