La cannibale des débutantes
“Grave”, son teen movie ANTHROPOPHAGE, affole tous les festivals. Rencontre avec JULIA DUCOURNAU, qui, à 33 ans, réveille le cinéma français et fait TREMBLER la planète
« GRAVE », par Julia Ducournau, en salles le 15 mars. « Incroyablement gore », « le film qui fait s’évanouir les gens dans les salles », « tripes sensibles s’abstenir »… A en croire les échos de la presse française et étrangère, du « Hollywood Reporter » au Point.fr, « Grave » égalerait dans l’horreur et le sanguinolent ces fleurons du craspec que sont « Maniac » ou « Cannibal Holocaust ». N’exagérons rien. Cette réputation usurpée est le résultat d’un marathon festivalier au cours duquel la rumeur n’a cessé d’enfler. Depuis sa présentation à Cannes, à la Semaine de la Critique, en mai dernier, le premier film de Julia Ducournau fait sensation partout où il est projeté. Soit une trentaine de festivals, de Londres à Sundance en passant par Sitges. Encore inconnue il y a neuf mois, Ducournau, 33 ans, est devenue « la jeune prodige Frenchie du cinéma de genre » que le monde s’arrache.
« Grave » est un récit d’apprentissage… du cannibalisme. Son héroïne, Justine, n’est pas sadienne mais végétarienne, élevée dans le dégoût de la viande
par ses parents, qui se sont connus à l’école vétérinaire. Là où cette étudiante brillante et sage, encore étrangère aux plaisirs de la chair, fait sa rentrée. Elle y retrouve sa soeur aînée, qui, la première, la pousse à se dévergonder. Et Justine de se découvrir un penchant pour la nourriture humaine, qu’elle tente tant bien que mal d’apprivoiser. L’animalité de l’émancipation féminine, le parallèle entre anthropophagie et sexualité naissante, tout cela n’est pas neuf. Ce qu’en fait Ducournau, si. « J’ai voulu traiter de l’amour fraternel dans ce qu’il a de dévorant et vengeur, dit-elle. Ma référence initiale, c’était Abel et Caïn. » A travers la relation fusionnelle et destructrice entre soeurs, son film fait sauter les verrous des névroses familiales, interroge notre bestialité et nos tabous avec une jeunesse et une modernité qui la démarquent des « fémisteries » d’une Marina de Van (« Dans ma peau »).
Ducournau aussi est issue de la Fémis, mais au jus de crâne elle préfère les sucs corporels. Bizutage à base d’ingestion de reins de lapin, concours de pipi debout entre filles, séance d’épilation intime qui tourne mal, trichophagie, suçage de doigt humain devant la PlayStation : il y a chez la réalisatrice, dans sa fascination tour à tour morbide et amusée pour les mues féminines (« je préfère le terme “mutations” », reprend-elle) et les dérèglements organiques, dans son goût pour les dialogues triviaux et les répliques à double sens (sexuel, bien sûr), autant de David Cronenberg que de Riad Sattouf ou de Gregg Araki. D’où le ton neuf de « Grave », entre comédie horrifique et tragédie potache. « “Grave” a un aspect léger, un côté “teen movie” avec de l’humour, mais il met en scène une forme de damnation. C’est aussi ce qui m’intéressait : la création d’une identité morale au sein d’une perversion. » Dans la vie, Ducournau a une soeur aînée, une mère gynéco et un père dermato. « Toute petite, je compulsais les livres de médecine de mes parents. » Et, à 6 ans, elle découvrait « Massacre à la tronçonneuse ». Belle fille, taille mannequin, cette Parisienne ne s’habille qu’en noir, parle cash et rejette les étiquettes. Ses proches la disent farouchement féministe. Elle fusionne les genres, et pas seulement cinématographiques. « Je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir à un sexe », lâche-t-elle.
LES ÉLOGES DE CRONENBERG
Le phénomène « Grave » a éclos sur la Croisette, où le film, produit par Julie Gayet, s’est vendu partout dans le monde. « Sur le coup, je ne me suis rendu compte de rien, raconte Ducournau. Je passais mes journées sur la plage de la Semaine de la Critique à enchaîner les interviews. J’ai tilté en entendant des gens parler du film à côté de moi, sans savoir qui j’étais, dans la rue ou lors des soirées. Il suscitait le débat, c’était ce que je recherchais. » Quatre mois plus tard, c’est au Festival de Toronto, où il concourt dans la section Midnight Madness, dévolue au cinéma de genre, que naît sa notoriété de shocker insoutenable. « On attendait dans les loges quand Colin Geddes, le programmateur de Midnight Madness, me dit : “Tu as battu Eli Roth. Il y a eu deux évanouissements durant ta projection alors que pour celle de ‘The Green Inferno’, il n’y en avait eu qu’un.” Ça ne m’a pas du tout fait rire. Le lendemain sur internet, je lis que mon film est un des plus éprouvants, sanglants, épouvantables jamais réalisés. Et ça n’a pas arrêté depuis. C’est le principe des réseaux sociaux : tout le monde monte le truc en épingle. Du coup, ça crée des attentes qui ne rendent pas justice à mon travail. Certains ont même parlé de coup marketing. J’étais folle. Il y a trois scènes où je n’évite pas mon sujet, j’ai choisi le cannibalisme, je le traite. Mais je n’ai jamais voulu céder à la facilité. Je n’ai pas réalisé “Grave” pour provoquer, mais pour faire réagir. »
Ce qui n’a pas manqué. De Cannes, la Mecque de l’auteurisme, au Festival de Gérardmer, le temple du fantastique, où il a remporté le grand prix du jury et le prix de la critique. Un jour de septembre, M. Night Shyamalan, le réalisateur de « Split » et de « Sixième Sens », tweete : « Vu le film franco-belge “Grave”. Puissant, dérangeant et tabou. Si osé dans sa forme et son approche du cannibalisme. M’a bien perturbé. » Depuis, Ducournau et lui se sont vus plusieurs fois. Des acteurs, producteurs et agents américains l’ont approchée. Elle n’aurait pas donné suite. « Ma priorité, c’est mon deuxième film, en français. Sur une tueuse en série. » De toutes ces rencontres, il en est une plus chère à ses yeux que les autres. « A Cannes, j’ai beaucoup parlé de Cronenberg. Du coup, il a demandé à voir “Grave”. Et, un jour, j’ai reçu un e-mail forwardé par son agent dans lequel il couvrait mon film d’éloges. J’ai pleuré. A Toronto, on est allés boire un café : ça a duré trois heures. » Lorsqu’elle s’est épanchée sur l’intensité des réactions autour de « Grave » (qui sort en France interdit aux moins de 16 ans), sur la violence qui accompagne le passage de son premier film de la sphère intime à la sphère publique, le réalisateur de « Crash » et de « la Mouche », son idole, lui a soufflé : « Les autres, on s’en fiche. »