L'Obs

HUMEUR

- J. G. Par JÉRÔME GARCIN

I l n’a fait, tout au long de sa vie profession­nelle, au « Figaro littéraire » et à la télé, que poser des questions. (A l’en croire, la maladie de la « questionni­te » aurait même contaminé sa vie privée.) Parvenu à l’âge où il convient de donner des réponses, Bernard Pivot persiste, fût-ce pour parler de soi, à en appeler aux écrivains et à interroger leurs textes. Dans « La mémoire n’en fait qu’à sa tête » (Albin Michel, 18 euros), le président octogénair­e de l’Académie Goncourt pousse en effet la modestie, le doute ou simplement la délicatess­e jusqu’à attribuer à d’autres que lui le réveil inopiné de ses propres souvenirs. Ce serait de petites phrases glanées chez Proust, Nabokov, Michaux, Vialatte, Blondin, Tournier ou Sollers qui auraient provoqué des ricochets sur l’eau calme de son passé. En somme, chez Pivot, le lecteur commandera­it à l’auteur. En lisant en écrivant, professait déjà Julien Gracq. L’ex-grand chambellan d’« Apostrophe­s » prétend ainsi que, sans Jean d’Ormesson, il n’aurait jamais évoqué la seule gifle que son père lui donna après qu’il eut, à 12 ans, brisé une fenêtre avec un ballon de foot. Sans Jean Echenoz, il n’aurait pas osé écrire que, du temps où il était pensionnai­re dans un collège religieux, il trouvait « très bandantes » Martine Carol, Françoise Arnoul, Jeanne Moreau, Brigitte Bardot et qu’elles lui « chauffaien­t le croupion ». Sans Pierre Hebey, aurait-il confié qu’il avait une fiancée à Varsovie ? Et sans Gilles Lapouge, aurait-il raconté comment le cinéaste Jean-Pierre Melville, chroniqueu­r de polars à « Ouvrez les guillemets », quitta l’émission dont il jugeait désastreus­e et disgracieu­se la réalisatio­n de Claude Barma ? Dans ce livre mutin qui ressemble tant à son auteur – comment fait-il pour être si joyeux dans la mélancolie et si peu vaniteux dans l’égotisme ? –, Bernard Pivot offre un artichaut, chez Drouant, à Karen Blixen (la nouvellist­e osseuse du « Festin de Babette » était rongée par la syphilis et avait subi une gastrectom­ie), se souvient du vieil Ezra Pound, qui « puait le soufre », dans l’appartemen­t du général Hallier, ressuscite Louise Labé pour un tête-à-tête de soixante-quinze minutes, dit sa flamme au mot « libellule » et se demande si des académicie­ns Goncourt ont déjà été saisis par « l’audace et le plaisir troublant de faire l’amour » dans le fameux salon de la place Gaillon. On y apprend aussi que le maître du « bavardage littéraire » a tenu un rôle muet dans une pièce de Feydeau et trouvé un étrange bien-être à se taire. Même son silence est éloquent.

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