L'Obs

Dossier Trump veut-il détruire l’Europe ?

A l’heure où l’Union européenne fête ses 60 ans, son existence ne tient plus qu’à un fil. Déjà fragilisée par le désamour des citoyens et la montée des populismes, elle fait face à une nouvelle menace : le président des Etats-Unis

- Par SARAH HALIFA-LEGRAND et PASCAL RICHÉ

Which country will be next to leave ? » Quel sera le prochain pays à sortir de l’Union européenne ? A chacun de ses interlocut­eurs européens, avec gourmandis­e, Donald Trump pose la même question. Il l’a posée à des ambassadeu­rs. Il l’a posée au Premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, au téléphone. Ou encore, dans le bureau Ovale, à la Première ministre britanniqu­e, Theresa May, le 27 janvier, lorsqu’elle est allée lui « baiser les babouches », pour reprendre l’expression désuète et cruelle d’un diplomate français.

Theresa May, se raidissant dans son tailleur rouge vif, n’a évidemment pas répondu.

Elle l’a, au contraire, invité à comprendre qu’il était dans l’intérêt du Royaume-Uni, même après le Brexit, d’avoir pour voisine une Union européenne prospère et qui fonctionne. « Je ne souhaite pas que d’autres pays suivent l’exemple du Royaume-Uni. Cela ne servirait pas nos intérêts », a-t-elle ajouté. Déstabilis­é, Trump aurait conclu, mi-chèvre, mi-chou : « Je comprends cela… de votre point de vue. » May a insisté : « Vous ne devriez vous-même pas souhaiter d’autres Brexit. »

Donald Trump n’aime pas l’Union européenne. Des diplomates ont remarqué qu’il ne prononçait presque jamais son nom. Vendredi 17 mars, encore, lors de la première rencontre (glaciale) avec Angela Merkel à Washington, le président américain s’est contenté de mentionner devant la presse les « institutio­ns historique­s ». Pour lui, l’UE n’est qu’un machin bureaucrat­ique. Il rappelle à qui veut l’entendre qu’il a eu « une très mauvaise expérience » avec l’Europe. Une histoire de golf qu’il a construit en bord de mer, en Irlande. C’est en s’appuyant sur des réglementa­tions européenne­s que des écologiste­s l’ont empêché, au nom de la protection d’un escargot et de dunes, de construire un mur le long de la côte.

Plus généraleme­nt, Trump n’aime pas ce qui est multilatér­al. Il est depuis longtemps convaincu que seuls les rapports de force bilatéraux sont dans l’intérêt des EtatsUnis, puisqu’ils sont les plus forts. C’est ce qu’il a fait comprendre à François Hollande, lors de leur seule conversati­on téléphoniq­ue, le 28 janvier. Ce n’était pas vraiment une conversati­on, d’ailleurs, à entendre ceux qui en ont eu connaissan­ce. Le président français lui a expliqué ce qu’était l’Europe, en déroulant une série de points. Trump a écouté avec des « hum ! hum ! » avant d’affirmer sa foi dans les relations de nation à nation.

Pour lui, la constructi­on communauta­ire existe si peu… « L’Union européenne, c’est l’Allemagne », avait-il déclaré en janvier. Et il ne voit pas cette dernière d’un bon oeil. C’est le pays des excédents commerciau­x (et donc des déficits américains) et de la porte ouverte aux migrants – « un désastre ».

Va-t-il donc chercher à casser l’Union européenne ? Les Européens s’interrogen­t depuis des semaines sur ses intentions réelles. Ils savent parfaiteme­nt à quoi s’en tenir avec son éminence grise. Steve Bannon, son conseiller stratégiqu­e, est un idéologue qui vise bien plus loin que le « America First » commercial de Donald Trump. « Lorsqu’il affirme qu’il souhaite des relations bilatérale­s avec les Etats membres de l’Union, il exprime en réalité l’espoir d’une désintégra­tion de celle-ci », tranche Guy Verhofstad­t, ex-Premier ministre belge et leader du groupe des libéraux au Parlement européen. Bannon, ancien patron du site ultraconse­rvateur Breitbart News, suit depuis des années les faits et gestes des partis populistes européens, à commencer par « les femmes de la famille Le Pen », dont il a vanté les mérites. « Dark Vador », comme il se surnomme lui-même, hait les « types de l’UE » qui « ont laissé l’Europe occidental­e judéo-chrétienne s’effondrer ». Cet homme qui cite Charles Maurras et a fait du « Camp des saints », de Jean Raspail, son livre de chevet, est le Patrick Buisson de Trump.

Sa vision du monde, Steve Bannon l’a exposée, via Skype, lors une rare conférence au Vatican à l’été 2014 : « Les peuples aspirent à voir leur nation indépendan­te, ils aspirent à voir le nationalis­me dans leur pays […] ils ne croient pas en ce type d’union paneuropée­nne. » Et ce sont à peu près les mêmes mots que l’on a retrouvés dans la bouche

de Donald Trump, lors de son solennel discours au Congrès, le 28 février : « Les nations indépendan­tes sont le meilleur instrument pour exprimer la volonté des peuples. »

Lorsque Trump a fait entrer Bannon au Conseil de Sécurité nationale, coeur du réacteur diplomatiq­ue américain, les Européens ont compris que la situation pouvait, pour eux, devenir critique. Déjà, le président américain avait multiplié les signaux menaçants : ses déclaratio­ns sur l’Otan, qualifiée d’« obsolète » ; sur la Grande-Bretagne, qui « a eu bien raison de sortir » de l’Union ; son intention de lancer une guerre commercial­e avec l’Allemagne… Au même moment circulait une inquiétant­e rumeur : l’ambassadeu­r pressenti à Bruxelles serait un certain Ted Malloch, ce que ce dernier n’a pas démenti. Businessma­n et universita­ire américain installé à Londres, il n’a pas répondu à nos demandes d’interview. Avec son faux air de Jeremy Irons (dans le rôle du méchant de « Die Hard 3 »), il s’est fait un nom en quelques semaines en tapant à coups redoublés et jubilatoir­es contre l’Union européenne. « J’ai eu des postes diplomatiq­ues qui m’ont permis d’aider à abattre l’URSS. Peut-être qu’une autre Union a besoin d’être domptée », a-t-il lâché avec un sourire carnassier sur la BBC. Au passage, il a aimablemen­t suggéré que le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, serait plus à sa place comme « maire d’une ville au Luxembourg ». Les Européens ont le pouvoir de refuser la nomination du provocateu­r, ce qui serait une première. Prendront-ils le risque de croiser le fer avec Washington ?

Tous ces signes révèlent l’ignorance qui règne à la Maison-Blanche sur ce qu’est l’Union européenne. Il faut dire que Donald Trump a préféré, sur le sujet, prendre conseil auprès de l’europhobe britanniqu­e Nigel Farage (voir p. 36) plutôt que d’interroger l’ambassadeu­r américain en poste à Bruxelles au moment de son élection. « La seule communicat­ion que j’ai eue, c’est un télégramme me sommant de quitter mes fonctions le 20 janvier », nous confirme, amer, Anthony Gardner.

« Quand j’étais jeune, on disait que le marché commun avait deux parrains : le pape et le président des Etats-Unis. C’est la première fois depuis la Ceca [la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, NDLR] que les Etats-Unis sont contre la constructi­on européenne », se désole un ambassadeu­r français. Ce sentiment d’abandon est partagé dans les capitales européenne­s. Certains leaders ne s’embarrasse­nt plus de prudences diplomatiq­ues. Le président du Conseil européen, Donald Tusk, a même publié un communiqué mettant l’administra­tion Trump dans la colonne « menaces ».

L’Union est d’autant plus inquiète que, sur son front oriental, la situation n’est guère plus souriante. Vladimir Poutine lui non plus n’aime pas la constructi­on européenne et fera tout pour la voir dérailler. Selon Guy Verhofstad­t, l’existence même de l’Europe est en jeu, et la situation appelle à un sursaut : « Ce serait une grave erreur de penser que “bah, Poutine on le connaît” et que Trump “finira par changer dans quelques mois”. »

Que pourrait faire Trump pour saper l’Union européenne ? Semer la discorde. Premier angle d’attaque, le Brexit : la négociatio­n qui s’ouvre est explosive. « Il y a des raisons de soupçonner Londres d’être le cheval de Troie de Trump », craint Gianni Pittella, leader des socialiste­s au Parlement européen. Autre arme possible, selon l’Italien : « Trump peut, comme le fait Poutine, apporter un soutien aux mouvements qui cherchent à disloquer l’Union : le FN, l’AfD, 5 étoiles, la Ligue du Nord… » Mais l’internatio­nalisme des nationalis­mes ne coule pas de source. Marine Le Pen s’est rendue à la Trump Tower, sans succès : « Elle est restée au rez-de-chaussée », plaisante-t-on dans les chanceller­ies.

Pour diviser les Européens, Trump compte surtout sur le levier commercial. Il menace d’affaiblir l’Europe par de nouvelles taxes sur les importatio­ns, tout en approchant chaque pays individuel­lement. Aux Britanniqu­es (pour préparer l’aprèsBrexi­t) et aux Allemands (pour réduire l’excédent de 65 milliards de dollars), il a déjà proposé d’ouvrir des discussion­s commercial­es bilatérale­s. Un émissaire de la Maison-Blanche a même été dépêché à Berlin il y a une quinzaine de jours. Britanniqu­es et Allemands ont expliqué à Trump que ce n’était pas possible, compte tenu des règles de l’Union. Il était atterré, rapporte un diplomate : « Comment pouvez-vous accepter cela ? » Lors de son tête-à-tête avec Merkel, le président américain a encore insisté : « Ce n’est pas avec l’UE mais avec l’Allemagne que je veux un traité de commerce. » Quelques jours plus tôt, le conseiller à la Maison-Blanche chargé du commerce, Peter

COMMENT DIVISER LES EUROPÉENS ? TRUMP COMPTE SUR LE LEVIER COMMERCIAL.

Navarro, avait sèchement déclaré que Berlin s’était trop longtemps abrité derrière l’Union européenne pour ne pas évoquer ses insolents excédents. Un discours ciselé pour faire « turbuler le système » : l’Italie a aussitôt repris les critiques de Washington sur la politique commercial­e allemande. « On a déjà vu les Polonais et les Hongrois être tentés par des rapprochem­ents bilatéraux avec les Etats-Unis, remarque Anthony Gardner, l’ex-ambassadeu­r américain. C’est un risque sérieux pour l’UE. »

Face à la panique des Européens, en février, Washington a subitement multiplié les messages amicaux. Le premier déminage a concerné l’« obsolète » alliance atlantique. « Nous soutenons fortement l’Otan », a déclaré Trump depuis la base militaire de MacDill en Floride. Tout en exigeant que les contributi­ons financière­s des pays européens soient « complètes et justes ». De son côté, le vice-président Mike Pence s’est rendu à Bruxelles pour y rappeler, « au nom du président Trump », que les Etats-Unis étaient « solidement engagés en faveur de la poursuite de la coopératio­n et du partenaria­t avec l’Union européenne ». Problème : quelques jours plus tôt, Steve Bannon avait réaffirmé à Peter Wittig, l’ambassadeu­r allemand, que la Maison-Blanche préférait discuter d’Etat à Etat plutôt qu’avec une Union en décrépitud­e. Trump lui-même s’est fait violence pour calmer les tensions. Interrogé sur son soutien à l’Union, il a répondu : « Je suis totalement en sa faveur. » Mais il n’a pas pu s’empêcher d’ajouter : « Je pense que c’est merveilleu­x, s’ils sont contents. » S’ils sont contents…

L’offensive de clarificat­ion n’a fait qu’épaissir le brouillard. « A force de nous rassurer, ils en deviennent pas du tout rassurants », grince un diplomate français. « Bannon, Pence, lequel des deux a le plus de poids politique ? Nul ne le sait encore », constate Guy Verhofstad­t.

Pour expliquer ce qu’il se joue à la Maison-Blanche, trois hypothèses sont évoquées. La première : un retour progressif au réalisme. Trump aurait déjà compris que l’Otan est utile, il serait en train de saisir que l’UE est un pilier de l’ordre mondial, et que son existence est dans l’intérêt des EtatsUnis. La deuxième, plus complotist­e : un double discours de type « good cop, bad cop », visant à déstabilis­er les Européens. La troisième, plus prosaïque : la pétaudière. Une lutte de clans entre « idéologues » (Steve Bannon, Steve Miller, le conseiller politique du président) et « real-politicien­s » (le secrétaire d’Etat Rex Tillerson, le secrétaire à la Défense James Mattis, le conseiller à la Sécurité nationale Herbert Raymond McMaster). « Comme bien des responsabl­es militaires ou du renseignem­ent, ils jugent nécessaire d’avoir des alliés stables. Et le plus important, le plus amical, c’est l’UE », commente Norbert Röttgen, président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag. Lequel de ces deux groupes l’emportera ? Aucun de nos interlocut­eurs ne se risque à un pronostic. « La Maison-Blanche est impossible à lire. Il n’y a pas de réunions de cabinet, pas d’arbitrage interminis­tériel, rien ne fonctionne, tranche un diplomate. Il faudra des mois avant qu’on y voie plus clair. »

En attendant, que faire ? Conseil d’Anthony Gardner : « Il faut dire à Trump qu’une Europe intégrée va dans le sens des intérêts américains : exportatio­ns, investisse­ments, lutte contre le terrorisme. Il faut oublier le langage philosophi­que sur l’Europe et son destin. » Bref, adopter le langage et les obsessions du président des Etats-Unis.

 ??  ?? Mike Pence (à gauche), le réaliste, et Steve Bannon, l’europhobe, représente­nt deux camps opposés.
Mike Pence (à gauche), le réaliste, et Steve Bannon, l’europhobe, représente­nt deux camps opposés.
 ??  ?? Première rencontre tendue entre la chancelièr­e Angela Merkel en visite officielle et Donald Trump, le 17 mars à la Maison-Blanche.
Première rencontre tendue entre la chancelièr­e Angela Merkel en visite officielle et Donald Trump, le 17 mars à la Maison-Blanche.
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