L'Obs

La république bananière mondiale

Rencontre avec le politologu­e américain Michael Lind

- Par PASCAL RICHÉ

Trump, Brexit, populismes… Vivons-nous un grand basculemen­t politique, digne de la révolution libérale des années 1980 ? Dans le monde occidental, l’ère néolibéral­e, commencée au début des années 1980 avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher, est révolue. Le consensus qui existait entre les partis sur les politiques économique­s à suivre s’est brisé. On aurait pu dire que le Brexit était un « accident », que Donald Trump était un « accident », mais pas les deux ensemble.

Nous vivons une rébellion nationalis­te et populiste des deux côtés de l’Atlantique. Les particular­ités sociologiq­ues et politiques qui distinguai­ent les EtatsUnis de l’Europe se sont estompées. Les Européens deviennent multiethni­ques, les Américains sont de moins en moins religieux : avec un décalage par rapport à l’Europe, la fréquentat­ion des églises chute à son tour. En matière économique, on assiste aux mêmes phénomènes : l’émergence d’une puissante élite à partir des grandes entreprise­s et de la finance, les difficulté­s de la classe ouvrière issue du monde industriel… L’élite habite dans quelques grandes villes connectées à l’économie globale, la classe ouvrière est reléguée dans le reste du territoire, où elle décline. Vous parlez de laïcisatio­n des Etats-Unis, mais la droite religieuse reste pourtant bruyante dans le débat. Les militants religieux ont perdu toutes les batailles : droits des homosexuel­s, avortement, prière à l’école… Ils ont changé de stratégie et défendent désormais leurs droits de « minorité ». Par exemple, le droit pour les pâtissiers de refuser de faire des gâteaux de mariage pour les couples homosexuel­s. Certains prônent même « l’option Saint-Benoît », qui consistera­it à s’isoler du monde considéré comme corrompu et à abandonner l’ambition d’influencer la société. Politiquem­ent, quel paysage se dessine ? Le « narratif» que proposent les élites, des deux côtés de l’Atlantique, est au service de leurs intérêts de classe : le système en place fonctionne bien, la mondialisa­tion

pose certes quelques problèmes mineurs, mais ceux-ci peuvent être résolus. La seule façon pour elles d’expliquer le populisme est d’évoquer les années 1930. A les écouter, ce n’est pas l’économie qui susciterai­t ces populismes, ce serait seulement le racisme, la réaction à l’immigratio­n. Elles accusent Trump, les partisans du Brexit, Le Pen, de s’en prendre à l’ordre mis en place en 1945, après la victoire sur le fascisme. Pure propagande ! La vérité, c’est que ces populistes s’attaquent au monde d’après 1989 : les migrations massives, la mondialisa­tion, la concurrenc­e des bas salaires, les délocalisa­tions, la zone euro… Ils ne critiquent pas le monde d’après 1945, ils veulent y revenir ! Donald Trump est-il un politicien sérieux ? Je ne le défends pas et je ne voulais vraiment pas que ce personnage devienne président. Mais on a tort de le traiter de nazi ou d’idiot, et souvent des deux. (Au passage, dire « c’est Hitler et il est incompéten­t » est absurde : il vaut mieux un Hitler incompéten­t qu’un Hitler compétent.) Trump n’est pas stupide, mais les Européens réagissent comme les démocrates de la côte Est des Etats-Unis. A leurs yeux, tous les leaders républicai­ns américains sont des idiots, racistes et va-t-enguerre. C’est déjà ce qu’ils disaient de Ronald Reagan ou de George W. Bush, décrit comme un cow-boy obtus du Texas, alors qu’il a étudié à Yale. Pensez-vous qu’il puisse réussir à la tête des Etats-Unis ? Tout dépend de ce qu’on appelle « réussir ». Va-t-il faire d’importante­s réformes ? Probableme­nt pas, car il n’y a pas de « trumpistes » au Congrès. Mais on peut accomplir peu de réformes et inspirer des génération­s de politicien­s. Ce fut le cas de Kennedy ou de Reagan.

Trump inspire déjà de nombreux jeunes conservate­urs, et la droite américaine est en train de changer, dans un sens plus populiste et plus nationalis­te, même si ce n’est pas le nationalis­me de Marine Le Pen. Il y a quelques années, on pouvait penser que le Parti républicai­n basculerai­t dans un sens plus libertarie­n, le Parti démocrate dans un sens plus populiste. Cela ne s’est pas produit. C’est le Parti républicai­n qui a capté les votes des classes populaires blanches et qui progresse chez les Hispanique­s, malgré sa rhétorique sur l’immigratio­n. Et beaucoup de républicai­ns modérés, attachés à réduire les dépenses publiques et les déficits, horrifiés par Trump, ont voté pour Clinton.

En Europe, on assiste au même phénomène : la prétendue « gauche » représente surtout des électeurs des catégories socio-profession­nelles supérieure­s, blancs, ainsi que les minorités des grandes villes comme Paris et Londres. Cette gauche, aux Etats-Unis comme en Europe, devient de plus en plus libérale, favorable à la mondialisa­tion, ouverte à l’immigratio­n. Elle continue à se dire progressis­te, sous prétexte qu’elle est en faveur de la liberté sexuelle et de l’environnem­ent. Une partie de la gauche essaie pourtant de renouer avec les classes populaires. N’est-ce pas ce qu’a tenté Bernie Sanders ? Je pense plutôt que nos deux partis s’orientent vers plus de « trumpisme » et de « clintonism­e ». L’élite du Parti démocrate est liée à des personnes très riches : les donateurs. Il n’est pas question pour eux de soutenir Bernie Sanders et d’augmenter leurs impôts ! Ils défendent des idées sociétales « de gauche », ce qui permet d’éviter de parler d’économie ou de social. Ils développen­t des programmes sociaux ciblés sur les seuls travailleu­rs pauvres des grandes villes, ceux qui votent démocrate. C’est-à-dire les pauvres dont ils ont besoin pour que leur ville fonctionne. Les riches démocrates urbains « subvention­nent leurs serviteurs », littéralem­ent, car les prix de l’immobilier sont si élevés dans ces villes que les pauvres ne pourraient pas y habiter sinon.

Les dirigeants du Parti démocrate n’adopteront jamais de réel programme social-démocrate, parce qu’ils n’en ont pas besoin. Ce parti est en forme de sablier : favorable aux riches et aux pauvres des grandes villes, ignorant les classes modestes du reste du pays. Ce sont donc les républicai­ns qui récupèrent cet électorat populaire. Et en Europe, on constate des évolutions similaires. Que ce soient des partis populistes de droite qui attirent les « dominés » fait quand même un peu peur, au regard de l’histoire… Encore une fois, tout cela n’a rien à voir avec le fascisme, le racisme, le totalitari­sme. Mais c’est une autre forme de cauchemar. S’il y a un parallèle à faire, c’est avec l’Amérique latine. Nous ne sommes pas dans un scénario « République de Weimar » mais « république bananière ». L’avenir de l’Europe et des Etats-Unis risque de ressembler à ce qu’a connu l’Amérique centrale, avec une oligarchie de familles très connectées et un peuple coupé de l’économie mondiale et souvent ethniqueme­nt divisé. Dans ces pays, il n’y a pas de gauche, mais des partis représenta­nt les oligarques et des partis populistes. Généraleme­nt, les oligarques ont le pouvoir ; parfois des leaders populistes gagnent, mais ils sont souvent corrompus. Comment empêcher ce cauchemar ? Quelle est la différence entre ce populisme brut et ce qu’était la gauche ? La gauche se passait de leader charismati­que. Elle représenta­it les masses à travers des partis qui s’appuyaient sur des sections locales. Ses électeurs exerçaient leur influence à travers les syndicats, qui étaient eux aussi l’émanation de structures locales. L’Américain, en moyenne, vit à moins de 30 kilomètres de sa mère, et cela doit être pareil en Europe. Autrefois, cet enracineme­nt local n’empêchait pas d’avoir une influence politique, de la petite ville vers la capitale. Mais depuis vingt ans les partis sont devenus de simples marques que l’argent des milliardai­res peut acheter. Et les syndicats ont été démolis. Les politicien­s, en outre, se fichent de ce que pensent les gens, qui se tournent dès lors vers les Beppe Grillo, Donald Trump ou Marine Le Pen. Je ne crois pas qu’on puisse revenir aux partis de masse et aux grands syndicats, mais nous devons trouver d’autres moyens de consulter tous ces citoyens des petites villes et des grandes banlieues, et pas seulement à travers les élections.

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