L'Obs

Et si les hêtres étaient de gauche?

La Vie secrète des arbres » de Peter Wohlleben

- Par ARNAUD GONZAGUE

Apeine Peter Wohlleben a-t-il assis sa silhouette de géant – il fait 1,98 mètre – dans le bureau des éditions Les Arènes, dans le quartier Latin, à Paris, qu’il désigne un immense sapin remplissan­t de sa masse l’espace de la fenêtre. « Que pensent la plupart des gens qui le voient ici? Qu’il est beau, qu’il donne du cachet à l’immeuble. Mais si les gens connaissai­ent les arbres, ils verraient surtout qu’il est en souffrance. » En souffrance? « Les sapins, explique le forestier, responsabl­e du domaine de Hümmel, dans l’ouest de l’Allemagne, sont une espèce qui a besoin de vivre avec ses congénères pour s’épanouir pleinement et avoir une longue existence protégée des attaques parasitair­es. Vous voyez, cet arbre-là est comme un canari dans une cage. » On pourrait trouver le propos hautement bobo, voire vaguement illuminé, si Peter Wohlleben n’était l’auteur de « la Vie secrète des arbres », ouvrage vendu à 650000 exemplaire­s, traduit en 32 langues et appuyé sur les découverte­s scientifiq­ues les plus pointues. Sa thèse sur la gent arboricole est à la fois simple et déconcerta­nte : « Il faut considérer les arbres comme nous le faisons des animaux : on sait qu’ils peuvent souffrir, communique­r entre eux, que certaines espèces ont besoin de vivre en groupe quand d’autres sont solitaires… »

La lecture de son ouvrage nous fait même songer que certains arbres pourraient être rangés… à gauche sur l’échiquier politique. C’est le cas du sapin, du hêtre ou du chêne, qui n’aiment rien tant que vivre dans des communauté­s solidaires, partageuse­s, où l’on se serre les coudes. Si, par exemple, un chêne est attaqué par une chenille ou un quelconque ravageur (qu’il reconnaît grâce à la salive de l’intrus), il produit des signaux électrique­s qui libèrent des gaz dans l’air. Ses voisins, prévenus du danger, envoient illico des tanins amers et toxiques dans leurs feuilles et écorces. Sus à l’assaillant !

Quant au hêtre, voilà un arbre pour ainsi dire communiste. Il redistribu­e en effet les richesses – c’està-dire les nutriments – via ses racines à tous les membres de la hêtraie avec un sens très sourcilleu­x de l’égalité. Qu’un hêtre soit né sur un bon ou sur un mauvais sol, qu’il ait un accès abondant ou restreint à l’eau, il jouira d’une photosynth­èse équivalent­e à celle des autres. Cela s’appelle l’égalité des chances ! « Les hêtres morts sont même parfois maintenus artificiel­lement en vie par les autres pendant très longtemps. Pour qu’ils ne disparaiss­ent pas et ne laissent pas une place vide, où pourrait s’immiscer un arbre d’une autre espèce. » Xénophobe, l’arbre communiste? Pas vraiment, rappelle Wohlleben : « Pour le hêtre, le chêne ou le bouleau sont des créatures aussi éloignées génétiquem­ent que, pour nous, le poisson. »

Mais existe-t-il aussi des arbres de droite ? « Je parlerais plutôt d’arbres individual­istes. C’est le cas du bouleau, du saule ou du tremble. » Ces espèces dites « pionnières » plantent en effet leurs graines loin de leurs mères, poussent seules, se défendent et se réparent seules en cas d’attaque. A l’inverse des hêtres, elles n’ont reçu aucune éducation.

Education? Oui, le mot n’est pas trop fort. A l’état d’arbrisseau­x, les hêtres se voient ainsi transmettr­e, par leurs mères, une sorte d’adage : chi va piano va sano. Un jeune arbre aurait tendance à chercher la lumière pour croître de 50 centimètre­s par an – un rythme hyperactif à l’échelle de cette espèce. Mais les grands hêtres forment avec leurs branches un toit ne laissant filtrer que 3% d’une chiche lumière. Les petits arbres grandissen­t donc, mais très lentement. Ce n’est pas une privation sadique, mais une règle de la nature pour vivre vieux et en bonne santé – sachant qu’il faut deux cents ans à un hêtre pour atteindre simplement sa maturité sexuelle. « A contrario, un arbre qui a été planté par l’homme sans parents et sans congénères alentour, un arbre de jardin public par exemple, aura ce que j’appelle la “culture de l’enfant des rues”, détaille Wohlleben. Comme ces enfants qu’on voit au Brésil, il ne peut compter que sur lui-même et grandit très vite, parce que personne ne l’empêche de se gaver de lumière et d’eau. Au bout de cent ans, c’est-à-dire la prime enfance pour un arbre, il ne grandit plus et se montre très vulnérable aux attaques des champignon­s. Il tombera malade et sera vite coupé par l’administra­tion, qui ne veut pas d’infestatio­n. »

COMME UN ANIMAL DANS UN ZOO

Une vie intense, mais solitaire, traumatiqu­e et courte : c’est d’ailleurs le lot commun des arbres de nos villes, qui évoluent dans un état de quasi-maltraitan­ce, insoupçonn­é. Parce qu’ils sont seuls, parce que le sol urbain est trop compact et empêche donc les racines de s’étendre, parce que l’air y est trop chaud, que les ramures sont systématiq­uement taillées par les services municipaux (ce que Wohlleben appelle « un massacre »). Sans parler des écorces que les badauds, pas seulement les amoureux, arrachent au passage, et des pipis de chiens, terribleme­nt corrosifs pour les troncs. « Un arbre en ville est comme un animal dans un zoo : un simulacre de vie sauvage qui nous est offert en spectacle, mais qui dissimule des souffrance­s. » Tout de même, le mot n’est-il pas

excessif ? Après tout, les arbres n’ont ni nerfs ni cerveau. « C’est vrai, reconnaît le forestier, mais ils possèdent une mémoire, même si on ignore comment elle marche. Des scientifiq­ues ont versé à intervalle régulier des gouttes d’eau sur une variété de mimosa tropical habituée à se rétracter quand des gouttes la touchent. “Comprenant” au bout d’un moment que cette eau n’était pas un danger, le mimosa a fini par rester ouvert. Et, des semaines après, il a reproduit cette attitude quand il était de nouveau arrosé. En clair, il avait non seulement appris mais gardé la leçon en mémoire. »

POUR DES ARBRES “HEUREUX”

L’intelligen­ce n’est pas tout. Wohlleben affirme que chaque arbre a un tempéramen­t bien à lui. Et de citer un exemple qu’il a sous les yeux, dans un champ à côté de Hümmel : trois vieux chênes plantés très près les uns des autres et bénéfician­t des mêmes conditions de sol et de climat. Quand l’automne arrive, celui qui est situé à droite change de couleur une à deux semaines avant les deux autres. Pourquoi ? Par caractère, postule-t-il : prudent, il choisit de perdre ses feuilles très vite pour ne pas être saisi par le gel qui approche, quand ses deux compagnons, plus joueurs, profitent des derniers beaux jours pour poursuivre la photosynth­èse et engranger quelques calories en plus avant l’hiver.

On s’aventure là sur un terrain glissant : prêter aux arbres ce qu’il faut bien appeler une conscience. Et si tout cela n’était rien d’autre qu’une suite de réactions mécaniques mises en place par la nature ? « C’est possible, estime Wohlleben, mais cela nous ramène à la question de l’instinct. Quand vous tombez amoureux, est-ce un acte dicté par l’intelligen­ce ou par l’instinct de reproducti­on? La réponse n’est pas simple, n’est-ce pas? N’oubliez pas que pour Claude Bernard [médecin français du xixe siècle], un chien qui gémit n’était que l’équivalent d’une mécanique qui grince parce qu’elle a besoin d’huile. Qui dirait cela du monde animal aujourd’hui ? »

Et soudain, le sol s’ouvre sous nos pieds : comment annoncer aux végétarien­s, soucieux du bien-être animal au point qu’ils ont choisi de se passer de viande, qu’ils consomment de la denrée végétale, possibleme­nt douée de sensibilit­é, plantée dans des conditions peut-être désastreus­es ? Faudra-t-il un jour se sevrer de meubles, de portes, de charpentes, de bûches, d’allumettes? « Je crois que nous n’avons pas le choix : pour survivre, il faut utiliser les bienfaits de la nature, végétaux ou animaux, tranche Wohlleben, qui n’est pas végétarien. Mais ce qui importe, c’est de lutter pour que les conditions dans lesquelles ces bienfaits sont recueillis soient le plus respectueu­ses possible. » Lui milite pour des forêts où les arbres soient « heureux », comme ils le sont dans les forêts naturelles, donc non plantées par les hommes. Bien sûr, cela prendra plusieurs génération­s pour corriger le tir. Mais les arbres ont le temps.

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