L'Obs

Voyage en France (12/16) Au Quick halal de Roubaix

C’est le plus vieux fast-food de la ville. En 2009, le Quick de Roubaix est devenu halal sur fond de polémique. Huit ans plus tard, il ne désemplit pas. Abstention­nistes, marinistes, déçus de la gauche… Ses clients se confient sur leur vote

-

Le Quick, Farid, 25 ans, l’a toujours vu là. Une institutio­n roubaisien­ne ou presque. Plantée dans le centre-ville, juste en face de la station de tram. Le Quick, c’était le premier fast-food de Roubaix, installé avant même qu’il n’y ait le centre commercial tout neuf, avec ses marques chics, Comptoir des Cotonniers, The Kooples, etc. Le Quick, Farid y allait quand il était petit, se régalait de burgers, « même si c’était pas halal ». Avec les potes, il rigolait : « On se disait que ce serait super cool si un jour le Quick devenait halal. » En grandissan­t, Farid est devenu « plus sérieux » avec la religion. Il continuait à aller au Quick, mais ne prenait plus que des fish burgers (forcément halal, puisque le poisson est pêché et non abattu). En 2009, la chaîne a annoncé que certains de ses restaurant­s allaient devenir halal. Dont celui de Roubaix. « C’était la folie ! On y est tous allés, c’était la fête, on faisait la queue, on se prenait en photo avec nos burgers. » La polémique a enflé. Le Quick de Roubaix a fait la une de tous les journaux télévisés : le maire PS avait en effet décidé de porter plainte pour discrimina­tion contre l’établissem­ent. Sur sa page Facebook, Farid a reçu des trucs bizarres. « Des copains de collège. Ils voulaient faire une virée punitive au Quick avec des masques de cochon. » Farid n’a pas répondu : il s’est toujours demandé si les copains en question avaient oublié qu’il était musulman.

Ce souvenir est resté comme une épine qui le démangeait. La polémique n’a pas empêché le Quick de prospérer. Le premier étage, jadis condamné, a été ouvert, avec un espace jeux pour les enfants. Le fast-food, pimpant, est bien tenu. Il est souvent plein à craquer, surtout au début du mois, « parce que les gens ont touché les allocs, dixit une employée, et qu’ils se font plaisir ». Le mercredi, le dimanche, le soir, on y mange en famille, on vient parfois même célébrer des anniversai­res. « On leur a rapporté plein d’argent, au Quick, nous les Arabes. Alors je ne comprends pas. On dirait qu’on nous reproche d’exister », dit Farid, qui bosse d’ailleurs dans un snack halal. En 2012, Farid a voté Hollande. Et puis il y a eu les attentats. L’épine a de nouveau démangé. « Valls, la déchéance de nationalit­é, le burkini. La gauche, ça a été pire que la droite, question islamophob­ie. » Alors Farid est à deux doigts de faire l’impensable pour lui, dont les parents, d’origine algérienne, avaient pleuré en 2002 quand était apparu le visage de Jean-Marie Le Pen à la télé : il pense voter pour sa fille. « J’ai pas encore passé le cap. J’ai encore un verrou. Mais à un moment, t’as envie de tout faire péter. »

MACRON OR NOT MACRON?

Du fait de sa position stratégiqu­e, en face du tram, le Quick ratisse dans toute la région. A une table, Sonia et Guillaume, deux thésards en droit venus de Lille, s’écharpent. Sonia ne comprend pas la fidélité de Guillaume à Mélenchon. Guillaume, lui, s’étrangle quand Sonia évoque l’option Macron : « T’as déjà oublié la loi travail?!! » En vérité, Sonia ne sait plus pour qui voter. « Peut-être que c’est le meilleur barrage à Marine Le Pen. Hamon n’a pas la carrure. » Sonia a cependant été refroidie par le pas de deux du candidat sur la colonisati­on. « Je suis d’origine algérienne. C’est dangereux d’instrument­aliser le passé colonial. » Résultat : Sonia n’ira pas voter au premier tour. Contrairem­ent à Vincent, 38 ans, attablé à quelques mètres, qui avale en solitaire un burger. Représenta­nt commercial en vitres, il parcourt « des centaines de kilomètres » par jour, « bosse 70 heures par semaine ». Large sourire, carrure de nounours, Vincent est fan du leader d’En Marche !. « Je vis dans un village en région flamande, très crispé sur son identité : je suis entouré de gens qui votent Le Pen. Mais moi, je suis un optimiste. Je pense qu’on doit s’ouvrir sur l’extérieur. L’identité heureuse de Juppé, par exemple, ça me parlait. Macron, c’est Juppé en mieux, en neuf. Il propose du rêve. » La loi travail ? Vincent a été licencié il y a quelques années d’Aldi : « Mais j’ai

rebondi. Je me referai peut-être licencier, c’est la vie. Assouplir le Code du Travail, je suis pour ! »

“NIQUE LA FRANCE, COUSINE!”

Courbé sur son burger, Sofiane éructe dès qu’on évoque le mot « politique ». « Enculés de bâtards! Nique la France, cousine! » Avant de changer de voix pour parler à sa gamine : « Mange pas trop vite ton Sundae, ma puce, tu vas avoir mal aux dents. » La petite a-t-elle un filtre à gros mots dans les oreilles ? Le papa gentil se refait troll rageur quand il me parle. « Non mais c’est vrai, cousine, faut les niquer! La France elle a fait quoi, à nos parents, elle les a colonisés, elle leur a cassé le dos, c’est nous qui la faisons vivre et elle nous chie à la gueule, pourtant, t’as regardé, ici, putain, ouvre les yeux, qui c’est qui remplit la caisse, qui travaille ? Des Arabes comme moi, des Chinois comme toi, et pourtant ils veulent pas de nous ! Moi, tu vois, ma carte d’identité française, je me la mets au cul. » Sofiane restera métaphoriq­ue sur ce coup-là, se contentant d’agiter ladite CNI avec dégoût. Avant de brandir son passeport marocain et de l’embrasser : « Mon coeur, il est là-bas. Au bled. Pas avec ces fils de pute. » Devant lui, son épouse Marie acquiesce. C’est une « Française de souche », selon ses propres mots, mais elle est d’accord avec son mari. Elle veut partir au Maroc : « La France, elle fait plus rien pour les Français. Dans notre quartier, c’est le bordel. Les Roms, ils cambriolen­t tout. » Sofiane s’énerve encore contre moi. « Tu me fais chier à parler de ces enculés de politiques, ma soeur, je parle comme un gosse de 12 ans alors que j’ai 35 piges. » Sofiane a un bon boulot, il est roboticien, mais il dit que la France lui « a toujours claqué la porte au nez » : « J’ai envoyé plein de CV et on m’a envoyé chier parce que j’ai un nom d’Arabe. Je bosse en Belgique, tu trouves ça normal que la France, elle me crache à la gueule? » Sofiane explose à nouveau dès que j’ose dire qu’on peut se

sentir français et d’origine étrangère. « T’es quoi, une traître? T’es avec eux? Avec ce qu’ils ont fait à nos parents? Bah, en même temps, pff, t’es journalist­e. Et vous, les médias… » Sofiane n’ira pas voter en mai, car « les politiques, c’est tous des fils de pute ». Est-ce qu’il a peur de Marine Le Pen? « Pourquoi j’aurais peur? C’est nos parents qui avaient peur. Ils ont toujours été soumis, à faire des courbettes aux Français. Mais nous on est français, on ne va pas s’excuser d’exister. C’est fini de faire les gentils. Marine Le Pen, je m’en branle. De toute façon, elle se fera enculer, comme tous les autres. »

C’EST LES SOLDES CHEZ BABOU !

Les deux soeurs sont tombées sur les chaises, épuisées. C’est les soldes chez Babou ! Le grand bazar juste à côté du Quick va bientôt fermer pour travaux et liquide ses stocks. Et depuis quelques jours, c’est l’émeute. « J’ai plus la force », souffle Nicole, qui a failli mourir écrasée dans la queue, mais a réussi à dégoter un jogging à 6 euros et des gants polaires à 1 euro. Comme sa soeur Edith, Nicole est à la retraite. « 826 euros après quarante-quatre ans de carrière à La Redoute. C’est sûr que tu fais pas de folies. » Depuis 2010, Nicole habite dans un F2 à Wattrelos, un logement social. « C’est pas bien cher, je paie 350 euros de loyer, mais c’est insalubre, trop d’humidité. Je fais de l’asthme depuis que j’y habite. Ça fait sept ans que je demande à être relogée. Et rien… Je demande pas un château comme Penelope Fillon, hein ! Juste un appartemen­t vivable. J’ai quand même bossé toute ma vie, moi, et je peux vous dire, c’était pas un emploi fictif ! »

Edith acquiesce. Elle aussi a bossé près de quarante ans à La Redoute. Elles étaient fières, les deux soeurs, de leur situation. « On pensait pas qu’à la retraite on dégringole­rait comme ça. Moi, je suis fichée à la Banque de France maintenant », soupire Edith. Avec son mari, elle rêvait d’une retraite dans le Sud, ils avaient vendu leur maison, tout réinvesti pour racheter un bar. « On s’est fait arnaquer par une bande de Gitans. On n’a plus rien », dit Edith. Dans leur famille, on a toujours voté à gauche. Nicole restera fidèle à la tradition : elle votera Mélenchon, aurait bien donné sa voix à Valls, mais pas à Hamon : « Il est gentil, mais il ne parle pas très bien. » Macron ? « Oh, lui, il parle comme un PDG ! On voit bien que c’est pas quelqu’un qui gagne le smic ! » Nicole coule un regard vers Edith. « Ma soeur, elle, elle va voter pour Marine », chuchote-t-elle. Sourire gêné d’Edith : « Son père, non, jamais, j’aurais pas pu. Mais elle, c’est la seule qui pense aux petits comme nous. » Pour Edith, tout est parti en vrille depuis l’Europe et l’euro : « On vivait mieux à l’époque du franc. »

Nicole et Edith se chamaillen­t gentiment. Nicole à Edith : « Quand même, ta Marine, elle me fait peur… » Mais pas au point de voter Fillon si jamais les deux s’affrontent au second tour : « Ah non, là, je pourrais pas! Et puis y en a marre de voter contre. » Les deux regrettent qu’on ne « teste pas les présidents avec une période d’essai ». Une heure plus tard, exactement à la même place que les deux soeurs, on croise une

autre Nicole, qui échoue aussi au Quick, essorée de son passage aux soldes de Babou. La cinquantai­ne, mère de trois enfants, elle regrette le temps de « Mitterrand, quand la France allait bien ». Nicole a trois enfants, et elle aussi votera pour Marine Le Pen. Parce qu’il faut « remettre la France en ordre ». Et qu’avec « tout ce qui se passe », elle ne se sent « plus chez [elle] ». Chez Babou, il y avait des femmes « avec le grand voile noir », dit-elle. Le halal, en revanche, Nicole n’a aucun problème avec ça : « Moi, j’achète toujours ma viande à la boucherie halal parce que c’est moins cher et que c’est bon. Pour le réveillon, j’ai cuisiné deux poulets halal. Mes nièces sont musulmanes. » Nicole dit que les politiques, c’est que « des magouilles et des menteries » : « Les migrants, par exemple, on sait bien que les maires touchent de l’argent pour les recevoir ! »

LES FIDÈLES DU FLASH BURGER

A quelques pas du Quick, le Flash Burger, malgré son décor peu engageant, continue d’accueillir des fidèles. La légende dit que les burgers y seraient plus halal qu’au Quick. Au comptoir, Benoît, 35 ans, converti depuis douze ans à l’islam, arbore une longue barbe rousse. Il ne votera pas en avril : « C’est contraire à ma religion. Et puis de toute façon, ça fait des années que ce pays nous rejette, nous les musulmans. » Le but de Benoît, c’est de « partir d’ici » : « J’ai une petite fille de 5 ans. » Attablés, Kevin et Nordine se régalent de leur énorme burger : « Le Flash, on y vient toujours, les frites sont meilleures qu’au Quick. » A part les élections des « délégués de classe », les deux garçons n’ont jamais voté de leur vie, ne sont jamais allés chercher leur carte d’électeur : « On voit pas l’intérêt. » Ils suivent un peu l’actualité politique « sur Facebook », mais sans plus. Un SDF égaré entre. Il n’y a pas de vigile comme au Quick. Il a faim. Benoît lui tend une barquette de frites. « Y a trop de misère, ici, en France. »

UNE GROUPIE DE HOLLANDE

Bernadette mange un morceau avant de prendre son service de nettoyage au Quick. « Ça fait quinze ans que je bosse ici, et je peux te dire que je suis efficace. En ce moment, la machine à laver est en panne, mais je te lave tous les plateaux à la main, hyper vite !! » Elle habite juste à côté du fast-food, dans l’appartemen­t où elle a grandi avec toute sa nombreuse famille. Bernadette vient du Togo, elle est arrivée en France en 1983. « Je voterai toujours à gauche parce que j’ai la nationalit­é française grâce à eux. » Bernadette gagne 600 euros par mois, plus 200 euros d’allocation adulte handicapé. Dans la rue, elle marche avec un déambulate­ur, mais au Quick elle met de côté son appareil. Il faut la voir se redresser, cheveux bien tirés, s’agiter à ranger plateaux et emballages, toute droite dans son uniforme, faire disparaîtr­e cadavres de frites et gobelets de Coca. « Je suis hyper efficace, je te dis! » Bernadette ne se plaint jamais, même si elle a mal aux jambes à rester si longtemps debout. Bernadette doit être la seule personne à des kilomètres à la ronde à continuer de soutenir François Hollande. Ça la choque, car dans son immeuble le président en prend plein la tête : « Tout le monde l’insultait, disait des choses pas gentilles sur lui. » Elle a l’oeil tout attendri. « Et puis, tous les attentats, le pauvre, il fallait gérer, moi, je trouve qu’il a été sérieux ! » Bernadette n’est pas allée voter à la primaire. « Bon, je veux voter à gauche. Mais vu qu’il n’y a pas Hollande, je vote qui, à ton avis ? »

“HOULALA, ROUBAIX !”

C’est marrant comme les polémiques passent. Laissent des traces. Ou pas. C’est ce qu’on se dit en méditant face à notre burger sauce Vache qui Rit, qui, dégoulinan­t, nous a laissé, lui, des traces indélébile­s sur le col. Qu’adviendra-t-il du Quick halal de Roubaix ? Le fast-food a été racheté l’an dernier par Burger King. L’enseigne Quick est amenée à disparaîtr­e, sauf pour une quarantain­e de restaurant­s halal qui la conservera­ient. Le burger, glaive de la laïcité ? Florian, 22 ans, est manager et a commencé à bosser au Quick juste après son bac. « Y a plein de gens de partout qui viennent consommer ici, juste parce que c’est halal. Avant, je travaillai­s au Quick de Leers, dans le centre commercial. Quand j’ai été transféré à Roubaix, on m’a dit : “Houlala, Roubaix !” Roubaix, ça crée tous les fantasmes. Mais en fait, c’est tranquille. » Florian, toutes ces polémiques sur le halal, ça le dépasse : « Au goût, franchemen­t, vous voyez la différence ? »

C’est comme la politique. « Ça m’intéresse carrément pas. Avec les copains, je préfère rigoler, vous voyez! Je vois pas l’impact sur ma vie. » Ce qui changera en revanche vraiment sa vie : savoir si le Quick où il travaille restera un Quick ou deviendra un BK (Burger King). Farid, qui était si content de l’ouverture du fastfood il y a huit ans, ouvre, lui, les yeux comme des soucoupes quand on lui explique que « son » Quick halal, le premier fast-food halal de France, pourrait disparaîtr­e : « Quoi, mais ils sont dingues! Alors là, je vous jure, y en aura qui feront la révolution ! »

 ??  ?? Nicole et Edith, deux soeurs retraitées de La Redoute, où elles ont travaillé pendant quarante ans.
Nicole et Edith, deux soeurs retraitées de La Redoute, où elles ont travaillé pendant quarante ans.
 ??  ?? Le Quick halal de Roubaix.
Le Quick halal de Roubaix.
 ??  ?? Le Flash Burger, un autre fast-food halal de Roubaix, a une clientèle d’habitués.
Le Flash Burger, un autre fast-food halal de Roubaix, a une clientèle d’habitués.

Newspapers in French

Newspapers from France