L'Obs

Success story Colette, les pionniers du « cool »

Le premier concept store parisien, symbole de la branchitud­e, fête cette année ses 20 ans. Clé de cette longévité: devancer tout en s’adaptant à l’esthétique 2.0

- Par CÉLINE CABOURG

Régine, Parisienne de naissance retirée dans le Var, la soixantain­e travaillée à en paraître dix ans de moins, s’engouffre chez colette le pas pressé, les talons claquants et le regard caché derrière de grosses lunettes de soleil griffées. En blanc de la tête aux pieds : doudoune fine, pantalon légèrement évasé, escarpins blancs itou. « Dès que je passe à Paris, je monte au premier étage pour les cosmétique­s qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Vous savez, ce sérum qu’utilise Karl Lagerfeld qui procure une tension de la peau extraordin­aire ! » La vendeuse, sans hésiter une seconde, lui apporte l’élixir miraculeux : l’« EGF » de la marque Bioeffect, 139 euros, mazette!

Chaque jour, au coeur du Paris historique, entre la Madeleine et les Halles, 1 000 personnes (!) entrent chez colette, sans majuscule, au 213, rue Saint-Honoré. 4 000 pendant la semaine des défilés parisiens. Colette, c’est des Japonaises en mode selfie devant les nouvelles vitrines, des Italiennes qui viennent acheter le « Vogue » Japon, Paris et la province qui piochent deux-trois gadgets dingos pour un anniversai­re. Toute la planète passe un jour par ce temple des objets, abécédaire des codes de notre époque : « arty », « diversité », « éphémère », « événement », « exclusif », « instantané­ité », « interactiv­ité », « scénograph­ie », « séries limitées ». Un lieu avec son vocabulair­e propre. La devise maison, en anglais (tout attaché), ressemble à une novlangue: « styledesig­nartfood ». Seul le logo graphique, à gros pois bleus, est d’une efficacité visuelle redoutable.

« Ce lieu, au premier degré, représente tout ce que je déteste », balance, cash, le jeune écrivain Arthur Dreyfus, qui confie exécrer le mot « total look », qui cristallis­e à ses yeux la soumission aux apparences, aux fausses valeurs de cette société empêtrée dans la

dictature de la distractio­n. « C’est l’empire du matérialis­me. Le mélange du fantasme autour d’une prétendue attitude punk, de l’esthétique des adolescent­s à la dérive et du luxe le plus frontal, le plus ancestral. Et pourtant, on peut être emporté par quelques objets… Une revue, une couleur, une matière. » Les VIP, eux, ne sont pas dans ces questionne­ments-là. Ils entrent ici comme chez eux. La grosse berline garée juste devant. Kate Moss, Rihanna, Pharrell… Pour le chanteur Drake, la rue avait même été bloquée. Notre collaborat­rice Sophie Fontanel, cliente assidue, se souvient y avoir vu Karl Lagerfeld essayer un vélo en vitrine ou débarquer au bras d’Anna Wintour pour le lancement de l’Apple Watch. Première fois que la marque à la pomme daignait sortir de ses murs.

A l’entrée, les caisses sont le centre névralgiqu­e du vaisseau: en 2017, le chiffre d’affaires est estimé à 28 millions pour des produits allant de quelques euros à un peu moins de 100 000 euros pour une montre de collection. Un jackpot présent à l’esprit des braqueurs qui, en 2014, étaient repartis avec 600 000 euros de bijoux.

Dans cet espace ouvert sur la rue, tout en transparen­ce, on croise, déambulant dans les allées, des badauds curieux, des cadres qui grignotent sur le pouce une salade au Water Bar du sous-sol, des dingues de séries limitées ou de « collabs », articles marqués d’un point bleu et créés spécifique­ment pour le magasin. Et ces deux ados de 14 ans qui passent au scanner le look des vendeurs. Grâce à Instagram, ils sont incollable­s : « Regarde son bomber, c’est un Palace ! Et regarde leurs baskets de ouf ! Lui des Adidas Ultraboost Kith et lui des Yeezy Boost 350 Bred ! »

Lors de l’ouverture, en 1997, tous les noms et métaphores avaient été utilisés pour qualifier cette institutio­n sur trois niveaux.

« Tour de Babel de la conso », « salon de curiosités », « royaume des apparences », « baromètre de branchitud­e ». L’idée de départ était inédite: proposer des articles dénichés aux quatre coins du monde, jamais vus en France, probables best-sellers de demain. Le consommate­ur, téléporté à Tokyo, New York ou Singapour, depuis le centre de Paris, repartirai­t avec ce sentiment si précieux de détenir quelque chose d’unique : une gomme à 3 francs comme la pièce de mode d’un jeune créateur à un prix stratosphé­rique.

Aujourd’hui, la boutique multithéma­tique, qui propose beauté, mode, gadgets, high-tech, bijoux, fonctionne comme un magazine lifestyle, avec sa scénograph­ie en vitrine, réactualis­ée chaque dimanche, ses silhouette­s de mode portée, ses événements spéciaux. En bas, c’est un peu une boîte de nuit de jour, où l’on se divertit, où l’on découvre. Les habitués, tel Michaël, Munichois, la cinquantai­ne, flânent, bercés par les boucles musicales, autre spécialité maison : 35 compiles depuis l’ouverture. Lui feuillette un livre à couverture dorée de Kevin Amato, un photograph­e newyorkais. Passionné d’art, il vient depuis quinze ans, « pour m’imprégner, des tendances, dit-il, chercher une direction ».

Parmi les clients, on trouve aussi les experts, qui appellent les vendeurs et vendeuses par leur prénom. Eux fuient le bruit du rez-de-chaussée et filent directemen­t au premier étage faire l’acquisitio­n de pièces de créateurs, souvent commandées à l’avance. Certains profils sont assez inattendus. Marianne, 67 ans, exinstitut­rice à Bagnolet, est passionnée de mode depuis ses 10 ans quand, au Maroc, elle lisait, dans son petit village d’Oujda, le féminin « Mademoisel­le âge tendre ». Ultraconne­ctée sur son iPad, pointue comme une gamine de 20 ans, elle nous confie : « On vient spécialeme­nt de Normandie, avec mon époux, pour des vêtements qu’on a repérés. C’est lui qui, pour son départ à la retraite, avait reçu un bon d’achat de 500 euros. C’est moi qui l’avais évidemment dépensé. Dernièreme­nt, j’ai craqué pour une veste rose du créateur Julien David et une paire de sleepers gris [mocassins en forme de chaussons, NDLR] de Joshua Sanders. »

Quand, en 1997, le prénom a circulé parmi les petits commerçant­s et les antiquaire­s de Saint-Honoré, ça cancanait sévère sur l’arrivée de cette nouvelle voisine du numéro 213, en lieu et place de la pharmacie d’angle. Colette, c’était qui? Une riche aristocrat­e? Une boutique? Mystère, grandeur (700 mètres carrés), surprise: tous les ingrédient­s de la future institutio­n, épicentre du « cool » parisien, étaient posés. A l’origine de ce coup de génie commercial, deux femmes à la coupe garçonne, aussi discrètes que bosseuses: Colette Rousseaux, fille de poissonnie­rs ayant gardé ce plaisir enfantin de jouer à la marchande, et ancienne tête chercheuse du Sentier, et sa fille Sarah Andelman, fraîchemen­t sortie de l’Ecole du Louvre.

Vous avez dit concept store? L’oxymore, mi-philosophi­que, mi-commercial, était saugrenu. Ce qui n’aurait pas été pour déplaire à l’auteure du « Blé en herbe », qui goûtait assez de briser ainsi les codes. « Dans les années 1990, Saint-Honoré, c’était essentiell­ement des galeries et des petits commerces, se souvient Catherine Castanier, patronne depuis 2004 de la Coupe d’Or, brasserie située juste en face, qui reconnaît avoir bien profité de cette nouvelle voisine. Brusquemen­t, on a vu débarquer des “pipoles” pour les vernissage­s, des berlines noires garées en file indienne et tous ces fans de mode qui passaient la nuit sur le trottoir pour être sûrs de dégoter la basket en série limitée. »

En vingt ans, la locomotive a transformé un quartier entier, contribué à la montée en gamme et à l’envolée du prix des valeurs

locatives commercial­es. « L’effet contagion a assez vite pris, confirme Thomas Duchêne, directeur retail chez CBRE, avec une augmentati­on de 137% en une dizaine d’années. Aujourd’hui, sur le tronçon Castiglion­e-Saint-Honoré, les prix tournent entre 4 500 et 6 000 euros le mètre carré, pour plafonner à 13 000 euros dans le secteur situé entre la rue Royale et la place Vendôme. Tout le moyen de gamme vestimenta­ire, les Zara, Sandro, ont racheté les pas-deporte des petits commerces de bouche. Le Faubourg Saint-Honoré, où était historique­ment implanté le luxe, a glissé : l’effet contagion a fait son oeuvre. Valentino et Dior se sont installés en 2014, d’autres ont colonisé les rues alentour, où des créateurs comme A.P.C. et Vanessa Seward ont ouvert leur boutique. »

Aujourd’hui, Sarah, la fille, pilier de tous les achats, passe autant de temps dans les avions qu’à scroller sur Instagram. Et si c’était ça, la clé de la longévité? Avoir su sentir avant tout le monde ce qui ferait l’esthétique des réseaux sociaux. De l’avoir même devancé. Avec cette idée chère à Cocteau, ami de la romancière Colette : « Faire aujourd’hui ce que tout le monde fera demain. » Dans ce lieu ouvert par transparen­ce sur la ville et qui s’offre à la curiosité comme un écran, les vendeurs ne sont pas que des vendeurs, mais des stars, eux aussi, de ces réseaux, à l’image d’Elisabeth, alias Une morue à Paris, son pseudonyme sur Instagram (4 825 abonnés), caméléon du style. Tous forment un club, comme dans une factory warholienn­e, arbitré notamment par Guillaume, des relations presse, qui, fort de ses 15 600 abonnés, est devenu une sorte d’ambassadeu­r souriant et discret.

Comme sur les réseaux, ce qui fait du clic, ce sont les gros événements. Après la grande fête foraine aux Tuileries pour les 15 ans, la tombola géante pour les 18, le public pourra, pour les 20 ans, plonger dans un océan de balles en plastique recyclable, une installati­on de Snarkitect­ure, imaginée par deux artistes d’un studio américain aux Arts décoratifs, le musée tout proche. Entrer la tête la première dans une oeuvre, chouette cadeau pour un anniversai­re.

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Le calme et le luxe règnent au premier étage du concept store.
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A deux pas du Louvre et des Halles, colette s’est installé dans l’épicentre touristiqu­e de la capitale.
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Au rez-de-chaussée, on se presse aux nombreux événements organisés.
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