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Pour le fondateur de la start-up Snips, multientrepreneur de 32 ans primé par le prestigieux Massachusetts Institute of Technology, l’intelligence artificielle nous facilitera la vie en faisant disparaître la technologie
En quoi l’intelligence artificielle va-t-elle changer nos vies ?
La révolution de l’IA ouvre des possibilités jusqu’ici inexplorées. Avec un impact sur la société sans doute encore plus important que l’adoption d’internet.
Mais ce vocable recouvre des notions très différentes…
Il faut en effet bien faire la distinction entre différents types d’IA. Il y a, d’une part, les IA verticales ou spécialisées : des algorithmes qui peuvent être plus ou moins sophistiqués, mais dédiés à une seule tâche, qui pénètrent déjà largement notre vie quotidienne. Et, d’autre part, une IA plus générale qui serait aussi intelligente que le cerveau humain, voire une « super-IA » douée de conscience… qui sont des extrapolations des technologies existantes. On ne sait pas si elles existeront un jour.
Vous en doutez ?
Personne ne peut aujourd’hui dire avec certitude ce qui va se passer.
Quelles sont les applications les plus répandues des IA spécialisées ?
Elles pénètrent tous les types d’industries et de services, et font l’objet d’applications à destination aussi bien des entreprises que du grand public. Les IA les plus répandues, pour l’instant, sont les assistants personnels sur smartphone de type Siri (Apple), Cortana (Microsoft) ou Google Now (Android) ou bien les interfaces vocales, comme celles que développe la société Snips que j’ai cofondée. Mais les systèmes intelligents touchent tous les domaines : traduction, e-commerce, vente en magasin, marketing, relation clientèle, voiture autonome, gestion de stocks, maintenance industrielle, cybersécurité, détection des fraudes, aide au diagnostic médical, recommandations thérapeutiques, conseil financier…
Est-on sûr qu’il ne s’agit pas d’un feu de paille ? Les IA seront-elles vraiment adoptées par le grand public ?
C’est inéluctable. Actuellement, à chaque nouvelle interface technologique, l’homme doit s’adapter, apprendre à manipuler des commandes ou un écran, à configurer un système. Or, bientôt, dans sa vie personnelle ou professionnelle, chacun de nous aura affaire à des centaines d’objets connectés. Gestion de la température et de la sécurité de notre foyer, prise de rendez-vous, organisation de nos déplacements, gestion de notre santé, de nos loisirs… Cet « internet des objets » entraînera aussi une croissance exponentielle de notifications, ce qui deviendra ingérable. Il sera beaucoup plus simple que tout cela soit orchestré par un ou plusieurs assistants personnels intelligents, à qui vous parlerez en langage naturel. Le but ultime du déploiement de l’IA, c’est d’humaniser les interfaces, de faire « disparaître » la technologie !
Pourquoi le concept d’IA, qui date de la machine de Turing, prend-il aujourd’hui cette importance ?
Parce qu’il s’est produit, ces dernières années, une véritable accélération technologique, par rapport aux machines produites depuis deux cents ans. Ces avancées de rupture concernent essentiellement trois domaines : la production et le recueil de données massives, les mathématiques algorithmiques et la puissance de calcul des ordinateurs. Avant, il fallait être expert dans ce qu’on voulait automatiser, et il fallait programmer les machines pour le faire. Aujourd’hui, les algorithmes sophistiqués – ceux qui autorisent l’apprentissage profond des machines à travers des réseaux neuronaux et permettent
aux logiciels de se perfectionner euxmêmes – sont en libre accès. A la portée de n’importe quelle start-up…
Pour quelle raison ?
Essentiellement parce que les champions mondiaux – les américains Google (DeepMind, Google Brain), Facebook, Amazon, IBM (Watson) ou le chinois Baidu – sont en compétition pour attirer les meilleurs cerveaux, les chercheurs les plus pointus de la planète. Or, les stars académiques de ce domaine n’acceptent de travailler pour ces entreprises privées qu’à la condition de pouvoir continuer à publier, à partager leurs travaux avec la communauté scientifique mondiale. Du coup, ces algorithmes d’IA sont mis en « open source », à la disposition de tous.
Alors, sur quoi porte la concurrence entre les différents systèmes d’IA ?
Les algorithmes ne font pas tout : la matière première indispensable pour éduquer cette IA, la spécialiser, lui apprendre un métier, c’est la data. La compétition porte donc à la fois, en amont, sur l’accès à ces données, sur leur quantité et leur qualité. Et, en aval, sur la capacité à toucher des utilisateurs, entreprises ou particuliers.
La donnée est donc le sang qui irrigue l’économie numérique du futur ?
Oui, le sujet le plus stratégique de l’IA, c’est l’accès aux data : la création et le partage de ces données. Or les plus gros aspirateurs mondiaux de données, ce sont les GAFA [Google, Amazon, Facebook, Apple, NDLR]. Facebook couvre 80% de la population en ligne ! Et plus ces entreprises aspirent de data, plus leurs intelligences artificielles deviennent performantes…, ce qui, en retour, attire toujours plus d’usagers dans leur écosystème. C’est un cercle vertueux pour ces grands groupes, mais qui pourrait se révéler dangereux pour nous. Si l’Europe laisse filer ses gisements de données publiques et privées dans les « boîtes noires » de ces géants, elle risque de devenir une colonie numérique. Jusqu’ici, on a surtout réfléchi en termes de données personnelles, avec des concepts comme le droit à l’oubli. Mais il faudrait aussi que les communes, les villes, les régions puissent monétiser leurs propres données. Est-il normal, par exemple, que Google Maps possède davantage de données cartographiques sur Paris que la ville elle-même ? Est-ce que cela ne devrait pas faire l’objet d’une licence, ou d’un partenariat ?
Face à ces GAFA, quelles sont les armes de sociétés européennes comme Snips ?
Snips propose aux entreprises d’intégrer à leurs services des assistants intelligents commandés par la voix. On travaille, par exemple, avec un constructeur automobile pour que le conducteur puisse dire à sa voiture : « Enlève la buée sur le pare-brise ! » Et ce sera fait automatiquement, sans qu’il ait à se préoccuper de savoir s’il faut mettre l’air conditionné, baisser le chauffage ou régler sa ventilation. Il faut bien sûr que notre service soit aussi bon que ceux de la concurrence. Mais, en plus, notre atout compétitif majeur par rapport aux Américains est justement que notre modèle garantit que toutes les données restent privées, parce qu’elles sont traitées en local, au niveau de l’appareil, et non dans le serveur distant d’un cloud, comme les données recueillies par Amazon. Ce concept, dit « privacy by design », prend de plus en plus d’importance quand on songe à l’Amérique de Donald Trump !