L'Obs

HUMEUR

- Par JÉRÔME GARCIN J. G.

C’est à peine si l’ancien avocat général à la cour d’assises de Paris évoque les accusés tristement célèbres – une galerie de monstres froids – contre lesquels il fut chargé de requérir : Emile Louis, Youssouf Fofana, Maxime Brunerie, François Besse, Christian Didier ou Bob Denard. Car, dans le box, un seul prévenu continue de fixer Philippe Bilger et de hanter celui qui, sous sa robe herminée, se définit comme « l’avocat de tous les citoyens ». Cet homme, ce fantôme plutôt, c’est son père, l’Alsacien Joseph Bilger, syndicalis­te paysan du Sundgau engagé dans la collaborat­ion et condamné à la Libération à dix ans de travaux forcés pour intelligen­ce avec l’ennemi. « Mon père, écrit Philippe Bilger, était une force, un talent bruts, une puissance, un élan, un torrent qu’une formidable aptitude à la parole sublimait. » Un père qui pactisa avec les nazis, mais dont le fils persiste à estimer qu’il fut « injustemen­t condamné et incarcéré, puis détruit ». Un père qui valut à Philippe Bilger, lorsqu’il était collégien à Montargis, d’être conspué par ses camarades et traité de « sale boche ». Un père, disparu en 1975, qui poussa le sadisme jusqu’à inviter – ce fut la première et la dernière fois – son garçon à déjeuner au buffet de la gare Saint-Lazare pour lui offrir le spectacle de son mutisme : « Lui, plongé dans la lecture de son journal, moi, dans mon malaise. Il ne parlait pas et je n’osais pas parler. » On se doutait bien que Philippe Bilger, dont le livre sur le procès de Robert Brasillach (« 20 Minutes pour la mort », 2011) portait déjà la marque de son histoire personnell­e, n’avait pas choisi son métier par hasard. Mais pour mieux comprendre comment l’enfant apeuré d’un harangueur tonitruant s’est consacré à l’éloquence, pourquoi le fils d’un réprouvé a épousé la magistratu­re et tant aimé la justice criminelle, il faut lire « la Parole, rien qu’elle » (Le Cerf, 10 euros). Le conseil vaut pour tous, y compris ceux qui ne partagent pas ses idées droitières. Car Bilger y éclaire la part la plus obscure de lui-même. Il y confie ses troubles, ses doutes, ses « âpretés » avec une belle sincérité et ne cache rien de ses blessures les plus enfouies. Il dit avoir toujours fait son devoir et, en cour d’assises sur laquelle planait l’ombre paternelle, dialogué avec les pires accusés « sans complaisan­ce, mais sans haine ». Et il y fait l’éloge de la parole dans une prose oratoire, qui résonne à chaque page comme sous une voûte en plein cintre. Jamais cet avocat général n’a été plus singulier qu’ici.

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