« Mais où vont les catholiques? » Entretien avec Jean-Luc Marion et Christine Pedotti
Dans “Brève apologie pour un moment catholique”, le philosophe Jean-Luc Marion livre, pour la première fois, son point de vue sur la place des chrétiens en politique. L’intellectuelle Christine Pedotti, elle, s’alarme de l’offensive des plus identitaires.
« N’ayez pas peur de nous! » écrivez-vous, Jean-Luc Marion, en introduction de votre essai. Vous relevez ainsi, et raillez aussi, l’étonnement voire l’effroi qu’une nouvelle visibilité des catholiques dans la société française provoque chez certains. Pourtant, pour la première fois, lors de cette élection présidentielle, l’Eglise a refusé de s’exprimer clairement contre le Front national. N’y a-t-il pas lieu de s’en inquiéter? Jean-Luc Marion N’étant pas porte-parole des évêques, je vous renvoie à eux. Plus sérieusement, les évêques n’ont pas à donner de consigne de vote, ils doivent même ne pas en donner. D’ailleurs, ils n’ont jamais pris parti pour un candidat à l’élection présidentielle depuis le début de la Ve République – pas
même de Gaulle. Quant au FN, depuis qu’il existe il a toujours été critiqué et combattu par la majorité des chrétiens, sur le fond et souvent sur la forme. Mais les évêques ont aussi à prendre en compte et à ne pas rejeter celles de leurs ouailles qui y cèdent. De toute manière, le danger ne vient pas tant du Front national lui-même : il eût été battu quoi qu’il arrive, comme de prévisible, parce qu’il n’a pas de programme crédible, pas d’unité réelle, pas d’alliance possible et même pas de chef à la hauteur. Mais le danger subsiste, situé dans ce dont le Front national – comme sa contrepartie d’extrême gauche – est le symptôme : une société divisée, où une trop grande partie des citoyens se trouvent déclassés. Les évêques, eux, n’en sont pas restés au symptôme, mais ont parlé de la maladie et de ses causes. Christine Pedotti Pour ma part, j’ai été à la fois stupéfaite, comme observatrice, et choquée, comme catholique, de l’attitude de l’épiscopat. Il s’agit là d’une rupture considérable qui ne sera pas sans conséquence. Autour de moi, beaucoup de catholiques avaient déjà été perturbés par l’engagement d’une partie du personnel ecclésiastique dans les grands rassemblements de la Manif pour tous et les distributions de tracts au fond des églises. Mais quand, quelques mois plus tard, les évêques, par leur refus de se prononcer clairement, laissent penser qu’on pourrait légitimement balancer entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, on n’est plus au stade de l’inquiétude, mais à celui de la révolte. Ceux qui se détournent de l’institution ne font pas beaucoup de bruit parce qu’il leur reste suffisamment de culture catholique pour partir en silence. Mais ils partent, avec une infinie tristesse, déchirés parce qu’ils savent qu’ils laissent le champ libre aux « autres » : le parti catholique de l’identité et de l’intransigeance, qui travaille sa visibilité et cultive une « fierté catholique ».
L’entrisme de Sens commun, émanation politique de la Manif pour tous, dans le parti des Républicains est-il le signe de « l’émergence d’un parti catholique en France », comme l’a écrit dans « l’Obs » le politologue Olivier Roy? Comment observez-vous ce retour des catholiques sur la scène politique?
C. P. Ce qui me frappe le plus, c’est la violence qui s’exprime sur les réseaux sociaux, en particulier, de la part de ces catholiques, souvent jeunes, qui se considèrent comme une sorte de phalange combattante ou une avant-garde, à l’égard de leurs aînés, accusés d’être des mous, des accommodants, des traîtres… Il y a une sorte d’inquisition « facebookienne » qui traque les mauvais catholiques ; ceux qui ne confessent pas toute la foi, tout le catéchisme, ceux qui débattent, qui nuancent. Il y a une dictature des purs assez effrayante. La phrase le plus souvent citée, c’est « Dieu vomit les tièdes », une interprétation contestable d’un verset du livre de l’« Apocalypse ». Cela fait-il un parti catholique? Si c’est le cas, il est très antipathique. Vous écrivez, et je vous trouve très optimiste, que « les courants religieux croissent et fleurissent quand ils font plus de bien que les autres ». Si vous avez raison, ce parti catholique n’a guère d’avenir. J.-L. M. D’abord, l’entrisme, s’il y en a un, consiste justement à ne pas fonder un parti distinct. Ensuite, Sens commun, que je ne connais pas bien, a refusé de constituer un parti catholique : en se ralliant à Fillon, ils ont abandonné Jean-Frédéric Poisson et le Parti chrétien-démocrate. De même, pourquoi se focaliser sur Sens commun, en négligeant les Poissons roses, les nombreux catholiques chez Macron et (pourquoi non?) chez Marion Maréchal-Le Pen ou Mélenchon? Surtout, pour que les catholiques retournent en politique, il faudrait qu’ils s’en soient détournés, ce qui ne fut jamais le cas dans notre histoire. Dans ma « Brève apologie », je suggère au contraire que les catholiques ont trop souvent investi dans l’action politique directe, avec des risques de graves compromissions et d’alliances douteuses, alors que leur vraie fonction dans la société se situe à un autre niveau. Si les chrétiens, les catholiques en particulier, ont un rôle à jouer en politique, ce n’est pas de plaider pour leur cause ou leur boutique, mais de poser les questions de l’intérêt général, qui ne relèvent pas exclusivement de l’horizon politique.
A rebours des idées sur la crise de l’Eglise, vous affirmez que, hormis le manque de prêtres et la baisse du nombre de pratiquants, elle se trouve en pleine santé et que c’est en revanche notre
société elle-même qui vit non pas une crise, mais, bien pire, un état de « décadence immobile ». Qu’entendez-vous par là?
J.-L. M. La grande force de l’Eglise tient à son imperfection même : elle se sait faite d’hommes imparfaits, qui y entrent justement pour sortir de cet état; donc l’Eglise doit sans cesse se réformer, exactement parce que ceux qui la composent doivent se convertir. L’Eglise et les chrétiens se trouvent donc toujours en état de crise, de décision et de changement. Au contraire, depuis les années 1970, notre société se trouve en état de blocage politique, dans une situation où plus personne ne peut plus rien décider, où les paroles ont perdu toute influence sur les choses, où l’on pourrit sur pied. C’est ce que j’appelle la décadence, et cela n’a rien à voir avec l’évolution des moeurs. En état de décadence, on glisse comme roues bloquées sur la glace, sans pouvoir ni s’arrêter ni se guider. Une mouvante immobilité, où l’on va les yeux ouverts à la catastrophe qu’on voit venir, qu’on ne peut éviter et qui fascine. Je sais qu’on va m’objecter mon pessimisme autant que mon optimisme – mais ce ne sont, disait Bernanos, que deux manières d’être un imbécile. Mais peut-être, et je m’amuse moi-même de retourner ainsi ma veste, avec un président venu de nulle part, élu contre toute attente et qui pourrait bien savoir où il veut aller, le pire n’est-il aujourd’hui plus si inévitable, peut-être commence-t-il à n’être plus probable. C. P. Vous réfutez qu’il y ait une crise spécifique du catholicisme ou de l’Eglise parce que leur propre serait d’être en crise, et ce depuis toujours. Vous avez raison, le christianisme est éternellement en crise. Mais là, on est devant quelque chose de plus grave. Précisément, le catholicisme demeure attaché à la verticalité masculine d’une cléricature qui prétend avoir accès à des vérités tombant du ciel qu’elle seule est autorisée à interpréter. J’ai du mal à y voir un signe de bonne santé, surtout quand cette institution n’arrive plus à recruter ses propres cadres. Ce que je vois est bien pire qu’une crise, c’est un épisode mortel – qui évidemment n’exclut pas une résurrection.
Jean-Luc Marion, vous faites des catholiques les meilleurs voire les seuls garants de la laïcité française. A l’inverse, vous prétendez que les musulmans seraient étrangers à cette logique de séparation et qu’ils devraient être guidés pour cela par les catholiques justement, plutôt que par l’Etat. On sait pourtant que les Français musulmans sont globalement très attachés à la loi de 1905 et que cette dernière ne s’est pas imposée sans luttes…
J.-L. M. La séparation de 1905 ne fut pas longue à s’imposer : dès les années 1920, un accord fut trouvé avec Rome, que ni les évêques ni les fidèles n’ont contesté. La laïcité de combat déclenchée par la gauche anticléricale ne fut qu’un moment de conflit, et ne se confond pas avec la loi de séparation, qui, en 1905, a consacré une tendance de fond, qui remonte à tout le moins à l’édit de Nantes. C’est un fait que l’Eglise et la papauté furent toujours en conflit avec les prétentions religieuses de tous les empires (l’Empire romain, surtout à partir de Constantin, l’Empire romain germanique, les Etats modernes, etc.). Les premiers à revendiquer le droit d’être athées des dieux – païens – ou de changer de religion furent les auteurs chrétiens du temps de persécution : Justin, Lactance, Tertullien… Le christianisme a imposé, en fait dès le judaïsme ancien, la séparation. Rappelons aussi que tous les totalitarismes modernes, tout athées qu’ils fussent, ont voulu sacraliser leurs tyrans, voire les diviniser, parce que cette idolâtrie constitue la tentation fondamentale, sinon la définition même, de tout pouvoir politique (même dit démocratique). Aussi n’y a-t-il aucun paradoxe à soutenir que la liberté religieuse constitue la première des libertés, et sans doute l’indice qui mesure le niveau de toutes les autres. D’autre part, c’est en France précisément, et dans les anciennes colonies françaises, que nos concitoyens musulmans ont adopté, dès le xixe siècle, la séparation du politique et du religieux. Ainsi qu’en Europe et dans les pays de tradition européenne. Alors que dans les pays non christianisés ils ne l’ont pas fait du tout, ou peu et de manière fragile. C’est un fait que la séparation