La moralisation à travers les âges
Le nouveau gouvernement promet une “grande loi” pour épurer la République. Le projet ne date pas d’hier…
Les affaires ont-elles précipité la défaite de François Fillon ? Les politologues en débattront longtemps. Une chose est sûre : la question de la probité fut l’une des principales préoccupations de ce scrutin. Au point que le vainqueur, Emmanuel Macron, a promis une grande loi de moralisation de la vie politique… Un sujet toujours glissant, au moment où apparaît déjà l’affaire Richard Ferrand !
Si le terme de « moralisation » est assez récent, l’histoire est jonchée de bonnes résolutions. On pourrait citer François Hollande en 2011 (« la gauche doit être exemplaire ») et Nicolas Sarkozy, en 2007 (« une démocratie irréprochable »). On pourrait ainsi descendre l’échelle chronologique en posant chaque fois le pied sur de grands serments. Pierre Bérégovoy, en avril 1992, qui entend « vider l’abcès de la corruption »; François Mitterrand, en novembre 1965, en pleine affaire Ben Barka, qui promet « le nettoyage des basfonds »; les radicaux du début du xxe siècle qui brocardent les vices de leurs prédécesseurs, les « opportunistes », qui, eux-mêmes, avaient dénoncé en leur temps les excès du second Empire. Au risque de l’anachronisme, le généalogiste pourrait ainsi poursuivre jusqu’à la Grande Ordonnance de Réformation de 1254. Par cet acte, Saint Louis interdit à ses baillis, les administrateurs de l’époque, de recevoir un « présent, quel qu’il soit, d’homme qui soit de leur bailliage ». L’ordonnance répondait, selon le biographe Joinville, aux plaintes remontées du royaume par le biais d’une enquête menée par des « clercs de la porte », sorte de « marcheurs » de l’époque.
Hélas, la promesse passée, il semble toujours y avoir un Talleyrand pour se charger de la ternir. Devenu ministre du Directoire, ce fin combinard aurait eu pour premier commentaire : « Et maintenant nous allons faire une fortune, une immense fortune. » Les affaires reprennent toujours et le camp d’en face se délecte des difficultés rencontrées par les sermonneurs de la veille. En janvier 1989, Alain Juppé est ainsi fort heureux de constater qu’a disparu « la légende selon laquelle la vertu est à gauche et le vice à droite ». Le pouvoir socialiste est alors affaibli par des accusations de délits d’initié.
La déception ressentie alors trouve un écho à chaque époque. Il y a la presse déchaînée (« Vite, vite, qu’il s’en aille ! » s’étrangle « le xixe Siècle » à propos du président Grévy, dont le gendre est accusé, en 1887, d’avoir trafiqué des légions d’honneur), la forte abstention électorale (28% en septembre 1893 après l’affaire de Panamá qui a miné les politiques « chéquards ») et les manifestations antiparlementaires (« A bas les voleurs! » crie l’extrême droite en février 1934). La variété ne tiendrait qu’au terrain de jeu de la friponnerie : les mines et chemins de fer pour la monarchie de Juillet, les grands travaux et la Bourse pour le second Empire et la IIIe République, la décolonisation pour la IVe, l’immobilier et les bureaux d’études fictifs pour la Ve. A ce compte, l’on céderait volontiers au découragement. Les affaires seraient inhérentes au pouvoir.
D’autant qu’à regarder la grosse quarantaine d’affaires qui se sont succédé depuis les débuts de la IIIe République, il n’est pas rare (c’est un euphémisme) de voir la justice étouffée et le fripon remis en selle. Seul un homme politique fut condamné dans la gigantesque affaire de Panamá, et le juge chargé de l’affaire dite des « bons d’Arras », en 1949, fut opportunément placé en maison de repos… Quant aux projets de réformes, ils firent souvent long feu. En février 1926, le député breton Victor Balanant se mit en tête de faire publier les déclarations de revenus de ses collègues. Qualifiée de « plaisanterie démagogique », la proposition fut sabordée par le Sénat…
D’autres tentatives de « moralisation » ont pourtant abouti au renforcement du cadre législatif. L’affaire des décorations a formalisé « le trafic d’influence » par la loi du 4 juillet 1889; le scandale Stavisky a entraîné le décret-loi du 8 août 1935 créant la notion d’abus de biens sociaux ; les turpitudes immobilières des années 1970 ont mené à un durcissement des incompatibilités parlementaires. Le carcan se resserre après 1980. Le dossier Luchaire (ventes illégales d’armes à l’Iran) pousse la gauche et la droite à s’entendre sur la loi de 1988 instituant un financement public des partis. Dans les années 1990, trois textes se succèdent pour en combler (imparfaitement) les brèches. Dans le même temps, les juges se font plus mordants, titillés par l’opération « Mains propres » en Italie. Il s’agit de mettre fin à « l’hypocrisie » et d’organiser le financement de la politique plutôt que de fermer les yeux sur des pratiques baroques. Il faut aussi compter sur l’évolution des mentalités, dans un contexte de crise sociale. « Le climat de tolérance qui existait jusqu’aux années 2000 est terminé. Jacques Chirac ne pourrait plus balayer les accusations de financement occulte du RPR avec son fameux “C’est abracadabrantesque” », estime Jean Garrigues, auteur des « Scandales de la République » (1). L’historien note d’ailleurs, à propos de la loi préparée par François Bayrou, que « c’est la première fois qu’un nouveau gouvernement commence son action avec une loi de “moralisation” de la vie politique ». Dont acte. (1) « De Panama à l’affaire Elf », Robert Laffont, 2004.