L'Obs

Bienvenue chez les « sans bureau fixe »

Adieu les photos de vacances et le bazar sur la table… 9% des salariés français travaillen­t désormais en “desk sharing” ou en “open desk” (bureaux non attribués). Mais derrière une façade cool, le quotidien l’est-il vraiment?

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Julien n’a que 37 ans dont quinze de carrière, mais il entonne déjà le couplet du bon vieux temps. « Quand j’y repense, il avait un côté sympathiqu­e, mon bureau “à l’ancienne” », soupire ce consultant en conseil informatiq­ue. Oh, ce n’était rien, ces trois bricoles qui traînaient dans cet espace à lui seul réservé, comme cette coupe même pas jolie gagnée lors d’un concours organisé au sein de son entreprise – « ma petite fierté » ! C’était l’époque pas si lointaine où on l’appelait sur sa ligne directe. Où un camarade passait une tête, spontanéme­nt, pour dire bonjour. Ambiance « Mad Men », petits costards et secrétaire­s. « Tout ça a disparu, regrette-t-il. Maintenant, c’est juste “Allô, t’es où aujourd’hui ?”, demandé via le Skype de mon ordinateur portable par un collègue que je croise tous les trois mois. » Il y a cinq ans, Julien est passé au desk sharing, aussi appelé open

“ON NE DIRAIT PAS QUE DES GENS ONT TRAVAILLÉ LÀ AUJOURD’HUI.”

desk. Comprenez « partage de bureau » ou « bureau ouvert ». Julien n’a plus ni table perso encombrée de mille dossiers ni fauteuil rebondi qui l’attend tous les matins, avant ses huit heures de travail réglementa­ires. Quand il n’est pas « chez le client », ou en « home office » (à la maison), Julien n’a pas le choix. Il doit se chercher une place et s’asseoir là où c’est libre. Il pose son ordi portable, se « logue » (se connecte) au téléphone et bosse. Le soir, il met ses dossiers dans le cloud (espace de stockage de données virtuelles) où ils coulent leur existence numérique, remballe son portable, jette ses papiers ou son gobelet. Et laisse place nette. Pardon, « clean desk », comme le veut le jargon RH. « C’est simple : au moment de partir, tout est vide. Pas un papier qui dépasse. On ne dirait pas que des gens ont travaillé là pendant la journée. » Demain, il posera ses fesses ailleurs. C’est « Playtime » version xxiie siècle.

Julien fait partie de ces 9% d’actifs français passés à l’heure des « nouvelles manières de travailler » (1). Le cadre n’est plus là pour prendre racine dans un bureau-propriété, tel un vieux chêne immuable. Il est, ou doit être, « flexible », « agile », « nomade » et « créatif ». Un « talent », qui doit aussi travailler « en collaborat­ion » dans un environnem­ent « inclusif », quand il n’est pas hors du bureau. Le principe du desk sharing existe depuis plus de vingt ans, mais il n’était cantonné qu’à quelques boîtes. Aujourd’hui, c’est la contagion. Tout le monde veut faire comme les géants de la Silicon Valley, Google ou Facebook, les chantres du prétendu « boulot cool ». Les plus grandes entreprise­s, de la banque aux sociétés de conseil, sont donc en train de faire leur révolution copernicie­nne : la Société générale a fait sortir de terre un technopôle baptisé « les Dunes » à Val-de-Fontenay (94), où butinent 5000 « collaborat­eurs ». En juin 2015, 3000 salariés de Sanofi se sont installés dans des « bureaux du futur » à Gentilly (94). Partout, de grands bâtiments à la ligne avant-gardiste, avec bureaux en desk sharing, of course, mais aussi kiosque à musique ou centre de fitness pour faire passer tout ça. Un an plus tard, ce sont les « pubards » de la célèbre agence BETC qui se sont posés à Pantin (93), dans l’ancien bâtiment des Magasins généraux reconverti­s en locaux arty.

Le siège de Danone, boulevard Haussmann, à Paris, a opéré le virage open desk il y a un an. Pour comprendre, une visite s’impose. Derrière la classique façade pierre de taille, l’aménagemen­t réserve des surprises. Au premier étage, c’est détente ou réunions. Moquette épaisse, tables hautes et chaises de bistrot, le coin cafétéria est un lieu pour souffler ou pour travailler. Une jeune femme y pianote sur son ordi portable, la mine concentrée. Les salles de réunion sont de différente­s tailles, pour deux, quatre ou huit personnes, à réserver via un système centralisé. Au troisième, voici l’espace no desk : les fameux bureaux partagés. Tout est parti d’un constat. « Entre les personnes en déplacemen­t ou en RTT, nos anciens bureaux n’étaient occupés que 60% du temps, explique Emilie Blouin, DRH qui a supervisé le projet. Nous avons donc changé toute l’organisati­on, avec un ratio de 75 bureaux pour 100 salariés, afin que tout le monde soit sûr d’en trouver un. » Après, c’est comme à la bibli : on s’installe où on veut, mais dans son « village », qui correspond à son équipe. Chacun a une armoire – « son camp de base ». Oui, mais que faire des petites affaires, compagnes de nos journées, mugs, stylos ou dossiers? « On a prévu une bannette avec laquelle la personne peut se déplacer », poursuit la DRH. Et si la personne a un coup de fil pro à passer, elle file dans un box insonorisé… et vitré, pour éviter qu’elle y fasse autre chose. Discipline, discipline. Au cinquième, c’est la zone silencieus­e, réservée à la concentrat­ion. Pour Archimage, l’agence d’architectu­re qui a conçu les locaux, tout n’est pas qu’une affaire de mètres carrés à économiser. « Le desk sharing, c’est une améliorati­on de l’open space, explique Vincent Dubois, le directeur général. On offre désormais différents lieux de travail au salarié, correspond­ant aux différente­s séquences de sa journée : moments de silence, de réunion, de détente. S’il y perd en mètres carrés individuel­s, il y gagne en lieux et en espaces collectifs. »

Reste à réussir cette mutation. Si, chez Danone, 92% des employés se disent satisfaits, pour la majorité des salariés, l’affaire n’est pas entendue. « Pour un Français, son bureau, c’est sa tanière. Quand vous l’en privez, vous lui enlevez une protection, estime Alain d’Iribarne, sociologue du travail et président du conseil scientifiq­ue d’Actineo (2). Après, tout dépend de la profession exercée. Les chercheurs, les universita­ires ou les journalist­es ont souvent des bureaux à la Gaston Lagaffe : pour eux, le desk sharing, c’est l’horreur. Mais pour un informatic­ien qui n’a besoin que de son PC, tout va bien. » Voire. Cédric, ingénieur Télécom de 43 ans, n’a pas du tout apprécié. « Le clean desk, c’est aussi sur les murs : tous les quinze jours, tout y passe, raconte-t-il. Un matin, les schémas que j’avais faits pour bosser avaient été effacés! J’ai pété les plombs auprès de mon manager, qui m’a répondu que c’était comme ça. Après, je me suis mis à prendre mes schémas en photos, pour les garder en mémoire. » Qu’importe que les bureaux soient beaux et lumineux : il a fini par quitter la boîte.

Pour Julien, notre consultant nostalgiqu­e, la politique du « premier arrivé, premier servi » vire parfois au jeu de chaises musicales si, au hasard des missions, tout le monde regagne le bureau au même moment. « Je suis déjà allé bosser chez un client sur un tout autre dossier que celui qui le concernait, juste pour avoir un espace adéquat, se souvient-il. Il arrive aussi de devoir demander au manager de trancher, entre celui qui est arrivé plus tôt et s’est installé dans un box destiné au calme, et vous qui êtes arrivé plus tard mais avec un travail à faire très vite, et qui avez donc besoin de ce bureau-là. A certains moments, c’est insupporta­ble de devoir pousser des épaules ! » Une charge mentale supplément­aire pour le travailleu­r. « On lui ajoute toujours plus de préoccupat­ions : ranger son bureau alors qu’il est à la bourre pour partir, fermer ses fichiers quand il s’absente pour aller aux toilettes… », remarque Elisabeth Pélegrin-Genel, auteur de « Comment (se) sauver (de) l’open space? » (3). Arthur, 34 ans, ingénieur d’affaires, renchérit : « Vous êtes même censé attacher votre ordi portable avec un cadenas dès que vous partez en réunion ! » Léonard, consultant en management de 26 ans, apprécie, lui, d’avoir chaque jour des collègues différents : « On découvre de nouvelles personnes, de nouveaux métiers. » Normal : le desk sharing est « fait » pour la philosophi­e des « Y ». « Ils ont passé leurs études un ordi sur le ventre, ou à se balader partout avec leur smartphone et leur casque, confirme Alain d’Iribarne. Si l’endroit est agréable, ils sont contents. » Mais Léonard est dans un desk sharing lyonnais à taille humaine. « Mes collègues de la Défense, eux, se plaignent de ne pas se retrouver dans les locaux d’un jour à l’autre. » Certaines boîtes ont donc décidé… de géolocalis­er leurs employés !

Chacun a ses petites ruses de Sioux pour se réserver une table, l’air de rien. Tels des plagistes malins qui « oublient » leur serviette le soir pour s’octroyer un carré de sable, « certains laissent leur manteau du lundi au vendredi sur le dossier de leur chaise », s’amuse Léonard. Julien, lui, confesse ses stratagème­s de flemmard, quand il en a assez de trimballer son paquetage : « Une fois, j’ai laissé mon portable à charger la nuit sur mon bureau, en disant qu’il était trop lourd, comme je rentrais à Vélib’, s’amuse-t-il. Tout le monde a compris que ce n’était pas tout à fait vrai. » D’aucuns arrivent plus tôt pour être tranquille­s, et la journée s’allonge… Il y a aussi ceux qui usent de leur charisme personnel pour sédimenter toujours à la même place, sans que personne n’ose rien y redire. « J’ai un collègue grande gueule qui a dit : “Je veux ce bureau.” Personne n’allait se battre pour le lui reprendre, note Arthur. Lui ne bouge pas, nous, on tourne à 7 sur 5 bureaux. » Et les indécrotta­bles bordélique­s, dans tout ça? Ils se mettent au pas. Le bureau d’Einstein, me direz-vous, croulait sous les paperasses. Tout bordélique n’est pas un Einstein en puissance, vous répondra le DRH.

“VOUS ATTACHEZ VOTRE ORDI AVEC UN CADENAS QUAND VOUS PARTEZ EN RÉUNION.”

(1) D’après l’étude « Quelle vie au bureau en 2015 ? », baromètre Actineo/CSA, sur un échantillo­n de 1 204 actifs des secteurs privé et public travaillan­t dans un bureau. (2) Observatoi­re de la qualité de vie au bureau. (3) Parenthèse­s, 2016.

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 ??  ?? En juillet 2016, les salariés de l’agence de pub BETC ont investi des locaux arty, à Pantin.
En juillet 2016, les salariés de l’agence de pub BETC ont investi des locaux arty, à Pantin.

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