L'Obs

LA MARCHE EN CRABE DE L’INNOVATEUR

Associé fondateur de la société d’investisse­ment TheFamily et professeur associé à l’université Paris-Dauphine

- Par NICOLAS COLIN N. C. (1) Dont TheFamily est actionnair­e.

En 1952, Malcom McLean, patron d’une entreprise de transport routier de Caroline du Nord, cherchait à étendre son empire et à servir plus de clients. Mais l’Interstate Commerce Commission (ICC), qui régulait à l’époque les marchés de biens et de services, prohibait la création de nouvelles lignes de transport routier. Son objectif était de prévenir un excès de capacité et une baisse délétère des prix. Dans ces conditions, McLean ne pouvait développer son activité et densifier son réseau qu’en rachetant des lignes existantes. Et malheureus­ement pour lui, plus aucune d’entre elles n’était à vendre.

McLean eut alors une intuition : pourquoi ne pas détacher les remorques de ses camions et les placer à bord d’un navire longeant la côte jusqu’à un autre port ? De cette façon, il développer­ait ses activités en exploitant des lignes maritimes plutôt que des lignes terrestres, contournan­t ainsi les règles malthusien­nes imposées par l’ICC. Le régulateur pouvait l’empêcher de faire rouler plus de camions sur les routes, mais pas de faire voguer ces mêmes camions sur la mer.

Hélas l’ICC, alertée par les concurrent­s de McLean, s’est finalement prononcée contre cette diversific­ation, rappelant qu’il était interdit d’exploiter simultaném­ent des camions et des navires. Obsédé par sa nouvelle idée, Malcom McLean a alors fait un pas de côté, un peu comme un crabe : il a cédé toutes ses activités dans le secteur du transport routier pour faire l’acquisitio­n d’une société de transport maritime. C’est ainsi qu’il a pu donner corps à sa vision, imposant un nouveau mode de transport qui a depuis révolution­né le commerce de marchandis­es à l’échelle globale : le container.

Notre McLean national (et contempora­in) s’appelle Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar. Comme son prédécesse­ur américain, il s’est heurté à un obstacle : pour McLean, l’interdicti­on de se diversifie­r dans le transport maritime ; pour Mazzella, la difficulté à prendre le TGV en période de pointe à un prix abordable. Et comme l’homme des containers, Frédéric Mazzella a opté pour la marche en crabe. McLean avait décidé de se reconverti­r dans le transport maritime parce que ce secteur, en déshérence depuis la Seconde Guerre mondiale, lui opposerait moins de résistance. Mazzella a développé BlaBlaCar en contournan­t le secteur du transport ferroviair­e grâce au covoiturag­e longue distance.

En faisant ce pas de côté, BlaBlaCar a minimisé la résistance rencontrée dans sa phase d’amorçage. Ce n’était pas gagné d’avance. Le secteur des taxis s’est violemment opposé à partir de 2014 à la start-up Heetch (1), dont le modèle est comparable à celui de BlaBlaCar sur les plus courtes distances des trajets urbains. BlaBlaCar lui-même a été confronté en Espagne à des accusation­s de concurrenc­e déloyale de la part des transporte­urs en autocar : poursuivi par la justice, il a échappé de peu à une interdicti­on sur le marché espagnol. Mais rien de tel n’est arrivé en France.

Avec le recul, on comprend pourquoi. Pour inspirer la création de BlaBlaCar, il fallait un réseau ferroviair­e à la française – centralisé et dominé par les lignes à grande vitesse, qui sont de moins en moins accessible­s au plus grand nombre. Et, pour que BlaBlaCar grandisse, il fallait qu’aucun acteur existant ne lui oppose d’obstacle insurmonta­ble. Or la SNCF a compris très tard que BlaBlaCar était pour elle un concurrent. Entre-temps, un arrêt de la Cour de Cassation en 2013 avait déjà sécurisé le modèle du covoiturag­e longue distance. Quant aux entreprise­s de transport en autocar, elles étaient tout bonnement inexistant­es avant la loi Macron de 2015 – précisémen­t pour ne pas faire concurrenc­e à la SNCF !

Il y a bien des leçons à tirer du parallèle entre le container et BlaBlaCar. Dans un cas comme dans l’autre, l’effort d’innovation n’a pas consisté dans une recherche scientifiq­ue de pointe, mais dans le déploiemen­t d’une nouvelle plateforme. L’enjeu n’était pas d’inventer un nouveau moyen de transport, mais de normaliser les containers ou de faciliter la mise en relation entre individus. Surtout, la conception de ces deux plateforme­s n’a pas résulté d’un processus linéaire, mais d’une série de pas de côté pour éviter les obstacles et déjouer des règles devenues obsolètes.

A ce jour, BlaBlaCar est encore loin d’avoir transformé nos vies comme l’ont fait les containers de Malcom McLean. Mais son histoire est déjà riche d’enseigneme­nts pour les pouvoirs publics, dont le rôle est critique dans la marche de l’innovation. Leur mission n’est pas d’abaisser tous les obstacles au départ : les innovateur­s ont besoin de cette résistance initiale qui les force à marcher en crabe pour mieux déjouer les règles. En revanche, la résistance doit disparaîtr­e lorsque l’innovation se cristallis­e et prouve sa valeur ajoutée. Pour que nos innovateur­s finissent par marcher droit, nos dirigeants politiques se doivent de leur emboîter le pas et d’imaginer des institutio­ns adaptées au monde nouveau.

“LA SNCF A COMPRIS TRÈS TARD QUE BLABLACAR ÉTAIT POUR ELLE UN CONCURRENT.”

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