LA MARCHE EN CRABE DE L’INNOVATEUR
Associé fondateur de la société d’investissement TheFamily et professeur associé à l’université Paris-Dauphine
En 1952, Malcom McLean, patron d’une entreprise de transport routier de Caroline du Nord, cherchait à étendre son empire et à servir plus de clients. Mais l’Interstate Commerce Commission (ICC), qui régulait à l’époque les marchés de biens et de services, prohibait la création de nouvelles lignes de transport routier. Son objectif était de prévenir un excès de capacité et une baisse délétère des prix. Dans ces conditions, McLean ne pouvait développer son activité et densifier son réseau qu’en rachetant des lignes existantes. Et malheureusement pour lui, plus aucune d’entre elles n’était à vendre.
McLean eut alors une intuition : pourquoi ne pas détacher les remorques de ses camions et les placer à bord d’un navire longeant la côte jusqu’à un autre port ? De cette façon, il développerait ses activités en exploitant des lignes maritimes plutôt que des lignes terrestres, contournant ainsi les règles malthusiennes imposées par l’ICC. Le régulateur pouvait l’empêcher de faire rouler plus de camions sur les routes, mais pas de faire voguer ces mêmes camions sur la mer.
Hélas l’ICC, alertée par les concurrents de McLean, s’est finalement prononcée contre cette diversification, rappelant qu’il était interdit d’exploiter simultanément des camions et des navires. Obsédé par sa nouvelle idée, Malcom McLean a alors fait un pas de côté, un peu comme un crabe : il a cédé toutes ses activités dans le secteur du transport routier pour faire l’acquisition d’une société de transport maritime. C’est ainsi qu’il a pu donner corps à sa vision, imposant un nouveau mode de transport qui a depuis révolutionné le commerce de marchandises à l’échelle globale : le container.
Notre McLean national (et contemporain) s’appelle Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar. Comme son prédécesseur américain, il s’est heurté à un obstacle : pour McLean, l’interdiction de se diversifier dans le transport maritime ; pour Mazzella, la difficulté à prendre le TGV en période de pointe à un prix abordable. Et comme l’homme des containers, Frédéric Mazzella a opté pour la marche en crabe. McLean avait décidé de se reconvertir dans le transport maritime parce que ce secteur, en déshérence depuis la Seconde Guerre mondiale, lui opposerait moins de résistance. Mazzella a développé BlaBlaCar en contournant le secteur du transport ferroviaire grâce au covoiturage longue distance.
En faisant ce pas de côté, BlaBlaCar a minimisé la résistance rencontrée dans sa phase d’amorçage. Ce n’était pas gagné d’avance. Le secteur des taxis s’est violemment opposé à partir de 2014 à la start-up Heetch (1), dont le modèle est comparable à celui de BlaBlaCar sur les plus courtes distances des trajets urbains. BlaBlaCar lui-même a été confronté en Espagne à des accusations de concurrence déloyale de la part des transporteurs en autocar : poursuivi par la justice, il a échappé de peu à une interdiction sur le marché espagnol. Mais rien de tel n’est arrivé en France.
Avec le recul, on comprend pourquoi. Pour inspirer la création de BlaBlaCar, il fallait un réseau ferroviaire à la française – centralisé et dominé par les lignes à grande vitesse, qui sont de moins en moins accessibles au plus grand nombre. Et, pour que BlaBlaCar grandisse, il fallait qu’aucun acteur existant ne lui oppose d’obstacle insurmontable. Or la SNCF a compris très tard que BlaBlaCar était pour elle un concurrent. Entre-temps, un arrêt de la Cour de Cassation en 2013 avait déjà sécurisé le modèle du covoiturage longue distance. Quant aux entreprises de transport en autocar, elles étaient tout bonnement inexistantes avant la loi Macron de 2015 – précisément pour ne pas faire concurrence à la SNCF !
Il y a bien des leçons à tirer du parallèle entre le container et BlaBlaCar. Dans un cas comme dans l’autre, l’effort d’innovation n’a pas consisté dans une recherche scientifique de pointe, mais dans le déploiement d’une nouvelle plateforme. L’enjeu n’était pas d’inventer un nouveau moyen de transport, mais de normaliser les containers ou de faciliter la mise en relation entre individus. Surtout, la conception de ces deux plateformes n’a pas résulté d’un processus linéaire, mais d’une série de pas de côté pour éviter les obstacles et déjouer des règles devenues obsolètes.
A ce jour, BlaBlaCar est encore loin d’avoir transformé nos vies comme l’ont fait les containers de Malcom McLean. Mais son histoire est déjà riche d’enseignements pour les pouvoirs publics, dont le rôle est critique dans la marche de l’innovation. Leur mission n’est pas d’abaisser tous les obstacles au départ : les innovateurs ont besoin de cette résistance initiale qui les force à marcher en crabe pour mieux déjouer les règles. En revanche, la résistance doit disparaître lorsque l’innovation se cristallise et prouve sa valeur ajoutée. Pour que nos innovateurs finissent par marcher droit, nos dirigeants politiques se doivent de leur emboîter le pas et d’imaginer des institutions adaptées au monde nouveau.
“LA SNCF A COMPRIS TRÈS TARD QUE BLABLACAR ÉTAIT POUR ELLE UN CONCURRENT.”