L'Obs

Ecologie Ce que les déchets disent de nous. Entretien avec le sociologue Baptiste Monsaingeo­n

Depuis l’ère industriel­le, nos sociétés produisent des résidus qu’elles s’évertuent à faire disparaîtr­e. Ne serait-il pas temps d’apprendre à vivre avec? Le sociologue Baptiste Monsaingeo­n raconte l’histoire d’“Homo detritus”

- Propos recueillis par AMANDINE SCHMITT

Qui est “Homo detritus”? C’est la face cachée d’Homo oeconomicu­s. Tout comme le consommate­ur idéal est supposé être mû par des choix rationnels, Homo detritus doit optimiser son fonctionne­ment pour apprendre à jeter. On peut situer son point de naissance symbolique à l’apparition de la poubelle, en France, à la toute fin du xixe siècle. Le déchet est alors devenu une quantité de matière qui doit être abandonnée pour que la société continue de fonctionne­r. Et voici qu’aujourd’hui, à l’heure de l’anthropocè­ne [période contempora­ine de l’histoire du globe terrestre, marquée par l’influence prépondéra­nte de l’activité humaine, NDLR], nous devons apprendre à « bien jeter ». Pourquoi décide-t-on de mettre les déchets hors de vue? Le mouvement de mise à l’écart du rebut existe depuis très longtemps. Le grand archéologu­e André Leroi-Gourhan faisait de la présence de tas d’ordures à l’extérieur des cavernes un indice de la sédentaris­ation de l’espèce humaine. L’homme a toujours produit des déchets, mais, jusqu’au xixe siècle, ils sont systématiq­uement réutilisés dans une économie locale. Ainsi, les boues urbaines ont longtemps servi à produire des engrais, les chiffons, du papier. A la fin du xixe siècle, lorsque l’hygiénisme, véritable matrice des politiques d’urbanisati­on, prend le dessus, les matériaux putrescibl­es changent de statut : désormais, ils sont considérés comme potentiell­ement toxiques, à l’origine des épidémies. On va tenter de les mettre à distance à tout prix. Rapidement, la jetabilité devient un emblème du progrès. Le plastique, qui apparaît dans sa version grand public au début du xxe siècle avec la Bakélite, a mauvaise presse jusqu’à l’aprèsguerr­e. Puis certaines innovation­s issues du milieu militaire, par

exemple l’emballage à usage unique, vont modifier la façon de consommer. Il a fallu convaincre la ménagère nord-américaine de mettre à la poubelle ce que, pendant toute la période de disette, elle s’était évertuée à conserver. On retrouve des articles de presse, notamment dans les journaux féminins, qui associent le fait de jeter un emballage à un acte de libération, à la fois de la guerre, mais aussi des tâches domestique­s. Quand la conscience écologique apparaît-elle? Au début des années 1970 surgit la question des décharges qui débordent et des plastiques qui, ne se dégradant pas, restent visibles par tous. On comprend progressiv­ement que les ressources spatiales pour stocker les déchets, qui créent de la pollution, ne sont pas infinies. On dénonce alors cette société de la poubelle développée lors des Trente Glorieuses. L’enjeu environnem­ental devient global, avec le Solid Waste Disposal Act aux Etats-Unis en 1965, puis le rapport « Halte à la croissance ? » du Club de Rome en 1972. Le discours écologique se déplace vers le quotidien, affirmant que c’est à chacun d’agir pour protéger la planète. A quel moment le tri des ordures est-il mis en place? En France, les premiers dispositif­s expériment­aux arrivent à la fin des années 1980 et se normalisen­t dans les années 1990. Dans l’imaginaire collectif, on pense : si je mets une bouteille dans la bonne poubelle, elle redeviendr­a une bouteille. Or, pour garantir un recyclage optimal, il faut avoir un gisement dit « pur ». Pour qu’un objet en PET cristal [plastique transparen­t des eaux minérales, NDLR] puisse être réutilisé, il faut le recycler uniquement avec du PET cristal propre, lavé et séché. Les coûts sont exorbitant­s. Dès lors, le parti pris est plutôt d’incinérer. On construit au cours des années 1980-1990 énormément d’incinérate­urs en France, dans des conditions parfois discutable­s. En fin de compte, le seul recyclage en jeu, c’est la transforma­tion d’une quantité de matière en énergie : on brûle les déchets pour fabriquer de l’électricit­é. Une autre voie aurait-elle été possible? Les pays occidentau­x ont massivemen­t fait le choix d’une gestion industrial­isée à travers ces filières d’incinérati­on à grande échelle. Mais on aurait très bien pu décider de construire des usines de méthanisat­ion, par exemple. La logique productivi­ste, qui privilégie avant tout les matériaux au potentiel économique fort comme le papier, les métaux et les polymères, implique une croissance économique illimitée dans un monde aux ressources limitées. Or, celle-ci n’est possible qu’accompagné­e d’un recyclage parfait, où tout se récupère sans perte ni pollution. Les promoteurs de l’économie circulaire soutiennen­t que cela peut marcher. Mais c’est faux. On demande aussi au consommate­ur de ne pas gaspiller… Un rapport de 2011 de la FAO attribue le problème du gaspillage dans les pays riches au comporteme­nt des consommate­urs. Cette culpabilis­ation voile les origines du problème. L’historien et activiste Tristram Stuart rappelle que jusqu’à la moitié de la production agroalimen­taire américaine est systématiq­uement mise à la poubelle. Au lieu d’interroger la surproduct­ion, on demande au consommate­ur d’être vigilant quant aux dates de péremption par exemple. En se focalisant sur les petits gestes, on met au second plan les grands choix. La responsabi­lité propre à l’autorité publique est déversée du côté du consommate­ur. Comme pour dire « débrouille­z-vous, c’est à vous de vous unir et de dire à vos industriel­s de changer leurs façons de faire ». Vous montrez que certaines expérience­s de villes « zéro déchet » reposent sur la mondialisa­tion de ce marché. J’ai étudié le cas de San Francisco, qui affirme recycler 80% de ses déchets. En fait, entre 18 et 20 millions de tonnes de déchets dits « recyclable­s » circulent chaque année de la Californie vers l’Asie, où ils sont transformé­s en matières premières secondaire­s, puis réexpédiés vers les pays riches. On pourrait parler de blanchimen­t de déchets. Ou, pour le dire autrement, la réduction des déchets se traduit souvent par un surcroît de déchets chez les autres. Le même phénomène de vases communican­ts se retrouve en amont de la production. Par exemple, une voiture représente une tonne de déchets à la casse, mais l’énergie nécessaire à sa fabricatio­n correspond à 10 tonnes de matière. L’idéal du « zéro déchet » constitue une forme d’aveuglemen­t devant la réalité de la production mondialisé­e, qui génère énormément de déchets et consomme beaucoup de ressources. Cela me rappelle le pieux mensonge de la tribu Chagga, rapporté par l’anthropolo­gue Mary Douglas : on devient un homme, disaient-ils, lorsqu’on a appris à ne plus déféquer… Nous, sociétés occidental­es, pensons-nous vraiment que nous allons cesser de produire des déchets? Croyons-nous aux contes pour enfants? Il n’est tout simplement pas possible d’être dans une logique productivi­ste sans générer de déchets. Contre la morale de l’écocitoyen, vous mettez en avant la figure du chiffonnie­r. Pourquoi? Je veux rendre honneur à un corps de métier et à son histoire, qui fut celle d’une lutte sociale. A la fin du xixe siècle, la corporatio­n des chiffonnie­rs représente 500 000 travailleu­rs en France. Cette population, au coeur de la circulatio­n des produits usagés, a été mise au ban de la société avec l’apparition de la poubelle, puis des centres de stockage, et l’émergence des industries du déchet. L’activité de chiffonnag­e est interdite dans les années 1950. Dans « Paris, capitale du xixe siècle », le philosophe Walter Benjamin cherche à faire du chiffonnie­r le modèle d’un nouveau genre de savant : un peu à la façon de l’archéologu­e ou de l’historien, il récolte méthodique­ment les fragments éparpillés, qui permettent de reconstrui­re le monde d’après, mais également de faire la critique du monde présent, de ses systèmes techniques, économique­s et politiques. Le chiffonnie­r possède une dimension d’activiste. En ranimant son éthique, peut-être pourrait-on identifier les déchets avec lesquels il est possible de faire monde et les autres, ceux qu’il vaudrait mieux arrêter de produire – les sacs en plastique, les déchets nucléaires. Qui sont les nouveaux chiffonnie­rs? Ce sont par exemple les acteurs des ressourcer­ies et des recyclerie­s, qui cherchent à donner une deuxième vie aux objets, en recousant un vieux jean, en bidouillan­t un téléphone. J’ai aussi suivi pendant deux ans le premier immeuble parisien qui s’est équipé d’un lombricomp­osteur collectif. J’ai été saisi à la fois par la difficulté que les gens ont eue à mettre en place ce système, mais aussi par la façon dont cela a largement modifié leur façon de jeter. Ils sont allés jusqu’à découper les épluchures pour aider les vers de terre, ou à arrêter d’acheter des bananes parce que les vers ne les aimaient pas. Adapter sa consommati­on au déchet, je crois que cela a du sens.

BAPTISTE MONSAINGEO­N est sociologue rattaché au Centre Alexandre KoyréEHESS et chercheur postdoctor­al à l’Institut francilien Recherche Innovation Société (Ifris). Membre du comité scientifiq­ue de l’exposition « Vies d’ordures » au MuCEM, il publie « Homo detritus » au Seuil.

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