Histoire Une préhistoire de la mondialisation
Au tournant du xxe siècle, la ville chinoise de Tianjin incarnait l’avant-garde de la mondialisation. L’historien Pierre Singaravélou en livre l’histoire inédite
Où peut-on ailleurs croiser, outre les Chinois, des Mandchous, Français, Britanniques, Etats-Uniens, Allemands, Japonais, Russes, Belges, Italiens, Austro-Hongrois, Canadiens, Danois, Norvégiens, Australiens, Vietnamiens, Mongols, Tamouls, Rajpouts, Pendjabis, Coréens, Philippins, Juifs ashkénazes, Ottomans, Grecs et des apatrides en tout genre ? » A Tianjin, cité portuaire à 140 kilomètres au sud de Pékin, où, à l’aube du xxe siècle, des milliers d’individus venus des quatre coins du monde pour faire fortune se sont mêlés à quelque 700000 autochtones. Pierre Singaravélou, pilier de cette école de l’« histoire partagée » qui s’efforce de sortir d’une vision occidentale autocentrée, analyse cet « espace privilégié d’interactions » doublé d’« un exceptionnel observatoire des relations internationales », qui fit de l’éphémère capitale diplomatique de l’empire du Milieu une sorte de laboratoire aux origines de la mondialisation.
Durant la seconde moitié du xixe siècle, les conflits qui opposent la Chine aux impérialistes étrangers avaient offert aux vainqueurs des parcelles de territoire : les concessions. Bien distincts des colonies, ces espaces d’extraterritorialité d’abord dévolus au commerce sont établis contractuellement dans quarante-cinq villes du pays. Pour la Chine, ces enclaves étrangères préservent un semblant de souveraineté autochtone. Tianjin, bien pourvue en concessions, cumula bientôt des fonctions diplomatiques, économiques et intellectuelles grâce à Li Hongzhang, vice-roi de la province et « homme d’Etat le plus puissant de l’empire ».
A l’été 1900, la guerre des Boxeurs marque une rupture brutale : hostiles à l’influence étrangère, les combattants, férus d’arts martiaux, déclenchent une révolte d’abord soutenue par la Cour impériale, mais non par le vice-roi. Devant leurs concessions assiégées et le nombre de leurs ressortissants assassinés, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Russie, l’Italie, l’Autriche-Hongrie, le Japon et les Etats-Unis dépêchent un corps expéditionnaire de 20 000 hommes. Dans un esprit de « croisade », ils mettent la ville à sac et massacrent sans distinction leurs opposants et les civils. Cette « première guerre mondiale » entraîne, le 16 juillet, la formation d’un gouvernement militaire des forces coalisées. Il s’agit d’étendre la superficie des concessions, tout en faisant pression sur une Cour impériale qu’elles portent à bout de bras, mais surtout de légitimer l’interventionnisme.
Préfiguration de la Société des Nations, ce premier gouvernement international de l’époque contemporaine, composé d’experts « sinophiles et sinophones », réprime et réforme sur des ruines encore fumantes : grands travaux destinés à empêcher une nouvelle insurrection, politique de santé publique – incluant la médecine chinoise – ou protection des enfants exploités dans les bouges de la ville constituent la façade humaniste d’une mainmise implacable. « Les puissances coloniales se mettent en scène, bienveillantes et civilisatrices », résume l’historien, qui souligne les multiples conflits d’intérêts des « experts » étrangers, à l’image du trésorier gouvernemental également patron de la Deutsch-Asiatische Bank à Tianjin.
« Pendant ce bref épisode, l’espace restreint de Tianjin semble contenir le monde entier, ses processus d’intégration et ses multiples contradictions. En à peine deux ans, les plus grandes puissances de la planète s’attaquent au plus ancien empire, colonisent et décolonisent une infime portion de son territoire, massacrent et “civilisent’’ sa population, dévastent et aménagent le territoire. » Ce processus n’en est pas moins une « coproduction » internationale à laquelle la Chine participe, même si une fraction de sa population résiste. En août 1902, le gouvernement international s’autodissout et rétrocède la nouvelle « ville globale ». Mais un constat s’impose : développées sur le modèle de Tianjin, les utopies de la gouvernance internationale et de la mondialisation ont des racines coloniales.