L'Obs

“L’ABOUTISSEM­ENT DE DIX ANS DE LUTTE”

- Par AGNÈS VARDA, CINÉASTE

Emue par la mort de Simone Veil, je voudrais envoyer quelques notes en forme d’hommage à cette femme qui a été au coeur de l’Histoire à plusieurs titres. Ayant connu, elle-même et sa famille, les souffrance­s de la déportatio­n et toute l’horreur que cela représenta­it, elle a ensuite oeuvré comme femme politique, de magistrate à ministre. En 1975, elle est celle qui a obtenu le vote à l’Assemblée nationale du droit à l’avortement. Il faut voir le document audiovisue­l de cette séance inoubliabl­e et comment elle a été insultée par des députés misogynes, haineux et bêtes. En ministre de la Santé, elle n’avait invoqué que des raisons médicales sur les dangers des avortement­s sauvages. Si elle avait parlé du droit des femmes à disposer de leur corps, elle aurait été lynchée !

Pour les femmes, la loi Veil, cette victoire, était l’aboutissem­ent de dix ans d’actions et de luttes menées par des féministes, des médecins et d’autres, depuis la création par Simone Iff de Maternité heureuse, puis ce fut le Planning familial, le MLF et des manifestat­ions, dont des marches. J’ai marché plusieurs fois pour le droit à l’avortement, dont une fois où j’étais enceinte jusqu’au cou, et j’ai signé avec 343 femmes plus ou moins célèbres le « Manifeste » dont le sens était : « Nous avons avorté, jugeznous », puisque d’autres femmes étaient condamnées, voire emprisonné­es pour avoir avorté dans des conditions lamentable­s. Les actes de justice étaient des injustices de classe.

Petit souvenir de 1977, je passais devant le Studio Raspail (qui n’existe plus). J’ai aperçu Simone Veil qui faisait la queue. On y jouait mon film « L’une chante, l’autre pas », qui relatait avec bonne humeur ce problème de la contracept­ion et des combats féministes. Beaucoup plus tard, en 2007, quand le président Chirac a voulu faire un « Hommage aux Justes de France » au Panthéon, Simone Veil devait prendre la parole, et moi je devais réaliser un film de huit minutes et un dispositif pour qu’il soit projeté sur les quatre colonnes du monument. J’y évoquais un défilé de bottes allemandes, l’arrestatio­n d’un tailleur juif avec sa femme et ses enfants… et ceux portant l’étoile jaune qui cherchaien­t à se cacher. J’ai tourné dans la Drôme des scènes où des curés, des pasteurs, des paysans s’engageaien­t au péril de leur vie pour protéger, cacher et nourrir des juifs. On a tourné une scène où des gendarmes français dénichant deux enfants les emmenaient, on sait vers où… Lors du tournage de cette reconstitu­tion fictive, les technicien­s et moimême avions les larmes aux yeux. J’ai eu l’idée d’inviter Simone Veil à la salle de montage pour lui montrer ce film avant la cérémonie. Elle est venue et, à la fin de cette courte projection, elle était en larmes, véritablem­ent en sanglots. Elle m’a dit : « Merci de m’avoir montré ces images. Je vais faire changer le déroulemen­t de la cérémonie pour que ce film soit montré après mon discours, car si je devais le revoir je n’arriverais plus à parler. » Simone Veil était une femme intelligen­te, d’une élégance bourgeoise. On se souvient de ses tailleurs Chanel, de son chignon impeccable et de son langage posé qui convenait pour tous les combats qu’elle a menés, y compris pour l’Europe. Je la regardais toujours avec admiration en visualisan­t cet énorme fardeau qu’elle portait en elle, celui des drames et des douleurs inoubliabl­es.

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Agnès Varda, en 1967.

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