“Un projet en réalité d’une grande banalité”
Aux côtés de Robert Badinter, l’avocat Antoine Lyon-Caen appelait en 2015 à une vaste clarification du droit du travail. Pour lui, le projet du gouvernement est à la fois idéologique et dépassé
Ce projet s’inscrit dans une filiation intellectuelle. Depuis 2003, avec le rapport des économistes Oliver Blanchard et Jean Tirole, nous assistons à la montée d’une doctrine sur le droit du travail. Son coeur, c’est la notion de mobilité. Nous devrions tous bouger, passer d’une position à une autre, et la réglementation actuelle nuirait à cette mobilité. Il faudrait donc lutter contre ses travers – la judiciarisation des relations entre employés et employeurs, la prééminence de l’accord de branche, l’encadrement du droit de licencier, sauf en cas de discrimination ou d’atteinte aux droits fondamentaux –, et enfin mettre en place un « contrat unique ».
Cette doxa a été diffusée par de nombreuses instances, comme la commission Attali, dont Emmanuel Macron était rapporteur. Un vocabulaire et des valeurs communes se sont ainsi peu à peu installés, dont nous ne semblons plus pouvoir sortir. L’idée est que la compétitivité des entreprises et la lutte contre le chômage exigent l’abandon de pans entiers du droit du travail.
On retrouve cette vulgate dans l’exposé des motifs du projet de loi d’habilitation autorisant l’exécutif à prendre des ordonnances « pour la rénovation sociale ». A mes yeux, celui-ci passe à côté du monde réel de l’entreprise, et le modèle général qui en découle pourrait se révéler nuisible à son efficacité. L’entreprise est une organisation complexe, une machine qui, pour tourner avec efficience, exige de nombreux réglages fins. Elle ne peut avoir pour seul horizon de répondre aux fluctuations du marché. Elle doit constituer un projet plus composite, avec une responsabilité sociale, au sein duquel les personnes ont des droits.
Pour gagner en compétitivité, il faut que les salariés se mobilisent, qu’ils aient envie d’innover, de coopérer. Pour qu’une telle dynamique s’opère, la législation doit leur conférer une certaine confiance et de la stabilité. Il faut aussi que leur emploi leur assure les moyens d’exercer en pratique les droits qui sont ceux d’un citoyen : l’accès au logement, à l’éducation pour leurs enfants.
Emmanuel Macron est très sensible aux mutations actuelles mais celles-ci n’affectent pas l’entièreté de la vie économique. Il subsiste un monde ancien qui survit, et dans le « nouveau monde » les pratiques anciennes peuvent rester vivaces – je pense au taylorisme qu’on peut observer dans certaines activités de service, y compris celles qui sont liées à internet. Admettons même que l’emploi de demain change du tout au tout, ce qui est ici proposé pour y faire face est, en réalité, d’une grande banalité. On retrouve des revendications que le CNPF puis le Medef formulent sans relâche depuis vingt ans. La fusion des instances représentatives – comités d’entreprise, délégués du personnel, comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – était déjà au programme à la fin du siècle dernier, le patronat prônant alors un « comité de dialogue social ». Est-ce là une réponse adaptée à l’économie nouvelle? Même le contrat de projet est une vieille idée. En 2004, la commission présidée par Michel de Virville, alors DRH de Renault, le proposait déjà ! Pour autant, le gouvernement ne tient pas compte des nouvelles formes d’organisation aujourd’hui déjà en oeuvre.
La réflexion d’Emmanuel Macron sur l’égalité des chances, avec cette idée d’un citoyen « artisan de sa propre fortune », n’est pas davantage reflétée dans ce projet de loi. Il se contente de reprendre le discours classique sur la nécessaire liberté de gestion de l’entreprise, unilatérale ou négociée. Pour que celle-ci puisse s’accomplir sans entrave, il importerait de supprimer toutes les lourdeurs : celles de la loi, celles des accords de branche – encore que sur ce point tout ne soit pas joué –, celles que représenterait le juge. La mission de ce dernier est clairement mise en cause à travers plusieurs concepts de ce projet : la présomption de régularité des accords d’entreprise ou celui de « barémisation » des dommages et intérêts aux prud’hommes. On cherche à le tenir à distance. Les citoyens ne doivent pourtant pas oublier que si le juge oblige les entreprises à motiver les licenciements, c’est pour garantir à chacun le droit de savoir pourquoi il perd son emploi mais aussi l’obligation pour nous tous de rendre compte de nos actions lorsque nous prenons une décision aussi grave.