L'Obs

Fils de fantôme

ILLÉGITIME, PAR PATRICK VILBERT, MICHEL DE MAULE, 108 P., 17 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Dans son agenda Hermès, à la date du 25 décembre 1952, 15 heures, le légendaire comédien Henri Rollan inscrivit à l’encre rouge une adresse dans le 18e arrondisse­ment de Paris et une promesse de plaisir furtif : « Suzanne V. » Un rendez-vous secret et coquin entre l’avantageux sociétaire de la Comédie-Française, alors âgé de 65 ans, et une figurante trentenair­e qui faisait des apparition­s dans « Roméo et Juliette », où il jouait Frère Laurent. L’homme qui, bien longtemps après, a découvert ce carnet fut conçu en ce jour de Noël où, chez elle, Suzanne Vilbert reçut, pour une première et dernière fois, le grand acteur volage. Dans les archives de ce dernier, Patrick Vilbert, avocat au barreau de Paris et spécialist­e en droit de la propriété intellectu­elle, a trouvé également une lettre que sa mère adressa, le 21 octobre 1953, à Henri Rollan : « Monsieur, si vous désirez voir votre fils, il est encore temps car je vais bientôt quitter la maternité. Votre petit garçon pleure beaucoup l’absence de son papa. […] Je vous prie d’accepter, Monsieur, ma très grande reconnaiss­ance. » Un bien grand mot pour un ingrat, qui cacha jusqu’à sa mort, en 1967, cette liaison hâtive et sa conséquenc­e durable. Avocat, mais pas procureur, Patrick Vilbert ne juge pas celui qu’il appelle le « fauteur de [ses] jours », et qui ne l’a jamais reconnu. S’il enquête aujourd’hui sur ses propres origines, c’est seulement pour se libérer d’un poids que le temps rend trop lourd. Et se débarrasse­r d’un persistant sentiment d’illégitimi­té, lui qui écrit : « Les enfants de l’amour ne méritent pas leur nom. » Alors, il cherche partout des preuves. Il réveille, de l’oubli où il est tombé, le prestige décoloré d’Henri Rollan, l’interprète de Montherlan­t, le maréchal d’Estrée de « Fanfan la Tulipe », le professeur du Conservato­ire, où il forma Belmondo, Vaneck, Hirsch et Annie Girardot. Il se souvient avec une tendresse blessée de sa mère, Suzanne, qui le fit emmener par des policiers à l’Assistance publique, le laissa ensuite adopter par son oncle et sa tante, et lui exprima sur le tard un amour exclusif, colérique, exténuant. Il raconte aussi comment il a révélé à Claude Martine, seule enfant légitime d’Henri Rollan et première épouse de l’écrivain Jacques Laurent, qu’il était son demi-frère. Il déjeune même avec Arletty, qu’Henri Rollan mit en scène dans « les Monstres sacrés », de Cocteau, pour s’entendre dire : « Votre père était un grand artiste, mais pas un rigolo! » Au terme de son investigat­ion, Patrick Vilbert est pourtant incapable de dire « mon père ». Il en parle comme d’un fantôme, d’une abstractio­n, d’un « commandeur intime ». Mais il en parle, et c’est l’essentiel.

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Henri Rollan dans « Fanfan la Tulipe » (1952).

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