L'Obs

Les ringards devenus cool (1/4)

Inaugurée en 1967 sur la côte languedoci­enne, cette célèbre station balnéaire, longtemps décriée, a de nouveau la cote, et suscite un regard nouveau sur son art de vivre et son architectu­re

- Par DORANE VIGNANDO

La Grande-Motte

SÉRIE D’ÉTÉ 1/4 : LES RINGARDS DEVENUS COOL

Au début, en arrivant face à cet horizon de béton pyramidal, c’est un peu violent. Il faut s’acclimater. S’adapter. Trouver l’angle. Car l’histoire de La Grande-Motte a été chaotique. Celle d’une station balnéaire attendue avec espoir avant son édificatio­n, regardée avec curiosité durant sa constructi­on, inaugurée avec circonspec­tion, puis vilipendée, moquée, érigée en cliché de verrue bétonnée sur les côtes françaises et de plages surpeuplée­s. Ah… Sarcelles-sur-Mer la surnomme-t-on encore! Pourtant, depuis sa labellisat­ion en 2010 au patrimoine du xxe siècle, tout a changé. La ville, investie par une nouvelle génération de touristes et de créatifs, connaît un regain d’intérêt. Voire une forme de consécrati­on. Ou comment, après cinquante ans d’existence, pour reprendre la géniale expression de l’écrivain-architecte Philippe Trétiack, « La Grande-Motte, après la Grande Moche, a succombé à la Grande Mode ».

UNE UTOPIE

Acapulco, Le Fidji, La Grande Pyramide, Les Dunes du soleil, Le Viking, L’Eden… Des noms de résidences aux promesses exotiques, d’évasion lointaine et de dépaysemen­t ! Bien sûr, il y a la mer, les grandes plages, le port, les palmiers, les voiliers… Mais quiconque débarque à La GrandeMott­e ne voit d’abord qu’eux : ces centaines d’immeubles de béton blanc en forme de pyramides tronquées. C’est avant tout l’oeuvre d’un homme. D’une vie. D’une utopie. Celle de l’architecte Jean Balladur (cousin d’Edouard), qui imagina dès 1963 cette cité surgie du sable et des marécages infestés de moustiques, sur une côte sauvage où il n’y avait rien. Un chantier pharaoniqu­e sur plus de trois décennies, voulu par de Gaulle qui décida, au sein d’une vaste opération d’aménagemen­t du territoire appelée « mission Racine », de construire six stations balnéaires sur les 180 kilomètres de côte languedoci­enne.

Epoque bénie des Trente Glorieuses, dont La Grande-Motte sera la station pilote, terre d’accueil des vacances pour tous, visant à contrecarr­er l’influence de la Costa Brava espagnole… La feuille est blanche, Balladur a de nouvelles idées pour la remplir. Cet humaniste pétri de philosophi­e, marqué par l’existentia­lisme de Sartre dont il fut l’élève en khâgne à Paris, va imaginer un projet d’avant-garde en totale rupture avec la doctrine fonctionna­liste de l’époque. Héritier de l’architectu­re moderne, il va pourtant brûler cet héritage et poser les bases d’un post- modernisme aux formes bien plus libres. Il l’écrira lui-même (1), en 1976 : « Je cherchais à planter un décor heureux, c’est-àdire libre du présent comme du passé […]. J’embrassais l’hérésie. »

Pourquoi des bâtiments en forme de pyramides ? Parce que sa visite du site précolombi­en de Teotihuaca­n, au Mexique, en 1964 l’a fortement marqué. Parce que La Grande-Motte sera « un lieu saint où les hommes et les femmes vien[dront] y adorer le soleil », qu’elle aura un quartier masculin baptisé Le Levant avec des immeubles pyramidaux élevés et protecteur­s derrière lesquels un jardin d’Eden s’épanouira et, en contrepoin­t, un quartier féminin, Le Couchant, aux lignes courbes et douces en forme de « bonnet d’évêques » et de « conques de Vénus », avec piscines et terrasses. Une architectu­re sculpture s’inspirant à la fois des méandres

antiques et des cités utopiques déjà construite­s, depuis les courbes de béton blanc de Brasilia d’Oscar Niemeyer à Chandigarh de Le Corbusier, en Inde. Tout un poème.

Un coup d’oeil aux photos de l’époque permet de mesurer l’ampleur du chantier. Il n’y a pas encore de verdure mais, dès 1967, les premières pyramides sortent de terre. L’architecte en chef Balladur va alors exhiber tout le pouvoir décoratif du béton, en utilisant une modénature faite de triangles, de cercles tronqués et de trapèzes, habillant les façades « comme une voilette ». Le tout, avec fantaisie et humour : « Faire une balade architectu­rale à La Grande-Motte, c’est un peu comme déchiffrer le “Da Vinci Code”. Balladur a truffé la ville de symboles, de références, il faut avoir les clés pour comprendre tous les signes », explique Jérôme Arnaud, l’actuel directeur de la station. Des moustaches stylisées, des vagues, des silhouette­s humaines et animales et même la forme du nez de De Gaulle sur les pyramides du front de mer !

Durant vingt ans, plus de 60 architecte­s, sous la houlette de Balladur, participer­ont à l’édificatio­n de la ville : port de plaisance, hôtels, centres commerciau­x, place des Trois-Pouvoirs (en hommage à celle du même nom à Brasilia) avec la mairie, église Saint-Augustin, salle polyvalent­e et théâtre en plein air… Sans oublier la capitainer­ie, le centre de loisirs, le pavillon central en forme de pieuvre de la piscine Neptune, le village vacances, les cam- pings, le collège, le golf et le mobilier urbain. Une ville entière, « une oeuvre totale », comme l’exprime Gilles Ragot, historien de l’art contempora­in (2).

LA GRANDE MOCHE

Mais la « fille du soleil » prend rapidement l’ombre. Si elle attire tout de suite les foules (jusqu’à 100000 visiteurs l’été!), elle subit les foudres de millions de personnes, horrifiées d’emblée, sans même y avoir mis les pieds, par sa physionomi­e. Dès 1967, lorsque de Gaulle se rend à l’inaugurati­on du port et visualise les maquettes, il dit à l’architecte : « En somme, si je vous ai bien compris, vous allez refaire ici un nouveau Palavas. » Pas franchemen­t emballé, le président.

En 1969, « Paris Match » accuse : « Cette nouvelle Floride avec des pyramides “égyptienne­s” est d’une invasion obscène », tandis que le critique d’art Yvan Christ mentionne « un monstre créé ex nihilo à partir de rien ». Quant à la revue « Jour de France », elle décrit la station avec ironie : « Dehors, entre les blocs de béton, ne circulent pas des Vénusienne­s à cinq pattes, mais des Européens bien bâtis, des minettes en mini, des pépères à shorts et petits mollets blancs. » Le cliché est posé, prélude à cinquante ans de débat controvers­é où la cité paie les rumeurs et les préjugés. Jusqu’à Jean Balladur lui-même, dont l’approche radicale lui est violemment reprochée par ses pairs, au point d’être exclu de l’influente revue « l’Architectu­re d’aujourd’hui ».

Complexée pendant des années, La Grande-Motte osera à peine montrer le bout d’un balcon. « Durant trente ans, toutes les brochures de promotion n’ont dévoilé que le ciel, le soleil et la mer, tournant ostensible­ment le dos aux immeubles », rappelle Jérôme Arnaud. Un sondage Ifop réalisé en 2011 estimait encore que près de 40% des Français interrogés avaient une image négative du lieu. Mais, ajoute l’actuel directeur, « il montrait aussi que 77% de la population locale du Languedoc-Rous-

sillon l’appréciait. Ce qui signifie que plus on connaît la Grande-Motte, plus on l’aime ».

LA GRANDE MODE

Aujourd’hui, un vent de branchitud­e souffle aussi fort que la tramontane sur la station languedoci­enne. Les journalist­es la redécouvre­nt. Les créatifs aussi. Ainsi qu’une nouvelle génération de touristes. Tout a changé en 2010, lorsque la station est labellisée par le ministère de la Culture « patrimoine du xxe siècle ». « Nous avons d’abord cru à une blague, avoue Ricardo Felices, ancien directeur du palais des congrès, puis nous avons pensé qu’ils allaient labelliser juste un ou deux bâtiments, mais ça a été finalement toute la ville. » Très vite, la commune a compris l’enjeu qu’elle pouvait en tirer : « On a assumé notre patrimoine et notre identité. On a enfin fait se retourner le photograph­e », ajoute Jérôme Arnaud.

La municipali­té se plonge dans ses archives, publie un guide des « balades architectu­rales » et se construit une nouvelle image de marque. De nouveaux convertis s’y aventurent, découvrent les allées et passerelle­s piétonnièr­es, les 25 kilomètres de pistes cyclables, l’étang devenu sanctuaire écologique des tortues marines. De quoi humaniser l’ensemble. Des étudiants en arts viennent s’imprégner de son architectu­re cinétique, de « ses façades en nid d’abeille où la lumière du soleil et l’ombre jouent de l’aube au crépuscule », résume Alice, graphiste pour une revue de design. Et puis, pour les branchés rétro, La Grande-Motte garde une ambiance délicieuse­ment vintage avec ses scènes de vie balnéaire rappelant les séries du photograph­e britanniqu­e Martin Parr : les paillottes, les jeux, les terrains de boules, les marchands de glace, les tournois de volley, les petits vieux, les caniches, les campeurs… Tout y est !

Une forme d’esthétique, de symboles populo qui inspirent les créateurs. Le très en vogue styliste Simon Porte Jacquemus imagine dès 2014 une collection colorée, à l’image « d’une fille qui part en vacances à La Grande-Motte et vend des glaces » ; en 2015, la photograph­e de l’agence Vu, Maia Flore, réinterprè­te l’imaginaire de la cité des sables au travers de sa série « Playground », tandis que la maison d’édition parisienne Oxyo a sorti une collection de meubles contempora­ins, des fameuses lampes fées (de la mairie) aux banquettes, tapis et chauffeuse­s résille, directemen­t inspirés de l’oeuvre de Jean Balladur. Dernière en date, l’agence 5.5 Designers, qui vient de créer une nouvelle ligne d’accessoire­s de plage en hommage au patrimoine de la ville : tente, serviettes, seaux pour enfants en forme de pyramides, matelas et mini-table reprenant la forme des bâtiments Le Poséidon ou Le Grand Mottois…

Effet boomerang de cette nouvelle cote d’amour, la cité est aussi devenue plus chère. « Dorénavant, certains appartemen­ts se vendent autour de 10000 € du mètre carré, 70% des chambres se situent dans des 4-étoiles et nous ouvrons le premier 5-étoiles de la station en ce début de mois d’août », ajoute Jérôme Arnaud. La Grande-Motte s’embourgeoi­se-t-elle? Avec sa montée en gamme et sa nouvelle clientèle, certains habitants osent même parler de nouveau « Saint-Tropez de l’Hérault ». D’autres rêvent encore plus haut : et pourquoi pas un label au patrimoine mondial de l’Unesco ?

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LE COLLECTIF DE DESIGNERS 5.5 A SIGNÉ UNE COLLECTION D’OBJETS BALNÉAIRES INSPIRÉS DE LA VILLE.
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 ??  ?? DE 1976 À 2010, LA STATION BALNÉAIRE A SOUFFERT DES CLICHÉS, ÉTANT ACCUSÉE D’ÊTRE UNE VERRUE DE BÉTON POPULAIRE. JUSQU’À CE QU’ELLE REÇOIVE LE LABEL « PATRIMOINE DU XXE SIÈCLE ».
DE 1976 À 2010, LA STATION BALNÉAIRE A SOUFFERT DES CLICHÉS, ÉTANT ACCUSÉE D’ÊTRE UNE VERRUE DE BÉTON POPULAIRE. JUSQU’À CE QU’ELLE REÇOIVE LE LABEL « PATRIMOINE DU XXE SIÈCLE ».
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 ??  ?? EN 2015, LA PHOTOGRAPH­E MAIA FLORE REMET SOUS LE FEU DES PROJECTEUR­S CETTE STATION LONGTEMPS OUBLIÉE À TRAVERS SA SÉRIE « PLAYGROUND ».
EN 2015, LA PHOTOGRAPH­E MAIA FLORE REMET SOUS LE FEU DES PROJECTEUR­S CETTE STATION LONGTEMPS OUBLIÉE À TRAVERS SA SÉRIE « PLAYGROUND ».
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L’ARCHITECTU­RE DES IMMEUBLES, TRÈS CONNOTÉE SIXTIES, FAIT AUJOURD’HUI LE CHARME DE LA STATION.

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