L'Obs

Histoire

En pleine AFFAIRE DREYFUS, l’auteur des “ROUGONMACQ­UART” fuit pour échapper à la prison. Un écrivain anglais a reconstitu­é cette CAVALE méconnue

- De notre correspond­ante à Londres, MARIE-HÉLÈNE MARTIN

Quand Zola se planquait à Londres

Personne n’attend ce voyageur sans bagage, qui débarque un matin de juillet, en gare de Victoria. Il n’a emporté qu’une chemise, roulée à la hâte dans du papier journal. Au cabby, un peu perplexe, il indique le Grosvenor Hotel que seulement quelques mètres séparent de la gare. L’homme connaît mal sa géographie de Londres. Il n’y est venu qu’une fois, et les circonstan­ces étaient alors tout autres. Cinq ans auparavant, tout lui souriait. Emile Zola venait d’achever « les Rougon-Macquart ». Il était reçu comme une star en tournée : il y avait un banquet grandiose au Crystal Palace, Oscar Wilde faisait envoyer une corbeille de fleurs à Mme Zola, et un feu d’artifice illuminait le ciel londonien en l’honneur du grand écrivain, président de la Société des Gens de Lettres. Pendant dix jours, entouré de faveurs, il avait couru « de fêtes en fêtes, prononçant des toasts et des discours, accablé d’ovations, d’honneurs, presque d’apothéoses » : « On nous aime là-bas, quoi qu’on en dise, je regrette de voir la France répondre si mal à des attentions, à des délicatess­es dont nous sommes chaque jour l’objet », écrit alors Zola sur le pays du Brexit.

Mais tout ça, c’était en 1893, avant l’affaire Dreyfus. Le 13 janvier 1898, sur six colonnes à la une de « l’Aurore », Zola « accuse » les autorités françaises, qui le poursuiven­t en diffamatio­n. Le 18 juillet, à Versailles, la cour d’assises rejette son dernier recours. Une amende et un an de prison attendent l’auteur de « la Curée ». Le lendemain, en gare de Victoria, Zola est un fugitif. L’ardent défenseur d’Alfred Dreyfus ne voulait pas se dérober, mais ses amis l’ont convaincu de partir dans les plus brefs délais. Un Zola en prison risque de détourner l’attention de la seule cause du moment qui importe : la libération d’un innocent, qui meurt à petit feu sur l’île du Diable, dont on a même retiré les chèvres pour durcir sa solitude. Alors, avec mille précaution­s, Zola a rejoint Calais.

Au Grosvenor, où il loge les premiers jours, il observe avec curiosité les fenêtres à guillotine de sa chambre : « un avant-goût de la prison ». Il s’est choisi un nom d’emprunt, M. Pascal, tiré de son

oeuvre. Pendant les onze mois que va durer son exil, il se fera aussi appeler M. Beauchamp ou M. Richard. Il lit Balzac et Stendhal pour tromper son ennui, ne parle à personne des jours entiers et décrypte la presse anglaise, la seule à sa dispositio­n, armé d’une grammaire et d’un dictionnai­re. Il craint d’être reconnu. Ernest Vizetelly, le fils de son éditeur anglais, l’aide à trouver des quartiers discrets. Du côté de Wimbledon, puis à Weybridge, dans le Surrey, il loue des maisons avec jardin, qui s’appellent « Penn » ou « Summerfiel­d ». Ce féru d’architectu­re remarque les maisons en briques toutes identiques allouées aux ouvriers, et écrit : « Chez nous, ils préfèrent être plus mal logés, et n’être pas logés comme le voisin. » Tout l’intéresse, même le plus banal. Appareil photo à la main – une autre passion –, il mitraille à tout-va les façades, les arbres, les dames à bicyclette… Mais, en bon Français, cet amateur de bouillabai­sses et de plats pimentés se plaint de la nourriture british. Pas assez de sel, du « pain mal cuit comme l’éponge », « des légumes bouillis, sans beurre ni graisse, des côtelettes et biftecks cuits à petit feu et lavés d’eau ». Le gastropub n’est pas encore un phénomène.

“LA MISÈRE NE ME FAIT PAS PEUR”

C’est sur les hauteurs de Norwood, banlieue paisible de Londres, qu’il va rester le plus longtemps. Au Queen’s Hotel, 122 Church Road, la Société Emile Zola et l’English Heritage ont apposé une plaque marquant son séjour. Il existe un cliché de Mme Zola à sa fenêtre. Alexandrin­e, venue le rejoindre, souffre de l’humidité hivernale. En France, ses meubles ont été vendus aux enchères, son grade d’officier de la Légion d’honneur, suspendu. Il est à terre mais, écrit-il, « tant que je serai debout, et que je pourrai tenir une plume, j’aurai du pain. J’ai commencé misérable, la misère peut revenir, elle ne me fait pas peur ». Il a quand même de grands moments de blues, comme en apprenant la mort de son chien, Pinpin.

L’Anglais Michael Rosen a récemment consacré un livre à cette étonnante « disparitio­n de Zola » (1). En mai dernier, lors du Festival de Littératur­e française Beyond Words, il avait de quoi digresser sur la dimension comique de la situation : Emile Zola cherchant du linge de peau dans les bonneterie­s de Londres, dans son anglais presque inexistant. Il y a bien quelque chose d’incongru à imaginer cette sommité des lettres françaises errer sans but dans les artères de l’Upper Norwood, photograph­ier les charrettes des marchands de fleurs, donner l’aumône aux balayeurs. Mais quelques lignes confirment les scènes contées par Rosen : « Décidément, ce qui m’a navré le plus dans ce brusque départ, après la sensation brutale d’être ainsi séparé des miens, c’est de m’être trouvé loin de chez moi avec les seuls vêtements que j’avais sur le corps, sans bagage et presque sans argent. »

En août 1898, il reçoit la visite de ses enfants et de leur mère, Jeanne Rozerot. Elle avait 21 ans lorsqu’il l’a rencontré; lui, 48. Une visite que Zola ne mentionne pas dans ses écrits personnels, sans doute par égard pour sa femme, bien qu’Alexandrin­e tolère l’existence de ce deuxième ménage. La maison de Verneuil, lui dit-on, est en état de siège. Un voisin prête son échelle à des journalist­es antidreyfu­sards ; les enfants reçoivent des photograph­ies de leur père avec les yeux crevés. Denise Le Blond-Zola, en tout cas, se souviendra en 1931, dans « Emile Zola raconté par sa fille », de la joie des retrouvail­les en Angleterre. Le romancier du « Ventre de Paris » goûte alors quelques semaines d’un bonheur domestique. Denise, Jacques et leur mère reviendron­t une deuxième fois, au printemps.

En février 1899, Zola n’en peut plus. La nourriture ? Il envisage de partir en Suisse ou en Italie, mais trouve un baume, comme toujours, dans l’écriture. Son roman « Fécondité » sera rédigé à Londres. Enfin, l'éditeur Eugène Fasquelle lui apporte la nouvelle : le jugement de 1894 condamnant Dreyfus a été cassé. Le 5 juin, Zola rentre en France. L’exil anglais est terminé. Pour lui. Car un autre personnage a choisi l’Angleterre comme refuge. Il y mourra en 1923, vingt ans après Zola. Dans le cimetière de Harpenden (Hertfordsh­ire), une pierre tombale usée porte son pseudonyme : le comte de Voilemont, alias du commandant Esterhazy, est l’homme par lequel l’Affaire est arrivée.

(1) « The Disappeara­nce of Emile Zola : Love, Literature and the Dreyfus Case », par Michael Rosen, Faber & Faber.

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Passionné par la photo, Zola mitraille tout : les femmes cyclistes…
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 ??  ?? … les façades, ici celle du White Swan… … et Church Road à Norwood, banlieue où il a séjourné longtemps.
… les façades, ici celle du White Swan… … et Church Road à Norwood, banlieue où il a séjourné longtemps.

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