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Ils devaient disparaître? Ils sont toujours là, plus épais que jamais, mais recyclables, ou “compostables”. L’interdiction des sacs en plastique à usage unique a obligé les industriels à s’adapter, et fait même la fortune de quelques-uns
L’affaire est dans le sac
Chez Catherine, « ils » s’entassent derrière la porte de la cuisine, coincés sur le flanc gauche du réfrigérateur. Ils prennent de plus en plus de place et sont de plus en plus moches. Ce sont des sacs de caisse réutilisables et recyclables, qu’elle achète environ 7 centimes chaque fois qu’elle oublie son panier. C’està-dire très souvent. Hélène, elle, plus organisée, « tourne » avec une dizaine de gros cabas en plastique épais et elle a toujours un sac en Nylon pliable sur elle. Ce qui la fait rager chez Monoprix, ce sont les nouveaux sachets en papier pour les fruits et les légumes : ils ont la fâcheuse manie de se désagréger. « Au début, ils y mettaient aussi le poisson. Mais ça leur a passé », grogne-telle en assurant regretter son bon vieux sac plastique qui lui servait à transporter « tout un tas de trucs ». Des sacs « qu’elle n’a jamais jetés dans la nature », jure-t-elle. Autant de foyers, autant de pratiques, mais une certitude : nos habitudes ont changé depuis que le dernier volet de la loi de transition énergétique qui prévoit la suppression des sacs fins à usage unique (voir infographie) est entré en application.
Cette révolution ne s’est pas faite en un jour. La mesure a chamboulé tout un pan de notre économie en visant les 17 milliards de sacs distribués annuellement en France. Chacun de nous en utilise une petite centaine par an et certains font de gros dégâts : en Europe, ils sont 8 milliards à s’envoler dans la nature, où ils mettront entre 100 et 400 ans à disparaître. « C’est une catastrophe écologique, constate Gaëlle Haut, coordinatrice de la campagne “Bans the bag” (“Banissez le sac”) pour l’association Surfrider. Nous faisons régulièrement des collectes de déchets sur les plages, aux abords des rivières et dans les océans. Les sacs plastique ou les fragments de plastique sont dans le top 5 de ce que nous ramassons. Les animaux marins les confondent avec leur nourriture et ils asphyxient les dauphins. »
Porté par les ONG, ce combat, une fois n’est pas coutume, a été popularisé très tôt en France par la grande distribution : « Il y a des endroits où nous n’aimons pas voir notre nom », clame l’enseigne E. Leclerc dès 1996 en dévoilant sur ses affiches des pochons froissés sur fond de champs vallonnés. Intermarché cesse de les distribuer en 2006, Carrefour en 2007. Une attitude responsable et… plutôt économique, le gra-
tuit n’ayant jamais fait bon ménage avec le commerce. Résultat, selon la Fédération du Commerce et de la Distribution, le nombre de sacs distribués chaque année par les grandes surfaces alimentaires serait passé de 10,5 milliards d’unités en 2002 à 600 millions en 2013. Bien, mais encore insuffisant car les sacs sont distribués dans tous les types de commerce.
Du côté des industriels, la pilule a eu beaucoup de mal à passer. Selon Elipso, association des fabricants d’emballages en plastique, le secteur pèse 7,9 milliards de chiffre d’affaires et emploie 38000 collaborateurs dans 320 entreprises. Ils se sont réveillés en 2005 lorsque deux députés UMP se sont piqués d’écologie et ont tenté – en vain – d’inscrire dans la loi de transition agricole un amendement prônant l’interdiction pour 2010 des sacs plastique non biodégradables. « Je pensais, en tant que maire, que les sacs en plastique végétal étaient la solution idéale pour valoriser nos déchets par compostage. Mais chez Wauquiez, en Haute-Loire, où se concentrent les plasturgistes, ils disaient qu’il y avait 4 000 emplois en jeu », se rappelle Francis Delattre, l’un des deux députés à avoir défendu la mesure. Intarissable sur la puissance des lobbies du plastique et de la distribution, il regrette aujourd’hui le temps perdu. Les industriels, eux, se sont réjouis du répit gagné : « La suppression radicale des sacs par la grande distribution a été douloureuse pour nous, se souvient Olivier Febvret, responsable des ventes sacherie du groupe Barbier, leader en France sur ce secteur, et installé à Sainte-Sigolène, en Haute-Loire. A l’époque, on faisait 4 milliards d’unités par an, soit 20 000 tonnes de sacs. Entre 2005 et 2006, ce marché a disparu d’un coup. Nous avons dû fermer une usine mais nous n’avons pas licencié. Nous avons converti cette production en partie vers les sacs-poubelle », ajoute-t-il.
A partir de cette date, les plasturgistes, à moins d’être bornés, ont compris qu’il y avait urgence à se diversifier. Le hic, c’est que tous n’ont pas pris la même voie : certains sont allés vers le recyclable ; d’autres vers le plastique d’origine végétale, tandis que quelques-uns se laissaient séduire par l’oxo-dégradable, une technique très controversée de fragmentation du plastique par oxydation, avant qu’elle ne soit interdite en France en 2015, car pas vraiment… dégradable.
Les règles qui régissent désormais notre relation aux sacs plastique sont le fruit de cette histoire complexe et des choix de Ségolène Royal. Quand la ministre de l’Environnement de François Hollande s’empare du sujet en 2014, elle a ronte une salve de protestations sur fond de chantage à l’emploi. Une vraie guerre de chapelles! La grande distribution et les petits commerçants s’inquiètent de devoir remplacer leurs emballages en rayon par des pochons biosourcés ou en papier qui coûtent jusqu’à trois fois plus cher à l’achat. Ils évaluent le coût de la mesure à 300 millions d’euros! Des petits fabricants spécialisés, en boulangerie ou confiserie par exemple, craignent aussi pour leur business. « La loi n’a pas été pensée pour eux et certains continuent de beaucoup sou rir », souligne Emmanuel Guichard, délégué général d’Elipso. Très virulente, la Fédération de la Plasturgie et des Composites estime que cette loi met directement en danger 3 000 emplois. Un député socialiste du Pas-de-Calais, Nicolas Bays, menace alors de faire une grève de la faim (cf. « la Voix du Nord » du 30 juin 2016) si la ministre continue de se montrer inflexible sur la nature des sacs considérés comme réutilisables.
Finalement, Ségolène Royal tient bon sur leur épaisseur minimale (plus de 50 microns) mais lâche sur la taille requise. D’où ces poches distribuées par nos pharmaciens, bouchers ou poissonniers, qui ressemblent à s’y méprendre aux anciennes, en plus épaisses! Ce qui n’est franchement pas très écologique…
Aujourd’hui, le Lensois Martin Tarrach, président de la société TT Plast (qui fournit les sacs noirs d’Auchan en plastique recyclable), farouche opposant à la ministre il y a un an, ne saute pas encore au plafond, mais il est soulagé : « En juillet 2016 [au moment de l’application du premier volet de la loi, NDLR], nous étions vraiment au creux de la vague. Pour passer au “50 microns”, nous avons dû adapter les machines et licencier 12 personnes. Mais aujourd’hui, l’activité est stable. Je construis à Lens une usine de recyclage. Pour moi, c’est l’avenir. Je veux juste maintenant que la législation ne change plus. C’est ce que je viens de demander à M. Macron : qu’on me laisse le temps de rentabiliser mes machines et je créerai des emplois dans le Nord ! »
Le début du bonheur ? En tout cas pas la catastrophe annoncée. Et il su t de compter dans nos placards les grands sacs fabriqués par Mettler (sa maison mère), avec 80% ou 90% de plastique recyclé (les sacs blancs grisés de Monoprix, vendus aux caisses ou servant à la livraison, c’est eux), pour comprendre que ce marché se porte bien.
Pour trouver des entrepreneurs vraiment heureux, il faut regarder du côté des convertis au plastique végétal. Depuis quelques mois, leurs sacs ont remplacé sur les étals des primeurs les rouleaux de plastique fin (dans les 12 à 15 microns) qui étaient produits à bas coût quasiment à 90% en Asie (le rapport prix est environ de 1 à 3). Fabriqués chimiquement à partir de fécule de pomme de terre, de maïs ou même de chardons, ils sont estampillés « NF Environnement » et glissent entre
les doigts sans, normalement, se rompre. Leur teneur en matière végétale, actuellement de 30% minimum, devrait même atteindre 60% en janvier 2025. Leur qualité première est d’être compostables et tant pis si les Français ne sont pas les rois de cette pratique. Ça viendra peut-être…
Parmi ces entreprises qui ont su rebondir, le groupe familial Barbier, qui fait maintenant tourner à plein régime une usine qui, sans cette loi, allait fermer, ou l’italien Novamont (qui maîtrise la technique du bio-sourcé en chardons). Et surtout le français Sphere, leader européen de l’emballage ménager. A 77 ans, John Persenda, fondateur et PDG du groupe, est comme un gamin devant un sapin de Noël : dix ans qu’il attendait le décret que lui a o ert Ségolène Royal ! Cet ingénieur chimiste passé par Shell a vite senti tourner le vent du plastique d’origine pétrolière. « En 2005, j’ai racheté une entreprise allemande, Biotec, des as de la recherche et développement, et leurs 200 brevets! A l’époque, tout le monde se fichait de l’écologie et mes collaborateurs me prenaient pour un fou », raconte ce patron pugnace.
Aujourd’hui, son entreprise tourne à plein régime et il s’apprête à sortir un nouveau sac biodégradable en milieu marin : le Blueplast. « Nous le faisons tester en ce moment par l’Ifremer », fanfaronne-t-il en se frottant les mains. Il espère ainsi clouer le bec aux associations de défense de l’environnement comme Surfrider, qui trouvent que ses sacs en plastique végétal se fragmentent bien mal dans l’eau, mais aussi qu’ils utilisent des ressources agricoles et qu’ils brûlent di cilement s’ils sont jetés dans une décharge et non dans un compost. De ce fait, le syndicat de la plasturgie se demande bien en quoi ce plastique biosourcé est plus durable que le leur, certes issu du pétrole, mais recyclé… Bonne question !
A l’Ademe (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie), la réponse est prudente : « Nous n’avons pas conduit d’étude spécifique, avec des experts indépendants sur le cycle de vie des di érents produits et leurs e ets sur l’environnement. Clairement, notre priorité, c’est que le sac soit réutilisable. Peu importe sa matière. Il ne faut surtout pas revenir au sac à usage unique », a rme Sylvain Pasquier, coordinateur de secteur à la direction de l’économie circulaire et déchets de l’organisme d’Etat. De quoi contenter tout le monde. Ou personne? Car finalement, les Français ont toujours l’embarras du choix pour emballer leurs courses, et les ONG s’interrogent. « Loin d’avoir disparu, nos anciens sacs en plastique sont progressivement remplacés par de nouveaux, plus épais ou bien composés de bioplastiques… », alerte l’association France Nature Environnement. « Où sont les 3 000 emplois promis par les fabricants de sacs biosourcés? Où en est le compostage en France? Nous attendons avec impatience le bilan économique et environnemental de cette loi ! », avertit de son côté Marc Madec. Le directeur développement durable de la Fédération de la Plasturgie et des Composites vient d’écrire à Nicolas Hulot, le ministre de la Transition écologique et solidaire. La bataille des sacs n’est pas terminée. Et le bilan écologique, toujours pas clair.