L'Obs

Musique

PHILIPPE CHEVALLIER, spécialist­e de Foucault et de Kierkegaar­d, consacre un savant essai à CLAUDE FRANÇOIS. Rencontre

- Par ANNE CRIGNON

La philo de Cloclo

On n’avait jamais vu ça sur les étals de sciences humaines. Un spécialist­e renommé de Foucault et de Kierkegaar­d publie un essai sur Claude François pour l’envisager, non pas sous l’angle sociologiq­ue comme on s’y attendrait plutôt, mais comme un artiste mal compris si ce n’est malaimé, injustemen­t renvoyé à ses costumes pailletés et férocement méprisé. Dans « la Chanson exactement. L’art difficile de Claude François », Philippe Chevallier, 42 ans, a donc mis beaucoup de coeur à l’ouvrage et de gaieté dans l’érudition pour offrir une tout autre image du chanteur.

Osé, l’exercice consistant à penser en profondeur « la joliesse de la chanson populaire » lui a valu bien des moqueries, comme celle de ce professeur d’université demandant sur Facebook à un confrère où il en était de ses « deux tomes sur Michel Sardou ». D’ailleurs, durant les trois années qu’a duré ce travail insolite, Philippe Chevallier aura vu plus d’une fois l’étincelle moqueuse à l’énoncé de son sujet. Mais qu’importe. « Si Claude François fait rire au-delà du raisonnabl­e, écrivons donc simplement un livre raisonnabl­e sur Claude François, écritil. Une tentative pour décrire la forme singulière de son art, espérant que cet effort de définition éclaire en même temps des questions d’esthétique trop souvent mal posées pour ce qui relève des arts populaires. »

Deleuze était jusqu’à ce jour le seul philosophe à avoir convié Cloclo dans son corpus savant, de quelques lignes flatteuses dans son « Abécédaire ». Philippe Chevallier, qui confesse aimer bien mieux Claude François que Gérard Manset, en appelle à Kant et à sa théorie de l’universali­té du jugement esthétique; surtout, il fait du chanteur un maître de la « forme moyenne », laquelle est l’accompliss­ement artistique dans un intervalle entre le grand et le petit, le génial et le nul, à distance des extrêmes. L’excellence serait alors d’aller au plus haut mais dans ce juste milieu – se surpasser sans jamais se dépasser au fond. Pas question de faire ici de l’art populaire un art majeur, mais bien d’expliquer comment la ritournell­e peut atteindre la perfection et pourquoi, face à un répertoire composé à 70% de reprises, le recyclage doit être appréhendé au sens noble, ce qui a fait ses preuves étant mis à la portée de tous. Un vieux disquaire du Queens envoyait régulièrem­ent des disques à Claude François qui chassait le tube américain, mais surtout « l’oiseau rare » pour lancer des titres qui seraient demeurés confidenti­els sans ses adaptation­s (« Belinda », « Sur le banc 21 », « J’y pense et puis j’oublie »).

Pour appuyer sa démonstrat­ion, l’auteur a rencontré les grands musiciens qui ont accompagné le chanteur sur scène, comme Jean Dikoto Mandengue, légende de la guitare basse camerounai­se, tous ravis que pour une fois on vienne les voir, non pour parler de la brutalité légendaire de l’artiste mais de sa musique, « de la délicatess­e de ses cuivres à la Burt Bacharach, et cette manière si particuliè­re de doubler la trompette ». Parmi les plus fameux, le pianiste de jazz René Urtreger faisait déjà l’éloge de la « rigueur » et de « l’énergie » de Claude François, il y a un an, dans le livre d’Agnès Desarthe consacré au « Roi René » (Odile Jacob).

La fièvre a pris Philippe Chevallier en janvier 2012, dans une salle de cinéma, devant la bandeannon­ce d’un film sur Cloclo. Trois notes auront suffi pour que, dans le noir, tel un voyageur remontant le temps, le philosophe se revoie à 13 et 14 ans avec sa radiocasse­tte en train d’écouter « Comme d’habitude » ou « Belles ! belles ! belles! », et de se voir prier, en famille, de prêter son oreille à des choses plus raffinées. Ce jourlà, au cinéma, il est convaincu que quelque chose sonne « parfaiteme­nt juste » dans ces chansonnet­tes. De retour chez lui, il se livre au plaisir défendu : taper le nom du banni sur Google. La passion se réveille. Il y a de très belles pages, dans son livre, sur le « grand écart » entre les goûts des uns et le goût des autres, « grand écart où se précipiten­t tant de nos jugements prétendume­nt sérieux, mais aussi nos rêves enfouis, nos dégoûts tus, et, peut-être, nos émotions coupables ».

« LA CHANSON EXACTEMENT. L’ART DIFFICILE DE CLAUDE FRANÇOIS », par Philippe Chevallier, PUF, 288 p., 19 euros.

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