Maroc
Le nord du Maroc est en ébullition. Une colère nourrie par des décennies de défiance vis-à-vis des autorités. Voyage au coeur de cette région frondeuse
Le Rif se rebelle
Voilà neuf mois qu’Al-Hoceima se révolte. Neuf mois que la petite ville du Rif pleure Mouhcine Fikri, ce vendeur de poissons écrasé dans une benne à ordures sous les yeux des policiers. Ce drame, les Rifains l’ont érigé en symbole de la manière dont le pouvoir marocain les traite depuis des décennies.
Dans les manifestations, à côté des photos de Mouhcine, les protestataires brandissent le portrait d’Abdelkrim al-Khattabi, le héros de la lutte contre les colonisateurs français et espagnols. Le 20 juillet, ils défilaient une nouvelle fois pour exiger une enquête impartiale sur la mort du commerçant, mais aussi pour porter un certain nombre de revendications à caractère plus économique et social. Investissements dans la région, notamment dans le secteur du tourisme, construction d’un hôpital, d’une université ou encore de quelques usines : les doléances des manifestants ont été accueillies à coups de matraques et de gaz lacrymogènes par le gouvernement.
Le Rif, enclavé entre sa chaîne montagneuse et la Méditerranée, est à l’abandon depuis toujours, rongé par le chômage, l’analphabétisme, les trafics, la corruption. Tout au long de la côte, les jeunes ne rêvent que d’Europe. Et ils sont nombreux, chaque jour, à tenter sur des esquifs de fortune ou cachés entre les roues d’un bus de quitter le Maroc. De Tanger à la frontière algérienne, voyage au coeur de cette région frondeuse.
“JE CONNAIS UN GOSSE DE 9 ANS QUI EST DÉJÀ À LA RECHERCHE D’UN MOYEN DE PARTIR.” KHALID, 29 ANS
1 À TANGER, DES RÊVES D’EUROPE
Le long des remparts de la vieille ville, près du parking où stationnent les autocars de touristes, cinq jeunes sont assis par terre. Ils rêvent d’Europe, veulent quitter la médina blanche, s’enfuir, loin de la ville carte postale de Delacroix, de Matisse ou de Bowles, où les touristes pérégrinent d’une ruelle étroite à l’autre. Oublier la fausse promesse des pouvoirs publics de faire de Tanger la « vitrine économique du pays », avec les infrastructures du port industriel par où transitent chaque mois plus de 250 000 containers. Fuir au péril de leur vie. Comme des centaines d’autres, agglutinés aux entrées du port de marchandises ou aux départs de ferrys, ces jeunes gens débraillés, en tongs et tee-shirt, cherchent un moyen de passer en Espagne.
Khalid, 29 ans, en est à sa cinquième tentative. La première fois qu’il s’est faufilé dans un container, il avait 12 ans. Les Espagnols l’ont gardé jusqu’à ses 18 ans puis l’ont renvoyé au pays à sa majorité. « J’allais à l’école, j’avais enfin une vie d’enfant », se souvient-il. Depuis, il s’accroche à ce rêve d’un avenir meilleur et tente sans relâche de traverser les 24 kilomètres du détroit de Gibraltar. « Les bateaux pneumatiques, c’est trop dangereux, explique-t-il aux plus jeunes. Mieux vaut s’agripper sous un bus dans l’espoir de passer en ferry. Quand les flics te prennent, tu passes un mauvais quart d’heure, mais tu restes en vie », insiste-t-il. Ahmed et Moustapha ont 17 ans, Anas et Amrani, 15. Ils rêvent de Barcelone, de Bilbao, de la Belgique, où Moustapha a un oncle. « Je veux aller à l’école en Espagne, dans un centre d’accueil, explique Anas. Je dois partir d’ici, je n’ai personne, pas d’avenir, je traverserai coûte que coûte. » Aucun n’a de plan B. « La plupart des “harragas” [littéralement “ceux qui brûlent”, sous-entendu “leurs papiers” avant la traversée] n’ont pas de famille. Dans mon quartier, je connais un gosse de 9 ans qui est déjà à la recherche d’un moyen de partir », raconte Khalid. Lui-même essaiera de partir le soir même. « J’ai récupéré une combinaison de plongée. En passant sous les bateaux, on peut accéder au moteur. Bien sûr, il y a toujours le risque d’être broyé quand ils mettent en marche, mais, la dernière fois, ça a marché ! »
2 À BAB BERRED, DES MONTAGNES DE KIF
Abdesalam Askyil est né vers 1950, dans le hameau d’Imouken, à une heure et demie de route de Chefchaouen. Il a vécu dans ces montagnes presque toute sa vie, entouré de ses neuf enfants. Des chèvres et brebis, un potager pour nourrir sa famille, quelques brassées de kif, la marijuana marocaine, qui sèchent sur le toit. Sur le pas de sa porte, sous un amandier chargé de fruits, le vieil homme en djellaba blanche remplit sa longue pipe et explique : « Parce que nous cultivons le kif, nous sommes dans l’illégalité. Alors, nous n’avons pas de route, pas d’eau, pas d’électricité, pas d’école… Et nous ne pouvons pas nous plaindre : nous risquerions de finir en prison… » On estime à 50 000 le nombre de personnes dans la région qui vivent dans leur village avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elles savent qu’à la moindre anicroche avec un plus
puissant qu’eux, trafiquant comme policier, elles peuvent finir derrière les barreaux.
Nul besoin de se perdre loin des routes principales bordées d’oliviers ou de cactus chargés de figues de Barbarie pour voir les plantations de kif autour de Chefchaouen : 800000 paysans vivent de son commerce, malgré la prohibition. L’Organe international de Contrôle des Stupéfiants (OICS) classe le Maroc parmi les principaux producteurs mondiaux, le premier d’Afrique. La production a beaucoup augmenté ces dernières années, selon Abdesalam. « Et les prix ont chuté de 10 à 1 euro le kilo », regrette-t-il. Seuls les gros producteurs s’en sortent. Ils s’arrangent, à coup de potsde-vin, pour détourner l’électricité des réseaux publics et pouvoir arroser leurs plantations. Les petits producteurs comme Abdesalam peinent, eux, à trouver assez d’eau pour leurs champs. Ils vivent dans des maisons sans électricité. « L’Etat ferme les yeux, affirme Miloud, un jeune des environs. Les enfants ne vont pas à l’école, car la mafia locale préfère les maintenir dans l’ignorance et la misère pour pouvoir mieux les exploiter. » Une vie insupportable. « Il y a beaucoup de suicides. A certaines périodes, les annonces sont quotidiennes », rappelle Miloud.
“SI ON DESCEND DANS LA RUE DÉNONCER NOS CONDITIONS DE VIE, ILS NOUS GAZENT, TOUT SIMPLEMENT.” FATIMA, UNE MANIFESTANTE
3 À AL-HOCEIMA, LES CHANSONS DE MOUSTAPHA
Fatima se lave les mains et le visage, penchée au-dessus de l’évier de la cuisine. Ses yeux sont rouges. Quand les forces de l’ordre ont tiré leurs cartouches de gaz lacrymogène pour disperser les manifestants qui défilaient dans les rues d’Al-Hoceima, elle a juste eu le temps de se réfugier dans l’appartement de sa soeur, mais la fumée, avec cette odeur âcre caractéristique, est entrée par les fenêtres ouvertes, faisant tousser les enfants de la maison.
Ce 20 juillet, ils étaient plusieurs milliers à braver l’interdiction de manifester pour réclamer des investissements publics et la libération des prisonniers du Hirak, le mouvement de révolte sociale né dans la ville. « L’année dernière, ma mère a été hospitalisée pour un problème cardiaque. Dans sa chambre, elles étaient huit patientes, deux par lit, tête-bêche, raconte Fatima. Mais si on descend dans la rue dénoncer nos conditions de vie, ils nous gazent, tout simplement. » Al-Hoceima est sinistrée. La perle du Rif, nichée au creux de l’une des plus belles baies du monde, est déserte malgré la saison estivale. Pourtant, la région a connu des années fastes. Al-Hoceima fut choisie en 1963 par le Club Med pour y installer son premier centre au Maroc. « Là, il y avait une piste de danse, des cases de ce côté, et là, l’atelier de fabrication de paréos, se rappelle avec nostalgie Moustapha al-Borje. Et la plage, face au Peñon d’Al-Hoceima [l’île espagnole symbole de la ville]. » Le retraité a travaillé neuf saisons pour le Club en tant que serveur, puis chef de restaurant, avant de partir dans le nord de la France. En se promenant sur les dunes où la végétation a repris ses droits, Moustapha fredonne les vieux tubes du Club Med, les mélodies d’un bonheur perdu : « Tout le monde avait du travail, les jeunes en cuisine ou à l’animation, les vieux au jardinage. Je n’oublierai jamais cette époque bénie. »
4 À AJDIR, LE SOUVENIR DES ANNÉES DE PLOMB
Un escalier de pierres bordé d’oliviers, quelques éboulis qui témoignent de la présence d’anciens édifices et un dernier bâtiment encore à peu près debout. A une dizaine de kilomètres d’Al-Hoceima, le petit village d’Ajdir protège les vestiges de ce qui fut le siège du quartier général des troupes d’Abdelkrim al-Khattabi. Le bâtiment, symbole de la fondation en 1921 de l’éphémère Joumhouria al-Rifiya, la République du Rif, n’a été ni rasé par la monarchie ni restauré par les associations locales. Car si le Makhzen (l’Etat marocain) voit dans Abdelkrim al-Khattabi
un traître, les habitants du Nord continuent de le vénérer comme un héros de la décolonisation, le vainqueur des troupes espagnoles en 1921 à Anoual, puis françaises à Ouergha, quatre ans plus tard. Des succès militaires contre un colonisateur avec lequel la monarchie avait négocié la création d’un protectorat. Un camouflet, donc, pour le pouvoir royal, qui assistera à une reprise en main du territoire par les troupes espagnoles et françaises au bout de cinq ans, au prix de l’utilisation d’armes chimiques qui décimeront les troupes d’Abdelkrim al-Khattabi. Un traumatisme toujours vif dans la mémoire rifaine. Beaucoup d’habitants restent persuadés que les cas nombreux de cancers dans la région en sont la conséquence directe. C’est la première répression sanglante d’une longue lignée : Hassan II, encore prince héritier, écrasera en 1958 et 1959 l’insurrection rifaine, provoquant la mort de 8000 personnes. En 1984 aussi, les forces de l’ordre tireront sur la foule lors des émeutes de la faim dans la ville voisine de Nador. A l’époque, Hassan II traite les Rifains d’awbach (« déchets de la société »), les menaçant d’une répression encore plus sévère qu’en 1959 : « Vous avez connu le prince héritier, je ne vous conseille pas de faire connaissance avec le roi Hassan II. » La page de ces années de plomb est loin d’être tournée, d’autant qu’en 2008 une fosse commune datant de cette époque sera découverte dans une caserne de Nador.
5 À MELILLA, AVEC LES TRAFIQUANTS
Bunker encerclé de hautes barrières, barbelés et miradors, eldorado idéalisé par les migrants subsahariens, l’enclave espagnole de Melilla est une zone de trafic attirante pour les Marocains de la ville voisine de Nador. Dans les cafés près du poste-frontière, difficile de nouer une conversation avec les hommes qui laissent filer le temps devant leur thé brûlant. Tous sont des trafiquants. Chaque matin, les habitants de Nador sont autorisés à passer à pied et sans visa à Melilla. Les hautes grilles du poste-frontière rejettent cinq jours par semaine des hommes mais surtout des femmes, portant de si lourds ballots sur le dos qu’on les appelle les « femmes-mulets ». Ces passeurs n’ont que quelques heures pour traverser, acheter tout ce qu’ils peuvent et revenir avec leur butin afin de le revendre côté marocain. Aucune taxe, aucun contrôle, « sauf quand les policiers espagnols ont décidé que ta tête ne leur revient pas », assure Salah, 34 ans et père de deux fillettes. « Confiscation des biens, passage à tabac… C’est selon leur humeur. » Salah est le seul à accepter de parler. « Nous préférerions évidemment ne pas ramener au Maroc ces produits dont beaucoup sont périmés. Mais c’est tout ce qu’on nous propose comme marchandises venues d’Europe… », se défend le trafiquant. Dans les ruelles alentour, le long des murs d’enceinte, les rez-de-chaussée sont tous occupés par des garages destinés à stocker les marchandises: sacs pleins de peluches, cartons de conserves ou de produits de beauté. Ici aussi, l’ambiance est particulièrement tendue. Si ce commerce est toléré par les autorités, chacun sait qu’il doit rester discret pour perdurer. « On nous reproche de vivre de trafics, mais qu’avons-nous d’autre pour survivre? Le Rif n’a jamais eu d’autre choix que de s’en sortir seul. »