MÉLENCHON L’HOMME DERRIÈRE L’IDÉOLOGUE
De l’Afrique du Nord à l’Assemblée, en passant par l’Essonne, le gouvernement Jospin et le Venezuela, le chef de La France insoumise a toujours haï le consensus, cette “apoplexie de l’esprit”. Rencontre avec un idéologue toujours en marche
Je lui ai demandé ce que sera la suite et Jean-Luc Mélenchon, 66 ans le 19 août, m’a parlé de sa santé, de ses examens médicaux, e ectués pour obtenir la garantie des emprunts de sa campagne présidentielle, puisqu’il était cette année le corps même de l’insoumission. « Tout va bien. Tant que j’ai cette chance, je continue. J’ai le cerveau d’un homme de 30 ans… » Il me décrivait sa grâce, émerveillé d’être. J’ai plaisanté, à moitié. « Et le désir ? Ça va ensemble, l’envie de se battre, le désir sexuel… – De ce côté, pas de problème! » Il a répondu très vite : un mâle de Méditerranée, né au temps des garçons-rois. Jean-Luc Mélenchon vit seul à Paris, ayant éprouvé l’amour des femmes, désormais libre d’attache ; pour travailler, et écrire, et combattre donc, gourmand : « Le césarisme
de Macron ne peut pas tenir, il n’a pas de base sociale ; mon césarisme l’emportera ! » me dit-il aussi, en ce premier été du président Macron. Dans les couloirs de l’Assemblée, l’opposant Mélenchon donne des conférences impromptues aux députés marcheurs, épatés par le personnage; parfois, assurent ses amis, les macroniens prennent des selfies. En séance, il emploie des mots venus de loin, dont il est le seul à conserver le son : « Une fois de plus, voici la jubilation morbide devant l’état de la patrie ! » lance-t-il à la majorité, pour fustiger les mortifications sur la dette. L’entourent des députés jouvenceaux, dont les médias s’entichent. Il les regarde avec tendresse. Leur existence le réconforte.
Il est d’un monde où l’on a toujours transmis; ses yeux brillent d’avoir reçu des leçons, il y a plus de trente ans, d’une femme plus grande que lui. Elle s’appelait Colette Audry, amie de Simone de Beauvoir, écrivain et révolutionnaire, devenue, septuagénaire, l’animatrice d’un courant marxiste au PS de Mitterrand. « Elle venait manger du poulet fumé avec nous dans l’Essonne ; elle m’avait pris à part pour m’expliquer le patriarcat. En bon universaliste, je ne comprenais rien à la domination masculine. » Elle lui avait dit : « Mon petit Jean-Luc, tu dois arrêter de dire des bêtises », et lui avait raconté l’oppression des femmes. A son tour, désormais, de prémunir les enfants contre les bêtises ? Ou bien les jeunes savent-ils déjà ? « J’ai réussi ma vie, le socialisme révolutionnaire vit toujours », me dit encore Mélenchon avant de retourner en séance. On n’en a pas fini avec cette histoire.
On raconte mal Jean-Luc Mélenchon ; c’est aussi de sa faute. Il donne trop de distractions à un monde qui en est friand. Il injurie à ses heures et puis sou re quand la haine lui revient. Qui a commencé ? Il est trop dense et trop simple, aussi, mais d’une simplicité que l’époque récuse. Pas simplement un opposant, mais « un socialiste et un révolutionnaire » : voulant renverser l’ordre social, au nom des pauvres; et cela seul devrait rester? « La seule chose qui compte pour moi, la première chose qui compte, ce qui me détermine, ce sont les idées », assure-t-il.
L’Idée est la constante. Elle justifie tout, et aussi la détestation des bourgeoisies, puisqu’il prétend abolir notre monde. Aime-t-il seulement les miséreux, lui qui parle tant d’eux? Jadis élu local dans l’Essonne, Mélenchon ne prisait guère les malheurs du quotidien. « Si vous voulez un élu de proximité, achetez un chien ! », lançait-il à l’électeur étonné. Il théorisait le refus du clientélisme. Ça l’arrangeait aussi, plus préoccupé des idées que des gens ? Mais quand il quitte son domicile, le matin, Jean-Luc Mélenchon emplit ses poches de pièces de monnaie, et donne au hasard de ses rencontres à ceux qui tendent la main. Ce n’est pas lui qui le raconte.
Au commencement est un enfant pied-noir qui débarque sur le port de Marseille, la cage du canari à la main, quand la France se retire du Maghreb. Il rencontre le froid et l’étonnement. A l’école, il séduit en se battant à coups de boule, comme en Afrique du Nord, puis en racontant ce que les livres lui enseignent. Une brute et un lecteur, et un conteur, séducteur d’intelligence. Il abhorre la joliesse des apparences, lui dont les traits sont âpres et les yeux vous retournent. « Je me suis entraîné à me regarder dans une glace, et à parler en me regardant; personne n’est à l’aise avec son visage », m’a-t-il confié il y a des années; nous étions dans un café et il m’avait installé en face d’un miroir, pour déstabiliser le journaliste. Il aime dévoiler des obscurités, tel un paysan devant le citadin timide. Il a été de Normandie, enfant, puis du Jura. Il s’y est marié et a eu un enfant. Sa fille, Maryline, adulte, est retournée au pays. Elle lui donne des nouvelles. « Tu sais qu’on ne trouve plus de tomme du Jura en ce moment ? »
De sa jeunesse, il sait la peur de manquer. Dans les années 1970, il est un journaliste de province sans situation stable. C’est pour survivre qu’il s’expatrie en Essonne, apparatchik à Massy, ville socialiste. C’est pour vivre libre qu’il se fera élire sénateur, en 1986. Il ne s’agit pas de faire la loi, la belle a aire ! Mais d’avoir un point d’appui; construire de la politique à l’abri des menaces. En 1995, il est réélu. « Maintenant, nous sommes libres, toi et moi », dit-il à un ami, nouvel énarque. Haut fonctionnaire ou sénateur, on ne
À L’ÉCOLE, IL SÉDUIT EN SE BATTANT À COUPS DE BOULE, PUIS EN RACONTANT CE QUE LES LIVRES LUI ENSEIGNENT.
dépend plus de l’indulgence des autres. L’ami s’appelle Bernard Pignerol; adolescent, passeur de tracts trotskistes derrière le rideau de fer, puis, jeune homme, cofondateur de SOS-Racisme, il deviendra notable sans rien oublier. Le conseiller d’Etat Pignerol conserve pour Mélenchon une amitié sans faille. Il aurait été son secrétaire général à l’Elysée. Ils s’éclipsent après les meetings, pour ne pas toujours dîner avec la colonie de vacances des jeunes « insoumis ». On ne se guérit pas d’une génération.
Le Sénat est plus qu’une anecdote dans la vie de Mélenchon. Cette assemblée le surprend, où s’épanouit la droite des notables. « Tu les supportes, tous ces gens ? » dit-il à un vieux communiste. L’autre répond : « Moi, tu sais… On m’a dit de tenir la tranchée. Je tiens la tranchée. » Mélenchon tient donc la tranchée. Il y trouve un avantage. Dans la Haute Assemblée, la frontière est assez nette entre droite et gauche pour éviter d’autres questions. Les années 1980, le socialisme qui gouverne a déjà plié le genou. Les certitudes ont pris l’eau. Faute de croire, Mélenchon déteste. « Nommer l’adversaire, c’est se définir. Pendant des années, je n’avais plus aucune perspective, d’un point de vue révolutionnaire. La seule chose qui me donnait une identité, c’était de désigner l’ennemi. »
Dis-moi qui haïr? La droite, sans doute. Mais ensuite, plus proche de toi, ceux qui capitulent et bradent ton camp, qui ne te ressemblent pas, que tu quitteras. On le ressent, avant même de le savoir. Il y a vingt ans, Mélenchon me confiait son rêve d’écrire pour « le Nouvel Observateur », hebdomadaire central des gauches. « Je me suis vécu comme un socialiste qui écrirait, un héritier de Jaurès », se décrit-il aujourd’hui, graphomane sur son blog, et conteur sur YouTube. Mais il ne poserait plus ses mots dans « l’Obs », qui a soutenu Macron. Mélenchon divise son paysage entre « nous » et « les autres ». La frontière s’est déplacée. Jadis, Mélenchon célébrait les militants du PS : « Chaude cohorte des poings levés ! Méprisés, insultés par tous les gens “bien élevés”, spoliés par les petits marquis qui ont pris le haut du pavé, voici les visages chaleureux des gens du commun. » C’était en mai 1991, dans son premier livre, « A la conquête du chaos » (Denoël). Ses mots n’ont pas changé ; mais ils ne caressent plus la social-démocratie. Ce monde l’a égaré.
Au printemps 2000, Lionel Jospin, Premier ministre, le faisait ministre délégué à l’Enseignement professionnel. « Là, tu seras utile », lui avait dit sa maman. Mélenchon était le garant des enfants de la classe ouvrière. Il dénonçait les faux-semblants du collège unique et émanciperait par le travail manuel. Le soir, un verre de whisky à la main, il impressionnait de jeunes élèves de Sciences-Po, candidats à l’ENA mais d’une gauche encore rutilante, venus renforcer le camarade-ministre. Parmi eux, Mathias Vicherat, qui, à l’ENA, deviendrait l’ami d’un Amiénois féru de théâtre, Emmanuel Macron. « Jean-Luc m’avait subjugué dans un discours à la Sorbonne sur la fin du capitalisme », se souvient Vicherat, aujourd’hui dirigeant de la SNCF. Le ministre décrivait les apocalypses, mais formait des cadres de l’Etat. Ce fut, vraiment, un bon moment. Il ne dura pas.
Le 21 avril 2002, Jospin tombe et Mélenchon bascule. « Lionel » avait été pour lui un aîné et un repère, formé comme lui à l’OCI, un groupe trotskiste de stricte idéologie. Aujourd’hui encore, Mélenchon fait pour Jospin une exception, quand il fulmine contre les socialistes. « J’ai croisé Lionel, il ne m’a pas engueulé », racontait-il, goguenard mais réconforté, après la présidentielle. Les plus jeunes des « insoumis » n’ont pas idée de cette fidélité. Ce que fut Mélenchon, avant eux, ne les intéresse pas. Comment sauraient-ils ?
En 2002, Mélenchon est en miettes. Il n’est plus ministre. Sa compagne le quitte, il n’est jamais de bon moment. Il arrête de fumer. Il a voulu se présenter aux législatives à Paris. François Hollande, nouveau maître du PS, et Bertrand Delanoë, le maire de la capitale, l’ont bloqué. « Ils ne me regardaient même pas, je n’existais pas à leurs yeux », dit Mélenchon. Ce mépris le libère-t-il de l’a ection partisane ? Le convainc-t-il que les bourgeoisies ont pris le PS et ne voudront jamais de lui ? Il se reconstruit en libérant le refus. Tout va s’enchaîner.
“JE ME SUIS VÉCU COMME UN SOCIALISTE QUI ÉCRIRAIT, COMME UN HÉRITIER DE JAURÈS.” J. L. MÉLENCHON
En 2005, orateur du non au référendum européen, Mélenchon fait campagne contre son parti. Trois ans plus tard, il fonde son Parti de Gauche. En 2012, il est le candidat à la présidentielle du Front de Gauche, un cartel organisé avec le PCF. En 2017, il n’est candidat que par lui-même, l’incarnation de La France insoumise : un agrégat de refus, organisés sur une plateforme internet, qui le reconnaît ; juste lui, et un peuple. Il s’est dépouillé de ce qui l’encombrait : les réunions, les motions, les négociations, querelles et rabibochages d’appareils, autant d’inutilités chronophages qui sont tombées comme des peaux mortes.
Ce qui est fascinant chez un politique, c’est la permanence. Les mues organisationnelles sont des leurres pour l’homme d’une idée. Mélenchon n’a fait que se retrouver. Il dit aujourd’hui, exactement, ce que le sénateur socialiste proclamait il y a plus d’un quart de siècle. En 1991, Jean-Luc Mélenchon publie deux livres – pratiquement introuvables aujourd’hui. Il faut s’y référer pour le comprendre. En ce temps-là, il écrit la nuit, pour ne pas se contenter de haïr. « Jusqu’à l’os » (Régine Deforges, décembre 1991) est un pamphlet contre l’air du temps : « On mesure bien quelle apoplexie de l’esprit a été la mode tactique du consensus. Ce mot, qui sonne comme un résumé de film porno, provoque en réalité une paralysie des organes critiques du citoyen. » La charge a été précédée d’un livre théorique et brindezingue, réalisé en trente insomnies : « A la conquête du chaos ». « Nos idéologies n’expliquaient plus rien, dit Mélenchon aujourd’hui. Nous avions pensé posséder des théories supposées scientifiques. Le marxisme était un déterminisme. Le capitalisme devait s’e ondrer sous ses contradictions. Tout se tenait ! Mais ce n’était pas arrivé… »
Le bouquin est réjouissant. Mélenchon tente l’échappée poétique, au-delà de Marx, dans les mathématiques de la catastrophe et la théorie du chaos, alors populaire. C’est dans le désordre que la société se lira. Les tourbillons d’un « café bouillu » au petit déjeuner deviennent une métaphore des mouvements sociaux. L’infime et l’imprévu ébranleront le monde. « Le chaos est le territoire de la gauche », écrit alors Mélenchon. Il a tout dit, à moins de 40 ans.
Il va passer le reste de son âge à rejoindre cette promesse. Le programme va s’enrichir – Mélenchon est aujourd’hui écologiste, puisque le profit est l’ennemi de l’espèce. Mais l’essentiel est posé : refuser ce consensus qu’incarne aujourd’hui Macron, et hâter un hasard qui enflammera ses idées. « C’est le prix du ticket de bus qui a déclenché la révolution au Venezuela, dit l’“insoumis”. Et un colporteur qui s’immole par le feu en Tunisie, dans une histoire pas claire, qui lance les printemps arabes… » Et chez nous, quoi ? Et chez nous, comment ? « On doit allumer des foyers, des lieux de résistance ou de rupture », me dit cet été Charlotte Girard, qui a coordonné le programme de La France insoumise. On connaît mal cette quadragénaire, pourtant l’une des plus proches de Mélenchon. Universitaire, elle fait résonner, dans la société civile, un vieux mythe des guérillas d’antan : les focos, les « foyers », conçus par Che Guevara contre l’impérialisme. Si Mélenchon avait gagné la présidentielle, Charlotte Girard aurait été Première ministre. C’était décidé. Elle aurait dû transformer le pouvoir en révolution citoyenne, tenir l’Etat et rameuter le peuple. Elle aurait dû, aussi, organiser sa famille : elle élève seule ses deux petites filles; leur papa, François Delapierre, est mort il y a deux ans. Les destins et la politique se confondent.
François Delapierre était le jeune frère intellectuel de Mélenchon. Un jeune homme appliqué, un scribe puis un penseur,
“LE CHAOS EST LE TERRITOIRE DE LA GAUCHE.” (1991)