ET SI LA FONTAINE REVENAIT…
Socialistes ou progressistes, insoumis ou réactionnaires, le fabuliste du XVIIe siècle les aurait tous croqués. Revue de détail d’un bestiaire politique qui a si peu changé
L a Fontaine, qui faisait parler les arbres et les animaux, nous parle-t-il encore? Ou parle-t-il une langue morte, étrangère à nos préoccupations? Puisse la poésie française nous pardonner de rabaisser au morne rang de penseur un poète qui savait que seuls la rime et le mètre sont raison. Mais, oui, les mots et les idées de La Fontaine ont de quoi alimenter et dynamiser les discours de tous les bancs de notre Assemblée nationale. Toujours butineuses et nourricières, ses « Fables » parlent à nos écologistes, à nos anticapitalistes, à nos antiracistes, mais aussi à nos souverainistes et à nos réactionnaires. En France, 100% des inscrits ne votent-ils pas La Fontaine : de l’Action française de Maurras selon lequel « La Fontaine continue d’être, comme un roi capétien, l’instrument de notre unité », au rappeur Akhenaton, qui récite « le Corbeau et le Renard » sur son disque « Métèque et mat » ?
Votre coeur incline à l’écologie ? A l’heure où disparaissent les papillons des prairies d’Europe, le « Papillon du Parnasse » saura polliniser votre conscience. Chez La Fontaine, l’homme est le fossoyeur de la nature, l’homme est un pesticide. On peut lire « le Philosophe scythe » comme un manifeste d’écologie vertueuse. Le fabuliste y dénonce la folie des humains, ces barbares perturbateurs qui exploitent intensivement la nature, « contre toute raison/ Sans observer temps ni saison/ Lunes vieilles ni nouvelles ». Au mépris des circuits courts et sans souci des rejets de gaz à e et de serre. Voyez ce Scythe émonder « les branches les plus belles » de son verger, « corrigeant partout la nature », avec une rage presque industrielle. Voyez ce sentencieux agité de la serpe prescrire à ses amis « un universel abattis ».
Animal pervers, l’homme retourne le « bienfait contre les bienfaiteurs ». Au bûcheron, la nature fournit le bois auquel il emmanche sa cognée : « Le misérable ne s’en sert/ Qu’à dépouiller sa bienfaitrice » (« la Forêt et le Bûcheron »). Quant à l’Oiseau, il se meurt d’une flèche faite de plumes : « Cruels humains, vous tirez de nos ailes/ De quoi faire voler ces machines mortelles » (« l’Oiseau blessé d’une flèche »). La Fontaine eût sans doute écrit une forte fable sur l’encéphalopathie spongiforme de ces vaches folles d’avoir ruminé des farines animales tirées de carcasses bovines. Cruels humains, vous tirez de notre viande de quoi nous coller la tremblante ! Car, rappelons-le avec La Fontaine, « Que le symbole des ingrats/ Ce n’est point le serpent, c’est l’homme » (« l’Homme et la Couleuvre »).
Au siècle, le statut de l’animal divise les philosophes. Pour Descartes, l’animal est une machine à ressorts, un automate à poils ou à plumes; les hirondelles sont des horloges. Pour Gassendi, l’animal porte une petite part de l’âme universelle. La Fontaine est gracieusement gassendiste. « Qu’un cartésien s’obstine/ A traiter ce Hibou de monstre et de machine ! » écrit-il dans « les Souris et le Chat-huant ». Bon. Il est vrai qu’il est sans doute meilleur fabuliste que zoologue, puisque, comme s’en amuse Anatole France, il appelle un serpent un « insecte ».
Le Loup de La Fontaine n’a pas la carte d’Europe Ecologie-Les Verts, mais il se pique de respecter son environnement. Ce Loup très correct se fait le serment de devenir végétarien (« le Loup et les Bergers »). Son programme pour sauver la planète? Ne plus manger de viande. Adieu « Ane rogneux », « Mouton pourri », « Chien hargneux » : « Eh bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;/ Paissons l’herbe, broutons. » A ce fauve qui va jusqu’à se dénaturer pour l’amour de la nature, il ne manque qu’une carte de fidélité à Naturalia, diront nos mangeurs d’entrecôtes sauce béarnaise.
FERVEUR ANTICOLONIALE
Chez La Fontaine, souvent, la fable subvertit, contredit la morale. Ou pour le dire autrement, le lecteur tire sa propre morale d’une histoire qui a ses raisons que la morale ne connaît pas. Voyez « les Compagnons d’Ulysse », un autre apologue sur l’animalité. Même si, au bout du conte, la morale condamne la bassesse des instincts animaux, aux yeux du lecteur contemporain, tout se passe comme si le poète se livrait ici à la plus farouche déconstruction de l’humanité.
Circé vient de métamorphoser en animaux les compagnons d’Ulysse. Celui-ci obtient de l’amoureuse Circé qu’elle leur rende « leur figure ». Mais quand Ulysse veut les convaincre de reprendre forme humaine, tous s’y opposent. Avec une puissance de subversion digne de la plus implacable modernité, celui qui est devenu un Ours tient ce langage à la saveur relativiste : « Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ? » Au nom de quelle exorbitante métaphysique, l’homme jouirait-il de privilèges qui le distingueraient de l’animal ? En Ulysse, l’Ours pourfend l’arrogance de l’humanité et l’impérieuse transcendance qu’elle prétend incarner. Il renverse les fallacieux fondements de la hiérarchie qui se cache sous le beau nom d’humanisme. L’Ours de la Fontaine serait-il un antispéciste ? En tout cas, on dirait qu’il a fait son miel de la philosophie de Jacques Derrida. Voyez comme il grogne contre la dictature de l’anthropomorphisme. C’est une question de « forme ». « Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ? », demande l’animal avec l’accent des minorités ethniques ou sexuelles qui se battent courageusement contre leurs oppresseurs. Si vous êtes progressiste ou allergique à toute hiérarchie ou verticalité, La Fontaine est pour vous.
Si vous êtes révolutionnaire, sachez qu’il a aussi de quoi vous fournir quelques bombes. Voyez « le Paysan du Danube » qui, sous sa « barbe touffue », ressemble à un ours. Ce paysan est une conscience colonisée par Rome – l’Amérique de son temps. « Il n’était point d’asiles/ Où l’avarice des Romains/ Ne pénétrât alors, et ne portât les mains. » Dans une harangue à ses colonisateurs, ce barbu sonne presque comme le noble Fanon des « Damnés de la terre ». Son libre verbe vibre de ferveur anticoloniale. « Craignez Romains, craignez, que le Ciel quelque jour/ Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,/ Et mettant en nos mains par un juste retour/ Les armes dont se sert sa vengeance sévère,/ Il ne vous fasse en sa colère,/ Nos esclaves à votre tour. » Loin, très loin du grand Fanon, Daech dit-il autre chose à l’Occident ?
Mais peut-être n’êtes-vous pas révolutionnaire? Cela arrive aux meilleurs d’entre nous. Ne vous braquez pas. Tous les goûts sont dans la nature de notre poète, qui, dans son idéale gibecière, a aussi de quoi régénérer les réactionnaires les plus roides et les conservateurs les plus raffinés. Voyez comment Hippolyte Taine (1828 -1893), historien contre-révolutionnaire, auteur des « Origines de la France contemporaine », analyse dans « le Rat et l’Eléphant » le discours du Rat, qui lui aussi plaide pour l’égalité. Chez
ce rongeur, on retrouve, dans une certaine mesure, l’accent de l’Ours que nous venons d’entendre : « Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,/ D’un grain moins que les Eléphants », dit le Rat. Commentaire ironique de Taine. « Il est clair que ce philosophe de grenier est un disciple anticipé de Jean-Jacques [Rousseau], et médite un traité sur les droits du rat et l’égalité animale […]. Voilà bien le ton aigre d’un plébéien révolté, et la suffisance pédante d’un penseur qui s’est dégagé des préjugés vulgaires. »
Au xviiie siècle, Rousseau aura foi en la « perfectibilité » de l’homme, premier avatar de notre moderne plasticité et de notre malléabilité mutante. Loin du progressisme de Rousseau, il y a chez La Fontaine une résignation antique (« Dieu fait bien ce qu’il fait ») qui nous invite à borner nos désirs (« Rien de trop ») et à accepter nos limitations (« Chacun a son défaut où toujours il revient »). Au siècle où nous sommes, un homme peut devenir une femme, une femme peut devenir un homme. Chez La Fontaine, le Loup qui voulait devenir herbivore, à la fin, renonce à son projet de réassignation. D’un formidable espoir, il reste quarante-deux dents.
DÉMOCRATE OU JUPITÉRIEN?
On le sait, La Fontaine passe pour le surintendant du « bon sens », une notion que Roland Barthes, dans ses « Mythologies », associe à Poujade et à la « petite bourgeoisie ». C’est indéniable, La Fontaine, qui chante sur tous les tons, sait caresser l’antiintellectualisme de ces épiciers que méprise Barthes. Mais il a aussi de quoi séduire Barthes lui-même. Pour restituer au volage fabuliste toutes ses voltiges, citons ce vers aristocratique, aux résonances presque baudelairiennes. On le trouve dans « Démocrite et les Abdéritains » : « Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire ! Qu’il me semble profane, injuste, et téméraire. » Le vulgaire, c’est la multitude française. Et La Fontaine de conclure que « le peuple est juge récusable ». On en conviendra : voilà une pensée bien peu démocratique.
Les sociaux-démocrates (je sais qu’il y en a) pourront se rabattre sur une autre Fable : dans « les Grenouilles qui demandent un roi », les Grenouilles (c’est nous) se lassent des mollesses de « l’Etat démocratique ». En guise de nouveau monarque, Jupiter leur envoie un soliveau, c’est-à-dire une inerte pièce de bois. « Donnez-nous […] un roi qui se remue », coasse le peuple des grenouilles, très déçu. Excédé, Jupiter leur envoie une grue, « Qui les croque, qui les tue. » Bref, il les livre à la sadique autocratie d’un bonapartiste, d’un dictateur. « Et grenouilles de se plaindre. » Et Jupiter de leur dire : « Vous [auriez] dû premièrement/ Garder votre gouvernement ;/ Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire/ Que votre premier roi fut débonnaire et doux/ De celui-ci contentez-vous. » Ajoutons que pour La Fontaine, l’élite n’est pas un juge moins récusable que le peuple. Le poète oppose le pouvoir des « Fables » à la fable du pouvoir. Ne nous en laissons pas conter par les grands, grands par le portefeuille, l’appartement ou le diplôme : banquiers, patrons, experts, technocrates, énarques, intellectuels – tous ces gens qui voient en nous des « mulets », comme disait dédaigneusement Richelieu. Ce sont « charlatans, faiseurs d’horoscope » (« l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits »). « Buste creux », « belle tête », dit le Renard, « mais de cervelle, point » (« le Renard et le Buste »). Chez le fabuliste, les ânes ont une âme, mais les dominants n’en ont pas, ce sont des animaux au sens mécanique et cartésien du mot : « Je définis la cour
un pays où les gens/ […] Sont ce qu’il plaît au Prince […]/ Peuple caméléon, peuple singe du maître ;/ […] C’est bien là que les gens sont de simples ressorts » (« les Obsèques de la Lionne »).
Je le pressens : vous chérissez la diversité. La Fontaine est pour vous. « Diversité, c’est ma devise », dit-il dans « Pâté d’anguille ». Puissent les meilleures volontés s’employer à faire du Champenois le champion d’une harmonieuse France plurielle. Mais, inconstant comme un talmudiste, La Fontaine est si divers qu’il serait homme à se dégoûter du mot diversité, tel que nous le ressasse et nous le remâche, avec une monotone uniformité, un antiracisme citoyen, radoteur et robotique. « Cette diversité dont on vous parle tant,/ Mon voisin Léopard l’a sur soi seulement ;/ Moi, je l’ai dans l’esprit », dit un singe ni simiesque ni moutonnier dans « le Singe et le Léopard ».
SON ENNEMI, C’EST LA FINANCE
Seriez-vous un insoumis, en guerre contre cette élite nomade, cette « gent » mondialisée, assoiffée de dividendes et de délocalisations ? La Fontaine est votre homme. Il conchie les puissances d’argent, la « fureur d’accumuler », les ravages de la mondialisation marchande et l’esprit d’entreprise sans conscience, qui n’est que ruine de l’homme. Au négoce, il oppose l’otium, mot latin qui désigne le repos propice aux inutiles grâces de la poésie, de la conversation et du bonheur – et, aussi, peut-être, pour les consciences modernes, l’extase de la déconnexion, la fertile fainéantise à l’ombre des « antres cois », près d’une source pure, loin des réseaux sociaux et des agendas numériques. A nous autres, robots esclaves asservis au dogme obscurantiste et chronométrique de la productivité, ses « Fables » font des vacances propres. Démiurge d’une exotique utopie où le profit suspend son vol, La Fontaine chante les délices gratis et sédentaires, les « saintes voluptés » de l’ombrage. La Fontaine, c’est le dernier ombrage avant le plein midi des Lumières, d’où naîtront les hommes-machines, puis les cadences mécaniques, puis les savants supplices du management. Pascal le janséniste humiliait l’orgueil des aristocrates en les rappelant à la misère de l’homme sans Dieu. La Fontaine, qui a vécu au temps du mercantilisme de Colbert et des premières compagnies coloniales, humilie les capitalistes, les ploutocrates. Son ennemi ? La finance, messieurs-dames.
« L’Homme qui court après la fortune » pourrait être l’un des « Caractères » de La Bruyère, voire un aïeul des héros monomaniaques de Balzac, avec, en guise de peau de chagrin, son petit capital. Ce grand avide a l’« humeur inquiète » des traders cocaïnomanes et des loups de Wall Street. A peine vient-il de se délocaliser à la Compagnie des Indes, qu’il gagne le Japon, car on lui a dit que c’est là que « la Fortune pour lors distribuait ses grâces ». Toujours au bord du burn-out et du dégoût de soi, ce prédateur pressé d’une insatisfaction essentielle ne tient jamais en place. Dans leur abyssale et océanique sagesse, « les mers étaient lasses/ De le porter ». La Fontaine, dont le plus lointain voyage fut un petit Paris-Limoges en 1663, nous le dit : « Heureux qui vit chez soi. » Une maxime qui, habilement et perversement détournée, pourrait servir d’odieux slogan à un parti anti-immigrés.
Dans son « humeur inquiète », le lecteur contemporain sent bien que l’humanité, telle que la rime La Fontaine, pourrait mal finir. N’a-t-elle pas quelques raisons de vivre dans la méfiance et la terreur? Lisez « les Oreilles du Lièvre ». Cette admirable fable exhale une étouffante ambiance génocidaire. Il n’y manque même pas ces douteux critères physiques qui fondent les massacres. Qu’on nous permette, pour finir, de la citer : « Un animal cornu blessa de quelques coups Le Lion, qui plein de courroux, Pour ne plus tomber en la peine, Bannit des lieux de son domaine Toute bête portant des cornes à son front. Chèvres, Béliers, Taureaux aussitôt délogèrent, Daims, et Cerfs de climat changèrent ; Chacun à s’en aller fut prompt. Un Lièvre, apercevant l’ombre de ses oreilles, Craignit que quelque Inquisiteur N’allât interpréter à cornes leur longueur, Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles. Adieu, voisin Grillon, ditil, je pars d’ici. Mes oreilles enfin seraient cornes aussi ; Et quand je les aurais plus courtes qu’une Autruche, Je craindrais même encor. Le Grillon repartit : Cornes cela ? Vous me prenez pour cruche ; Ce sont oreilles que Dieu fit. On les fera passer pour cornes, dit l’animal craintif, et cornes de Licornes. [...] » Sage éloge de la fuite ?