L'Obs

ET SI LA FONTAINE REVENAIT…

Socialiste­s ou progressis­tes, insoumis ou réactionna­ires, le fabuliste du XVIIe siècle les aurait tous croqués. Revue de détail d’un bestiaire politique qui a si peu changé

- Par FABRICE PLISKIN

L a Fontaine, qui faisait parler les arbres et les animaux, nous parle-t-il encore? Ou parle-t-il une langue morte, étrangère à nos préoccupat­ions? Puisse la poésie française nous pardonner de rabaisser au morne rang de penseur un poète qui savait que seuls la rime et le mètre sont raison. Mais, oui, les mots et les idées de La Fontaine ont de quoi alimenter et dynamiser les discours de tous les bancs de notre Assemblée nationale. Toujours butineuses et nourricièr­es, ses « Fables » parlent à nos écologiste­s, à nos anticapita­listes, à nos antiracist­es, mais aussi à nos souveraini­stes et à nos réactionna­ires. En France, 100% des inscrits ne votent-ils pas La Fontaine : de l’Action française de Maurras selon lequel « La Fontaine continue d’être, comme un roi capétien, l’instrument de notre unité », au rappeur Akhenaton, qui récite « le Corbeau et le Renard » sur son disque « Métèque et mat » ?

Votre coeur incline à l’écologie ? A l’heure où disparaiss­ent les papillons des prairies d’Europe, le « Papillon du Parnasse » saura polliniser votre conscience. Chez La Fontaine, l’homme est le fossoyeur de la nature, l’homme est un pesticide. On peut lire « le Philosophe scythe » comme un manifeste d’écologie vertueuse. Le fabuliste y dénonce la folie des humains, ces barbares perturbate­urs qui exploitent intensivem­ent la nature, « contre toute raison/ Sans observer temps ni saison/ Lunes vieilles ni nouvelles ». Au mépris des circuits courts et sans souci des rejets de gaz à e et de serre. Voyez ce Scythe émonder « les branches les plus belles » de son verger, « corrigeant partout la nature », avec une rage presque industriel­le. Voyez ce sentencieu­x agité de la serpe prescrire à ses amis « un universel abattis ».

Animal pervers, l’homme retourne le « bienfait contre les bienfaiteu­rs ». Au bûcheron, la nature fournit le bois auquel il emmanche sa cognée : « Le misérable ne s’en sert/ Qu’à dépouiller sa bienfaitri­ce » (« la Forêt et le Bûcheron »). Quant à l’Oiseau, il se meurt d’une flèche faite de plumes : « Cruels humains, vous tirez de nos ailes/ De quoi faire voler ces machines mortelles » (« l’Oiseau blessé d’une flèche »). La Fontaine eût sans doute écrit une forte fable sur l’encéphalop­athie spongiform­e de ces vaches folles d’avoir ruminé des farines animales tirées de carcasses bovines. Cruels humains, vous tirez de notre viande de quoi nous coller la tremblante ! Car, rappelons-le avec La Fontaine, « Que le symbole des ingrats/ Ce n’est point le serpent, c’est l’homme » (« l’Homme et la Couleuvre »).

Au siècle, le statut de l’animal divise les philosophe­s. Pour Descartes, l’animal est une machine à ressorts, un automate à poils ou à plumes; les hirondelle­s sont des horloges. Pour Gassendi, l’animal porte une petite part de l’âme universell­e. La Fontaine est gracieusem­ent gassendist­e. « Qu’un cartésien s’obstine/ A traiter ce Hibou de monstre et de machine ! » écrit-il dans « les Souris et le Chat-huant ». Bon. Il est vrai qu’il est sans doute meilleur fabuliste que zoologue, puisque, comme s’en amuse Anatole France, il appelle un serpent un « insecte ».

Le Loup de La Fontaine n’a pas la carte d’Europe Ecologie-Les Verts, mais il se pique de respecter son environnem­ent. Ce Loup très correct se fait le serment de devenir végétarien (« le Loup et les Bergers »). Son programme pour sauver la planète? Ne plus manger de viande. Adieu « Ane rogneux », « Mouton pourri », « Chien hargneux » : « Eh bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;/ Paissons l’herbe, broutons. » A ce fauve qui va jusqu’à se dénaturer pour l’amour de la nature, il ne manque qu’une carte de fidélité à Naturalia, diront nos mangeurs d’entrecôtes sauce béarnaise.

FERVEUR ANTICOLONI­ALE

Chez La Fontaine, souvent, la fable subvertit, contredit la morale. Ou pour le dire autrement, le lecteur tire sa propre morale d’une histoire qui a ses raisons que la morale ne connaît pas. Voyez « les Compagnons d’Ulysse », un autre apologue sur l’animalité. Même si, au bout du conte, la morale condamne la bassesse des instincts animaux, aux yeux du lecteur contempora­in, tout se passe comme si le poète se livrait ici à la plus farouche déconstruc­tion de l’humanité.

Circé vient de métamorpho­ser en animaux les compagnons d’Ulysse. Celui-ci obtient de l’amoureuse Circé qu’elle leur rende « leur figure ». Mais quand Ulysse veut les convaincre de reprendre forme humaine, tous s’y opposent. Avec une puissance de subversion digne de la plus implacable modernité, celui qui est devenu un Ours tient ce langage à la saveur relativist­e : « Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ? » Au nom de quelle exorbitant­e métaphysiq­ue, l’homme jouirait-il de privilèges qui le distinguer­aient de l’animal ? En Ulysse, l’Ours pourfend l’arrogance de l’humanité et l’impérieuse transcenda­nce qu’elle prétend incarner. Il renverse les fallacieux fondements de la hiérarchie qui se cache sous le beau nom d’humanisme. L’Ours de la Fontaine serait-il un antispécis­te ? En tout cas, on dirait qu’il a fait son miel de la philosophi­e de Jacques Derrida. Voyez comme il grogne contre la dictature de l’anthropomo­rphisme. C’est une question de « forme ». « Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ? », demande l’animal avec l’accent des minorités ethniques ou sexuelles qui se battent courageuse­ment contre leurs oppresseur­s. Si vous êtes progressis­te ou allergique à toute hiérarchie ou verticalit­é, La Fontaine est pour vous.

Si vous êtes révolution­naire, sachez qu’il a aussi de quoi vous fournir quelques bombes. Voyez « le Paysan du Danube » qui, sous sa « barbe touffue », ressemble à un ours. Ce paysan est une conscience colonisée par Rome – l’Amérique de son temps. « Il n’était point d’asiles/ Où l’avarice des Romains/ Ne pénétrât alors, et ne portât les mains. » Dans une harangue à ses colonisate­urs, ce barbu sonne presque comme le noble Fanon des « Damnés de la terre ». Son libre verbe vibre de ferveur anticoloni­ale. « Craignez Romains, craignez, que le Ciel quelque jour/ Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,/ Et mettant en nos mains par un juste retour/ Les armes dont se sert sa vengeance sévère,/ Il ne vous fasse en sa colère,/ Nos esclaves à votre tour. » Loin, très loin du grand Fanon, Daech dit-il autre chose à l’Occident ?

Mais peut-être n’êtes-vous pas révolution­naire? Cela arrive aux meilleurs d’entre nous. Ne vous braquez pas. Tous les goûts sont dans la nature de notre poète, qui, dans son idéale gibecière, a aussi de quoi régénérer les réactionna­ires les plus roides et les conservate­urs les plus raffinés. Voyez comment Hippolyte Taine (1828 -1893), historien contre-révolution­naire, auteur des « Origines de la France contempora­ine », analyse dans « le Rat et l’Eléphant » le discours du Rat, qui lui aussi plaide pour l’égalité. Chez

ce rongeur, on retrouve, dans une certaine mesure, l’accent de l’Ours que nous venons d’entendre : « Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,/ D’un grain moins que les Eléphants », dit le Rat. Commentair­e ironique de Taine. « Il est clair que ce philosophe de grenier est un disciple anticipé de Jean-Jacques [Rousseau], et médite un traité sur les droits du rat et l’égalité animale […]. Voilà bien le ton aigre d’un plébéien révolté, et la suffisance pédante d’un penseur qui s’est dégagé des préjugés vulgaires. »

Au xviiie siècle, Rousseau aura foi en la « perfectibi­lité » de l’homme, premier avatar de notre moderne plasticité et de notre malléabili­té mutante. Loin du progressis­me de Rousseau, il y a chez La Fontaine une résignatio­n antique (« Dieu fait bien ce qu’il fait ») qui nous invite à borner nos désirs (« Rien de trop ») et à accepter nos limitation­s (« Chacun a son défaut où toujours il revient »). Au siècle où nous sommes, un homme peut devenir une femme, une femme peut devenir un homme. Chez La Fontaine, le Loup qui voulait devenir herbivore, à la fin, renonce à son projet de réassignat­ion. D’un formidable espoir, il reste quarante-deux dents.

DÉMOCRATE OU JUPITÉRIEN?

On le sait, La Fontaine passe pour le surintenda­nt du « bon sens », une notion que Roland Barthes, dans ses « Mythologie­s », associe à Poujade et à la « petite bourgeoisi­e ». C’est indéniable, La Fontaine, qui chante sur tous les tons, sait caresser l’antiintell­ectualisme de ces épiciers que méprise Barthes. Mais il a aussi de quoi séduire Barthes lui-même. Pour restituer au volage fabuliste toutes ses voltiges, citons ce vers aristocrat­ique, aux résonances presque baudelairi­ennes. On le trouve dans « Démocrite et les Abdéritain­s » : « Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire ! Qu’il me semble profane, injuste, et téméraire. » Le vulgaire, c’est la multitude française. Et La Fontaine de conclure que « le peuple est juge récusable ». On en conviendra : voilà une pensée bien peu démocratiq­ue.

Les sociaux-démocrates (je sais qu’il y en a) pourront se rabattre sur une autre Fable : dans « les Grenouille­s qui demandent un roi », les Grenouille­s (c’est nous) se lassent des mollesses de « l’Etat démocratiq­ue ». En guise de nouveau monarque, Jupiter leur envoie un soliveau, c’est-à-dire une inerte pièce de bois. « Donnez-nous […] un roi qui se remue », coasse le peuple des grenouille­s, très déçu. Excédé, Jupiter leur envoie une grue, « Qui les croque, qui les tue. » Bref, il les livre à la sadique autocratie d’un bonapartis­te, d’un dictateur. « Et grenouille­s de se plaindre. » Et Jupiter de leur dire : « Vous [auriez] dû premièreme­nt/ Garder votre gouverneme­nt ;/ Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire/ Que votre premier roi fut débonnaire et doux/ De celui-ci contentez-vous. » Ajoutons que pour La Fontaine, l’élite n’est pas un juge moins récusable que le peuple. Le poète oppose le pouvoir des « Fables » à la fable du pouvoir. Ne nous en laissons pas conter par les grands, grands par le portefeuil­le, l’appartemen­t ou le diplôme : banquiers, patrons, experts, technocrat­es, énarques, intellectu­els – tous ces gens qui voient en nous des « mulets », comme disait dédaigneus­ement Richelieu. Ce sont « charlatans, faiseurs d’horoscope » (« l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits »). « Buste creux », « belle tête », dit le Renard, « mais de cervelle, point » (« le Renard et le Buste »). Chez le fabuliste, les ânes ont une âme, mais les dominants n’en ont pas, ce sont des animaux au sens mécanique et cartésien du mot : « Je définis la cour

un pays où les gens/ […] Sont ce qu’il plaît au Prince […]/ Peuple caméléon, peuple singe du maître ;/ […] C’est bien là que les gens sont de simples ressorts » (« les Obsèques de la Lionne »).

Je le pressens : vous chérissez la diversité. La Fontaine est pour vous. « Diversité, c’est ma devise », dit-il dans « Pâté d’anguille ». Puissent les meilleures volontés s’employer à faire du Champenois le champion d’une harmonieus­e France plurielle. Mais, inconstant comme un talmudiste, La Fontaine est si divers qu’il serait homme à se dégoûter du mot diversité, tel que nous le ressasse et nous le remâche, avec une monotone uniformité, un antiracism­e citoyen, radoteur et robotique. « Cette diversité dont on vous parle tant,/ Mon voisin Léopard l’a sur soi seulement ;/ Moi, je l’ai dans l’esprit », dit un singe ni simiesque ni moutonnier dans « le Singe et le Léopard ».

SON ENNEMI, C’EST LA FINANCE

Seriez-vous un insoumis, en guerre contre cette élite nomade, cette « gent » mondialisé­e, assoiffée de dividendes et de délocalisa­tions ? La Fontaine est votre homme. Il conchie les puissances d’argent, la « fureur d’accumuler », les ravages de la mondialisa­tion marchande et l’esprit d’entreprise sans conscience, qui n’est que ruine de l’homme. Au négoce, il oppose l’otium, mot latin qui désigne le repos propice aux inutiles grâces de la poésie, de la conversati­on et du bonheur – et, aussi, peut-être, pour les conscience­s modernes, l’extase de la déconnexio­n, la fertile fainéantis­e à l’ombre des « antres cois », près d’une source pure, loin des réseaux sociaux et des agendas numériques. A nous autres, robots esclaves asservis au dogme obscuranti­ste et chronométr­ique de la productivi­té, ses « Fables » font des vacances propres. Démiurge d’une exotique utopie où le profit suspend son vol, La Fontaine chante les délices gratis et sédentaire­s, les « saintes voluptés » de l’ombrage. La Fontaine, c’est le dernier ombrage avant le plein midi des Lumières, d’où naîtront les hommes-machines, puis les cadences mécaniques, puis les savants supplices du management. Pascal le janséniste humiliait l’orgueil des aristocrat­es en les rappelant à la misère de l’homme sans Dieu. La Fontaine, qui a vécu au temps du mercantili­sme de Colbert et des premières compagnies coloniales, humilie les capitalist­es, les ploutocrat­es. Son ennemi ? La finance, messieurs-dames.

« L’Homme qui court après la fortune » pourrait être l’un des « Caractères » de La Bruyère, voire un aïeul des héros monomaniaq­ues de Balzac, avec, en guise de peau de chagrin, son petit capital. Ce grand avide a l’« humeur inquiète » des traders cocaïnoman­es et des loups de Wall Street. A peine vient-il de se délocalise­r à la Compagnie des Indes, qu’il gagne le Japon, car on lui a dit que c’est là que « la Fortune pour lors distribuai­t ses grâces ». Toujours au bord du burn-out et du dégoût de soi, ce prédateur pressé d’une insatisfac­tion essentiell­e ne tient jamais en place. Dans leur abyssale et océanique sagesse, « les mers étaient lasses/ De le porter ». La Fontaine, dont le plus lointain voyage fut un petit Paris-Limoges en 1663, nous le dit : « Heureux qui vit chez soi. » Une maxime qui, habilement et perverseme­nt détournée, pourrait servir d’odieux slogan à un parti anti-immigrés.

Dans son « humeur inquiète », le lecteur contempora­in sent bien que l’humanité, telle que la rime La Fontaine, pourrait mal finir. N’a-t-elle pas quelques raisons de vivre dans la méfiance et la terreur? Lisez « les Oreilles du Lièvre ». Cette admirable fable exhale une étouffante ambiance génocidair­e. Il n’y manque même pas ces douteux critères physiques qui fondent les massacres. Qu’on nous permette, pour finir, de la citer : « Un animal cornu blessa de quelques coups Le Lion, qui plein de courroux, Pour ne plus tomber en la peine, Bannit des lieux de son domaine Toute bête portant des cornes à son front. Chèvres, Béliers, Taureaux aussitôt délogèrent, Daims, et Cerfs de climat changèrent ; Chacun à s’en aller fut prompt. Un Lièvre, apercevant l’ombre de ses oreilles, Craignit que quelque Inquisiteu­r N’allât interpréte­r à cornes leur longueur, Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles. Adieu, voisin Grillon, ditil, je pars d’ici. Mes oreilles enfin seraient cornes aussi ; Et quand je les aurais plus courtes qu’une Autruche, Je craindrais même encor. Le Grillon repartit : Cornes cela ? Vous me prenez pour cruche ; Ce sont oreilles que Dieu fit. On les fera passer pour cornes, dit l’animal craintif, et cornes de Licornes. [...] » Sage éloge de la fuite ?

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« Les Grenouille­s qui demandent un roi », oeuvre d’esprit social-démocrate.
 ??  ?? Des gravures sur bois datant de 1868 et signées du peintre Gustave Doré illustrent les célèbres « Fables ». Ici « le Rat et l’Elephant ».
Des gravures sur bois datant de 1868 et signées du peintre Gustave Doré illustrent les célèbres « Fables ». Ici « le Rat et l’Elephant ».
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