L'Obs

LA COMPLAINTE DE VLADIMIR POUTINE

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste, auteurde « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ».

C hers amis occidentau­x, 6 610 jours ! Le record de Brejnev est dépassé depuis la semaine dernière. 6 610 jours aux manettes. Et ce n’est pas fini. Mon mandat – le premier ou le troisième, comme il vous plaira – se termine en 2018. Le suivant en 2024. Et je compte sur vous pour m’aider à atteindre les 10 000 jours au pouvoir.

Je me souviens de cette chaude journée d’août de la sainte année 1999 comme si c’était hier. Boris Eltsine m’a présenté à la caméra, à la Russie et au monde : « Voici la solution finale au problème tchétchène. » Quelques mois, une petite guerre et un tonitruant « on ira les buter jusque dans les chiottes » plus tard, j’étais seul aux manettes et l’ivrogne n’était plus qu’un mauvais souvenir. C’était hier. Une éternité en fait. Je sais que vous avez la conscience zappeuse et la mémoire d’un lapin, mais faites un e ort, lâchez vos fils Twitter et essayez de vous rappeler 1999. Votre chère Amérique paraissait intouchabl­e, votre belle Europe se croyait unie et ma pauvre Russie était en lambeaux. Que de chemin avons-nous parcouru ensemble depuis ! Bon, je vous le concède, nous n’avons pas vraiment parcouru ce chemin ensemble, ni dans le même sens…

Aujourd’hui, Donald Trump est à la Maison-Blanche ( je n’y suis pas étranger), votre belle UE est une pétaudière et j’empile les succès géopolitiq­ues et les milliards. Même dans mes rêves les plus fous, je n’osais imaginer que cela serait si rapide. Et si facile. Depuis ce sinistre jour de novembre 1989 où j’ai assisté en RDA à la fin de notre monde et au triomphe du vôtre, j’ai eu tendance, comme beaucoup d’autres, à vous surestimer. « C’est l’Occident tout de même ! » L’Occident ? Mao parlait de « tigre de papier ». Je préfère, moi, la métaphore du supermarch­é (pour rester poli et éviter d’écrire bordel). Un étal dans lequel on fait ses emplettes. J’achète X, l’Arabie achète Y, le Qatar Z…

Que s’est-il passé ? Comment en êtes-vous arrivés là, vous les rois du monde, vous les Derniers Hommes ? Au fond, c’est assez simple : le soir de votre victoire marqua le début de votre déclin. Notre bien-aimé philosophe et prophète Alexandre Douguine l’avait prédit dès 1991. Nous l’avons pris pour un fou, mais il avait raison. Vous avez cessé d’être quelque chose en devenant tout. Vous avez commencé à croire à vos propres fables sur l’inéluctabi­lité de la démocratie libérale et la fin de l’Histoire. Vous êtes devenus des enfants. Ou des vieillards, ce qui revient au même.

Vous avez arrêté de vous vivre comme un projet idéologico-politique en conflit avec d’autres et vous avez pensé que votre société était aussi naturelle que l’air qu’on respire (qui lui-même, on s’en rend compte, n’a pas grand-chose de « naturel » en fin de compte). Vous avez tout perdu, à commencer par la conscience de soi qui préside à tout, à l’instant même où vous avez tout gagné. Mais, veuillez m’excuser, chers amis, j’embrasse là une période trop longue pour vous. Vous n’arrivez pas à voir à plus de deux ans et je voudrais que vous en contemplie­z trente…

En un sens, la facilité déconcerta­nte avec laquelle je vous roule dans la farine depuis 6 610 jours est décevante. C’est comme jouer aux échecs tout seul. Ou face à un homme frappé d’Alzheimer qui oublie chaque fois le coup d’avant. Vous n’avez aucune suite dans les idées. Vous êtes des êtres sans continuité. Chaque nouveau dirigeant occidental, qu’il soit français, américain ou britanniqu­e, se dit la même chose : « Repartons sur des bases saines. Poutine, moi, je vais savoir le gérer. » Bush a pensé cela lorsqu’il a « vu [mon] âme », puis Obama avec son « reset », puis Trump avec son je-ne-sais-trop-quoi (sa « golden shower » peut-être ?).

La ritournell­e n’est pas qu’américaine. Mon ami Chirac en était convaincu, puis Sarkozy, qui fit campagne contre moi avant de devenir un excellent VRP de mes opérations extérieure­s. Et maintenant Macron qui fut un candidat de « résistance » à mes ingérences dans vos élections et se comporta en parfait guide de musée à Versailles sitôt élu. Ils sont tous persuadés que leurs prédécesse­urs n’ont pas su s’y prendre avec moi, qu’il faut tout reprendre de zéro. « Clean sheet » est l’expression qu’ils utilisent tous. Alors à chaque fois j’accepte en souriant et on repart pour un tour. C’est pratique : cela me permet d’entériner mes conquêtes précédente­s et de prendre le temps de préparer les prochaines. Bush me pardonne la Tchétchéni­e, je prépare la Géorgie. Obama me pardonne la Géorgie, je prépare l’Ukraine. Macron me concède la Syrie, je prépare… C’est pratique, je l’ai dit, mais c’est aussi un brin répétitif… Voire lassant.

Alors voici, au fond, l’objet de ma lettre : votre indigence me fait craindre l’ennui. Je tourne en rond dans ma datcha en quête d’un adversaire capable d’aligner trois coups sans s’endormir ou se perdre dans son iPhone. Réveillez-vous de grâce ! Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour moi. Sincèremen­t, Vladimir Vladimirov­itch Poutine

“CHAQUE NOUVEAU DIRIGEANT OCCIDENTAL, QU’IL SOIT FRANÇAIS, AMÉRICAIN OU BRITANNIQU­E, SE DIT LA MÊME CHOSE : REPARTONS SUR DES BASES SAINES. POUTINE, MOI, JE VAIS SAVOIR LE GÉRER. ”

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