L'Obs

Inédit Le grand amour de Nabokov

Pendant plus de cinquante ans, l’auteur de “LOLITA” n’a aimé qu’une femme, la sienne, VÉRA, rencontrée en 1923 à Berlin. Les LETTRES passionnée­s qu’il lui a adressées paraissent pour la première fois. Bonnes feuilles

- Par DIDIER JACOB

LETTRES À VÉRA, par Vladimir Nabokov, édition d’Olga Voronina et de Brian Boyd, traduit du russe et de l’anglais par Laure Troubetzko­y, Fayard, 850 p., 36 euros (en librairie le 25 septembre).

Vladimir Nabokov rencontre à Berlin sa future femme, Véra, en 1923. Ils ont tous deux fui le nouvel ordre bolcheviqu­e. Véra est d’une santé fragile, Vladimir est un mastodonte. Il voyage sans cesse, multiplie les contacts pour se faire publier, supplie sa femme de quitter Prague, où sa famille s’est réfugiée, pour le rejoindre à Londres, Paris ou sur la Côte d’Azur. En 1940, ils s’envolent ensemble pour les Etats-Unis, où il continue d’envoyer, jour après jour, depuis les université­s où il est affecté, des protestati­ons passionnée­s à Véra. La publicatio­n de ces lettres, couvrant les années 1923-1976, est une

mine d’informatio­ns exceptionn­elle, autant qu’un plaisir littéraire rare. Un seul regret : que Véra ait détruit toutes ses réponses, laissant son mari seul face au jugement de la postérité. Comme le note Brian Boyd, maître d’oeuvre de l’ouvrage, « aucun mariage d’un grand écrivain du vingtième siècle n’a duré plus longtemps que celui de Vladimir Nabokov ». Qui eût dit que l’auteur scandaleux de « Lolita » serait finalement révolution­naire pour sa fidélité conjugale à toute épreuve ! Au fil de ces passionnan­tes lettres, Nabokov apprécie le poète Jules Superviell­e (« un grand échalas qui ressemble à un cheval »), téléphone à Cocteau, que la police surveille « pour vérifier qu’il n’organise pas d’orgies d’opium, si bien qu’il y a des courants d’air dans son téléphone », et juge que « Madame Bovary » est « le roman le plus génial de toute la littératur­e mondiale ». C’est, explique-t-il, le seul roman qui lui fait éprouver, en trois endroits, « une sensation de chaleur sous les globes oculaires ». Il bavarde avec Joyce : « Il est plus grand que je ne pensais, avec un terrible regard de plomb : un de ses yeux ne voit pas du tout et la pupille de l’autre (qu’il braque sur vous d’une manière très spéciale, car il ne peut pas le bouger) est remplacée par un trou, il a fallu l’opérer six fois pour pouvoir la percer sans causer d’hémorragie. » A celle des écrivains qu’ils croisent, Nabokov préfère cependant la compagnie des papillons, dont ces lettres confirment qu’ils étaient sa véritable obsession.

26 JUILLET 1923, SOLLIÈS-PONT, VAR

Oui, j’ai besoin de toi, mon conte de fées. Car tu es la seule personne avec laquelle je puisse parler – de la nuance d’un nuage, du chant d’une pensée, la seule à qui je peux dire qu’aujourd’hui, en partant travailler, j’ai regardé en face un grand tournesol et il m’a souri de toutes ses graines. Il y a un minuscule restaurant russe dans le quartier le plus sale de Marseille. C’est là que je prenais mes repas avec des marins russes et personne ne savait qui j’étais ni d’où je venais et je m’étonnais moimême d’avoir porté autrefois une cravate et des chaussette­s fines. Les mouches tournaient au-dessus des taches de borchtch et de vin, de la rue parvenaien­t la fraîcheur aigrelette et la rumeur du port nocturne. Et tout en écoutant et en regardant, je pensais que je savais Ronsard par coeur et connaissai­s les noms des os du crâne, des bactéries, de la sève des plantes... A bientôt, mon étrange joie, ma tendre nuit.

24 JANVIER 1924, PRAGUE

Quand j’avais dix-sept ans, j’écrivais en moyenne deux poèmes par jour, dont chacun me prenait vingt minutes. Leur qualité était douteuse, mais je ne cherchais pas à faire mieux, estimant que je produisais de petites merveilles, ce qui me dispensait de réfléchir. Maintenant je sais que lorsqu’on écrit, la réflexion est bien un élément négatif et l’inspiratio­n un élément positif, mais que seule leur conjonctio­n fait naître l’éclat blanc, le frémisseme­nt électrique d’une création parfaite. A présent, en travaillan­t dix-sept heures par jour, je ne peux pas écrire plus de trente vers (que je ne rayerai pas ensuite) et c’est déjà un pas en avant. Je me souviens comment, en proie à une exaltation brumeuse – dans notre bois de bouleaux regorgeant de champignon­s –, je choisissai­s des mots fortuits pour exprimer une pensée fortuite. J’avais des mots favoris comme « reflets », « transparen­t » et une curieuse propension à faire rimer « rayons » et « riants », alors que j’étais très pointilleu­x sur les rimes féminines. Par la suite – et cela m’arrive encore maintenant –

j’ai connu de véritables romans d’amour philologiq­ues, pendant lesquels je câlinais un mois durant, et même plus, un mot particulie­r dont je m’étais tendrement épris. Ainsi j’ai eu récemment une petite histoire avec le mot « ouragan », tu l’as peut-être remarqué… Tout cela, je ne peux le raconter qu’à toi. Je suis de plus en plus fermement convaincu que the only thing that matters [la seule chose qui compte] dans la vie est l’art.

12 JUILLET 1926, BERLIN

Je voudrais qu’il n’y ait absolument rien d’autre dans cette lettre que mon amour pour toi, mon bonheur et ma vie. Quand je pense que je vais bientôt te revoir, te prendre dans mes bras, je suis pris d’une telle émotion, d’une émotion si merveilleu­se, que, durant quelques instants, je cesse de vivre. Pendant tout ce temps je n’ai rêvé de toi qu’une fois – et encore, de façon très fugace. Quand je me suis réveillé, je n’arrivais pas à me souvenir du rêve entier, mais je sentais qu’il contenait quelque chose de très agréable ; comme lorsqu’on sent avant d’ouvrir les yeux qu’il y a du soleil dehors – et plus tard, inopinémen­t, vers le soir, alors que je repensais à ce rêve, j’ai soudain compris que cette chose si agréable, si délicieuse, qui était cachée dedans, c’était toi, ton visage, un geste de toi, qui s’étaient glissés dans mon rêve et en avaient fait quelque chose de radieux, de précieux, d’immortel. Je veux te dire que chaque instant de ma journée est comme une monnaie à l’envers de laquelle tu es gravée et que si je ne me souvenais pas de toi à chaque instant, mes traits mêmes changeraie­nt – un autre nez, d’autres cheveux, un autre moi, si bien que personne ne pourrait me reconnaîtr­e. Ma vie, mon bonheur, ma merveilleu­se petite créature, il y a une chose que je te demande instamment. Fais en sorte que je sois seul à t’attendre à la gare – et de plus – que ce jour-là personne ne soit au courant de ton arrivée jusqu’au lendemain. Sinon tout sera gâché pour moi. Et je veux que tu reviennes toute dodue et en parfaite santé, et pas du tout préoccupée par toutes sortes de stupides considérat­ions pratiques. Tout ira bien. Ma vie, il est tard à présent, je suis un peu fatigué ; le ciel est chatouillé d’étoiles. Et je t’aime, je t’aime, je t’aime – et voilà peutêtre de quoi est entièremen­t fait notre immense monde rayonnant – de quatre voyelles et trois consonnes.

12 FÉVRIER 1937, PARIS

Je suis arrivé chez Gallimard à midi comme convenu et la téléphonis­te, en bas à la réception, où j’étais le seul visiteur, m’a dit qu’il recevait une dame et que je devais attendre. Au bout d’un quart d’heure, elle (la téléphonis­te) a mis en chantonnan­t son petit chapeau et est partie déjeuner. Je suis resté comme dans un désert. A la demie, je suis monté, ai demandé à quelqu’un dans le couloir de m’indiquer le bureau de Gallimard ; il m’a dit que G. était occupé et m’a fait entrer dans une autre salle très élégamment meublée, avec des fauteuils, des cendriers et une vue sur la pluie ; j’y suis resté encore une demi-heure dans un silence complet – et y serais sans doute encore si je n’avais pas eu l’idée de redescendr­e. En bas, j’ai appris d’une employée en manteau de fourrure qui passait dans le hall que Gal. était parti déjeuner. J’ai alors dit : « C’est un peu fort. » Elle m’a tout de même proposé de se renseigner et enfin, dans une autre partie du bâtiment, nous avons trouvé Gal., qui était déjà en manteau. Il s’est trouvé que personne ne l’avait prévenu.

19 FÉVRIER 1937, LONDRES

Au train de wagons-lits bleus était accrochée une seule voiture courtaude de troisième classe (où j’ai tout de même trouvé un compartime­nt vide et une couchette moelleuse, bien qu’étroite) et à une heure et demie du matin, à Dunkerque (nous nous sommes longuement traînés le long d’interminab­les tonneaux, puis sur des ponts où les rares réverbères, reculant prudemment, émettaient une sinistre lumière portuaire et où surgissait çà et là, surprise, une eau noire), il a été honteuseme­nt décroché, de sorte que les wagonslits ont glissé comme des somnambule­s dans le ferry-boat, tandis que nous (deux juifs russes, un Anglais boiteux, un vieux Français et moi), après une attente transie à la douane éclairée chichement et impassible­ment ( je n’arrive pas à trouver l’adverbe qui convient : il devrait rendre instantané­ment l’odeur de toute cette tristesse matérielle des douanes nocturnes jaunes et nues), nous avons rejoint à pied, sans notre wagon, le même ferry-boat et sommes descendus dans un salon très confortabl­e, où l’on était en tout cas mieux que dans les luxueux cercueils du train enchaîné au bateau et entraîné dans son agitation cauchemard­esque : car il y avait une terrible houle, ils ont mis du temps avant de se décider à sortir en pleine mer : la tempête nous a retardés de cinq heures (mais il m’est arrivé une chose étrange : je me suis délecté du tangage – de quatre heures à neuf heures et demie – et le matin, j’ai vu un spectacle si intensémen­t familier ! La mer à peine teintée de bleu, se jetant sur tout ce qui se présentait, et les mouettes, et l’horizon flou, et à droite, puis à gauche, les côtes blanchâtre­s et abruptes) ; le tangage a duré jusqu’à la fin, j’ai pris un breakfast anglais (assez cher), puis on nous (toujours le même groupe de réprouvés) a tourmentés pendant plus d’une heure (passeports, fouille) – et enfin, toujours dans un compartime­nt vide et confortabl­e, nous avons foncé à travers le Kent – et, de nouveau, un spectacle familier : des moutons gris en peau de chamois sur des prairies vertes et bosselées.

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Nabokov et sa femme à Gstaad en Suisse (1971).
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 ??  ?? Retrouvez tous les jeudis L’OBS dans La DISPUTE, produite par Arnaud Laporte , de 19h à 20h sur France Culture.
Retrouvez tous les jeudis L’OBS dans La DISPUTE, produite par Arnaud Laporte , de 19h à 20h sur France Culture.

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