LA GAUCHE, LE PEUPLE ET LA RUE
L’avenir de la gauche passe-t-il forcément par la contestation? Loin des anathèmes, les philosophes Marcel Gauchet et Michaël Foessel analysent le malaise des progressistes. Et pointent d’étonnantes convergences entre Mélenchon et Macron…
Quatre mois après la victoire d’Emmanuel Macron, la gauche n’a jamais été aussi divisée. Le PS s’est effondré, La République en Marche gouverne avec la droite, et La France insoumise ne se reconnaît plus dans le clivage gauche-droite. La gauche pourra-t-elle, un jour, porter à nouveau un projet politique?
Marcel Gauchet La gauche existe parce que les sociétés humaines sont fondamentalement malléables et qu’il est légitime d’en tirer l’idée que les hommes peuvent façonner leur destin pour le meilleur à partir d’une compréhension de leur histoire. Tôt ou tard resurgiront des projets de gauche, sauf à ce que l’espèce humaine change de nature… Cela dit, le creux historique est impressionnant. Tout est à repenser. Il va falloir redéfinir trois éléments en même temps. Tout d’abord, le périmètre d’un projet de transformation sociale. L’héritage marxiste poussait à raisonner dans un horizon mondial. Or la nation est de retour. Regardez la façon dont les grandes entreprises du numérique opèrent sur un terrain national tout en délocalisant leurs profits ailleurs. Que faire? Entre le mondial et le national, il faudra revoir l’articulation. Le deuxième enjeu est la gestion de l’Etat. La gauche vivait sur l’idée de la supériorité de la gestion publique. C’est là-dessus qu’elle a été battue par les libéraux, devant les dysfonctionnements flagrants des systèmes bureaucratiques. Est-ce une fatalité ? Le « privé » est-il nécessairement plus performant que le public ? Une administration peut-elle être e cace, rationnelle, au service des citoyens ? C’est l’une des questions les plus profondes qui soient posées aux démocraties actuelles. Troisième paramètre à réviser : si l’objectif est de bâtir une société plus vivable, qui s’en chargera ? Nous ne pouvons plus nous en remettre à la classe ouvrière ou aux damnés de la terre. Sur qui compter, alors, et avec quels arguments ? Michaël Foessel L’échec cuisant de l’expérience soviétique a longtemps désarmé la gauche face à l’avènement du néolibéralisme. Moins spectaculaires, les impasses de la social-démocratie ont à leur tour contribué à vider le mot « gauche » de son contenu. Mais il est patent, en particulier depuis la crise de 2007, que la contre-révolution néolibérale a elle aussi échoué. Le marché devait permettre, sinon l’émancipation, au moins l’épanouissement ; ce n’est manifestement pas le cas, y compris pour les plus favorisés. On ne peut qu’être frappé par les similitudes entre un cadre supérieur qui exprime son insatisfaction au travail et un travailleur précaire épuisé par la détresse de sa situation. Les gens sont heurtés par l’injustice, mais également par l’absurdité des réformes managériales qu’on leur impose. Le rôle de la gauche est de proposer une nouvelle grammaire capable de traduire ces frustrations individuelles en exigences collectives.
A quoi pourrait ressembler cette « nouvelle grammaire » de la gauche?
M. F. Aux belles heures du progressisme régnait une croyance historique : l’injustice d’aujourd’hui suscitera la révolte de demain, qui changera le monde d’après-demain. Cette théorie de l’histoire a sombré, mais les sou rances qui la motivaient demeurent. La gauche ne doit pas seulement compatir à la souffrance sociale, mais la mettre en forme. On nous dit, par exemple, que le salarié d’aujourd’hui est atomisé : le livreur de pizzas est seul sur son scooter, la femme de ménage, seule dans les bureaux au petit matin… Mais, au lieu de déplorer la disparition de la conscience de classe, la gauche devrait analyser ce qui relie ces situations, au-delà des apparences. Son but a toujours été de montrer que ce qui ressemble à la fatalité individuelle est en fait une réalité sociale sur laquelle on peut agir. Pour cela, il faut partir de l’expérience vécue et faire preuve de sensibilité, plutôt que de s’enfermer dans les mots usés de l’économisme. Corbyn et Sanders l’ont fait, et cela explique leur percée (lire l’entretien avec Bernie Sanders p. 87). Deux hommes âgés mettent des mots sur l’expérience des jeunes, ce qui dénote un e ort d’imagination. Au fond, ils ont dit : nous avons vécu le moment où la redistribution fonctionnait, mais nous sommes conscients que vos vies sont di érentes. M. G. Il y a deux écueils : le vécu sans explication et l’explication qui perd de vue le vécu. Il s’agit de comprendre ce que nous vivons – et en particulier ce que nous vivons mal. En bas de l’échelle sociale, cela peut prendre un tour dramatique. Mais ce « vivre-mal » touche aussi le cadre supérieur, qui travaille sur des documents débiles dont il rigole avec les collègues à la machine à café : il n’est pas malheureux, mais son métier est absurde. La force du néolibéralisme, c’est d’avoir individualisé les conditions, réduisant chacun à son combat particulier. La di culté de la gauche est de reconstruire du collectif.
La force de La France insoumise est-elle d’avoir su prendre en compte ce vécu?
M. G. Il faut accorder à Jean-Luc Mélenchon d’avoir saisi cet enjeu. Il a su se mettre à l’écoute de situations très disparates, les agréger et développer une sensibilité sociale autrement plus pertinente que l’économisme sommaire qui tient lieu de pensée à la plupart du personnel politique. Le problème est que sa réponse politique est beaucoup plus classique. Elle renoue avec une vieille tradition du mouvement ouvrier français, avec sa confiance assez naïve dans l’expression brute de la sou rance sociale. Comme s’il su sait de son énoncé, avec la révolte qu’il soulève, pour y apporter des réponses. Ce n’est pas de cette façon que l’on élaborera une nouvelle grammaire crédible pour la gauche ! M. F. Jean-Luc Mélenchon a su établir des chaînes d’équivalence : il a mis en lumière des points communs entre des situations sociales apparemment dissemblables. Il a esquissé une sorte de récit global du système, notamment en injectant une dimension écologique dans son socialisme traditionnel. L’un des problèmes de la gauche a toujours été de définir l’intérêt général et de trouver un sujet pour l’incarner. Pour Mélenchon, la crise écologique règle ce problème de l’intérêt général, puisqu’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine et que le capitalisme est en train de le détruire. Autre nouveauté, Mélenchon a su mettre au premier plan le débat sur la Constitution. En général, dans la tradition marxiste, les problèmes juridiques relèvent de la « superstructure » et n’ont donc aucune importance comparativement à l’économie. Avoir intéressé un nombre important de Français à une question tenue en général pour négligeable et avoir montré la dimension adémocratique, voire illibérale, de la Ve République est à mettre à son actif.
Mais ce qui a fonctionné pendant la campagne peut-il perdurer après l’élection? L’appel à manifester contre
la loi travail et la dénonciation d’un « coup d’Etat social » ne traduisent-ils par un raidissement, ou une fuite en avant?
M. F. La France insoumise joue la carte risquée de la mobilisation permanente. En voulant tout politiser, elle remet systématiquement en cause la légitimité d’un pouvoir démocratiquement élu. Cette posture est discutable, mais de là à soumettre chaque parole de Mélenchon à une herméneutique du soupçon en se demandant s’il n’est pas en train de fomenter un coup d’Etat… C’est absurde !
Descendre dans la rue pour contester la légitimité du pouvoir élu, n’est-ce pas un déni de démocratie?
M. F. Contrairement à ce que l’on entend dire parfois, la démocratie ne se résume pas à l’Etat de droit. Elle s’exprime dans de multiples registres, dont la procédure électorale n’est qu’un élément. Le « débat sur le légitime et l’illégitime », disait Claude Lefort, ne cesse pas entre les élections. Que La France insoumise appelle à manifester contre la réforme du Code du Travail n’est donc pas choquant en soi. La nouveauté est qu’il existait jusqu’ici un partage des rôles entre partis et syndicats : les premiers agissent dans le champ de la représentation politique, les seconds, dans le champ social. La France insoumise veut tout faire car sa stratégie est celle du « tout est politique ». Je suis dubitatif sur la fusion des di érentes formes d’action sous une seule bannière. On bute ici sur la nature de La France insoumise, qui, comme En Marche!, veut être un « mouvement ». Derrière ce mot, il y a la promotion de l’horizontalité la plus large, mais au risque d’étou er la conflictualité en son sein. Quand une direction impose le cap à suivre après avoir consulté les adhérents, cela s’appelle le centralisme démocratique, et c’est un fonctionnement condamné à l’échec. Mais rien n’est écrit. Du fait de la montée de l’individualisme, les militants sont moins dociles que jadis. Le type de dissensions que l’on constate à En Marche ! se retrouvera chez La France insoumise. L’un des intérêts des partis politiques est de mettre en scène les conflits qui traversent la société. Il ne faudrait pas que cette dimension disparaisse dans les mouvements.
Marcel Gauchet, que pensez-vous de l’appel de Mélenchon à manifester?
M. G. Que je sache, manifester est un droit constitutionnel. La liberté politique implique la capacité de faire valoir ses opinions par tous les moyens légaux. Où est le problème ?
Même si c’est un parti?
M. G. Et pourquoi pas? Il arrive que des syndicats prennent des positions politiques et que des partis politiques interviennent sur le terrain social. Je ne comprends pas qu’on se pose la question. Cela ne m’empêche pas de rester sceptique à l’égard de la culture de la protestation. Surtout lorsqu’elle vise au statu quo, ce qui est le cas de la contestation sur la loi travail. La contestation sans proposition constructive ne conduit nulle part. Elle ramène à ce qui a été la tentation permanente de la gauche : poser les problèmes et laisser la droite trouver les solutions, en fonction d’une méfiance envers tout ce qui ressemble à l’exercice d’un pouvoir. Est-ce que Jean-Luc Mélenchon a vraiment envie de gouverner ? J’ai les plus grands doutes à ce sujet.
La France insoumise et La République en Marche présentent des ressemblances troublantes : même adhésion totale au chef, même tentation d’en appeler au peuple, même façon de contourner les corps intermédiaires, et, pourrait-on dire, même flirt avec le populisme.
M. G. Oui, ils se ressemblent, et ce n’est pas étonnant car ils procèdent d’un même constat : le décalage entre la société telle
qu’elle est et ses canaux classiques d’expression politique. Ils ont en commun de vouloir faire remonter une réalité sociale et des aspirations que les partis traditionnels ne portaient pas. Est-ce du populisme ? Oui, au sens large du terme. Mais c’est un terme qu’il faut dédiaboliser. La souveraineté du peuple implique une certaine dose de populisme. Elle se manifeste avec plus de vigueur dans les moments historiques où les mécanismes de représentation hérités du passé fonctionnent mal. Nous y sommes en plein. Cela dit, il y a populisme et populisme. Ils ont des degrés d’intensité diversement menaçants. Avec Macron et Mélenchon, nous avons affaire à des populismes soft. Ni l’un ni l’autre ne sont des leaders totalitaires, ils jouent pleinement le jeu démocratique, on peut dormir tranquille. La rhétorique de Mélenchon évoque un passé révolutionnariste antipathique à beaucoup de gens, et on peut les comprendre. Mais ce n’est que l’habillage d’un présent très différent. Il ne remettra pas la guillotine place de la Concorde ! Quant à Macron, on pourrait dire qu’il a inventé un populisme des élites ! M. F. En Marche ! et La France insoumise ont pris acte du caractère factice de l’opposition des partis de gouvernement en matière économique. Mais ils tirent des conclusions opposées de cette condamnation commune du « vieux monde ». Puisqu’il n’y a pas d’opposition idéologique entre, par exemple, Bruno Le Maire et Jean-Yves Le Drian, Macron les invite à gouverner ensemble. A l’inverse, Mélenchon tente de recréer du clivage hors des partitions anciennes.
Un autre point commun est leur propension à critiquer les médias…
M. G. Et alors? Les médias méritent d’être critiqués. Ils sont censés remplir une fonction et on peut juger qu’ils le font mal. Cette critique fait partie de la vie démocratique.
Vous êtes tous les deux philosophes. Macron aime citer les philosophes, comme on l’a vu dans son entretien au « Point ». Mélenchon, lui, se réfère volontiers aux historiens. Est-ce le retour de l’homme politique qui est en même temps un intellectuel?
M. G. L’entretien au « Point » pose la question du niveau de langage des responsables politiques. Je me félicite que Macron ait choisi de parler le langage qui est le sien, en partant du principe que même si les gens ne savent pas qui est John Rawls ou Paul Valéry, cela peut les intéresser d’en entendre parler. Lorsque Michel Rocard gouvernait, les médias daubaient sur son langage incompréhensible. Et puis, à sa mort, ils ont découvert qu’il avait été le seul homme politique qui parlait aux gens en tablant sur leur intelligence… Au fond, si l’on devait dater la démission de la gauche, on pourrait revenir au moment où Laurent Fabius, Premier ministre de François Mitterrand, fit savoir par ses conseillers en communication qu’il mettait un point d’honneur à n’employer que quatre cents mots. M. F. La dimension littéraire de la politique a été désertée au profit d’une communication sans style. Autant il convient de se méfier du philosophe-roi, autant il faut saluer un président qui lit des livres et y fait référence. Dans les propos que rapporte l’écrivain Philippe Besson (1), Emmanuel Macron déplore que certains intellectuels passent leur temps à commenter l’actualité et à « éditorialiser », au lieu d’écrire des livres. S’il parvient à réconcilier les Français – et même certains intellectuels! –, avec la forme-livre, il aura bien mérité de la patrie.