Huis clos sanglant sous les mers
Que s’est-il passé à bord du sous-marin “UC3 Nautilus”? Depuis la découverte du corps mutilé de la journaliste Kim Wall il y a un mois dans le détroit d’Øresund, le mystère passionne les Danois. Récit
Quand le procureur Jakob Buch-Jepsen a demandé à Peter Madsen pourquoi, après avoir été repêché le vendredi 11 août au matin, il a refusé d’avouer que la journaliste Kim Wall était morte à bord de son sous-marin, celui-ci a répondu : « Je voulais d’abord dire adieu à mon épouse et à mes trois chats. » Et cet homme un peu trapu mais aux traits plutôt fins de citer avec un grand sérieux les noms de ces derniers : « Prof », « Commissaire » et « Capitaine ». Aux journalistes couvrant l’audience – qui devait décider de la prolongation ou non de sa détention –, cette sollicitude animalière a paru d’autant plus étrange que Madsen n’avait manifesté aucune empathie pour la jeune femme décédée dans le « UC3 Nautilus », cette carcasse d’acier de 40 tonnes et longue de 18 mètres fabriquée par ses soins, qu’il a délibérément sabordée après avoir jeté le corps de la victime par-dessus bord.
Non, martèle-t-il au cours de l’audience, ramassé sur sa chaise comme un boxeur, il n’a pas assassiné Kim Wall. Non, il n’a pas eu de relation sexuelle avec elle. Non, il ne l’a pas découpée en morceaux, comme a pu le laisser penser la découverte, le 22 août, de son tronc dénudé et mutilé, flottant dans les eaux peu profondes d’une rive de l’île d’Amager, à une vingtaine de kilomètres au sud de Copenhague (bras, jambes et tête n’ont à ce jour pas été retrouvés). Un accident, a plaidé Madsen d’une voix assurée et sans émotion : il aurait glissé sur le pont, et l’écoutille, qu’il tenait pour permettre à Kim de s’extraire du sous-marin, lui aurait échappé des mains. La lourde trappe – 70 kilos – a percuté la tête de la journaliste tandis que celle-ci se tenait à l’échelle. Il a entendu un bruit sourd, puis un grand silence. Quand il est descendu, il a trouvé Kim Wall inanimée dans une mare de sang : « J’ai tout de suite vu qu’elle avait une fracture du crâne et qu’il n’y avait rien à faire pour la sauver, raconte-t-il. Elle a tressailli une vingtaine de secondes. Puis elle est morte. »
Plus tôt dans l’après-midi, Kim Wall était venue interviewer Peter Madsen dans son atelier, sur la
PHLEGM Dessinateur et illustrateur gallois, Phlegm fait surgir sur les murs d’Angleterre, de Nouvelle-Zélande ou de Croatie ses créatures fantastiques. Un travail qui s’inscrit dans la lignée d’un surréalisme réinventé.
pointe de Refshaleøen, presqu’île de Copenhague où cohabitent d’anciens entrepôts industriels, des théâtres, quelques cafés branchés. Kim Wall avait 30 ans. Menue, des yeux rieurs, une abondante chevelure rousse. Elle était suédoise, avait longtemps vécu aux Etats-Unis et s’apprêtait à s’installer avec son boyfriend danois à Pékin. Il ne suffit pas de s’arrêter à ses diplômes (Columbia à New York, London School of Economics), aux nombreux pays où elle a exercé (Ouganda, Cuba, Islande, Haïti, îles Marshall) ou aux prestigieux journaux dans lesquels elle signait (« The New York Times », « The Guardian », « Süddeutsche Zeitung »). Les articles de Kim Wall étaient réellement exceptionnels, aussi bien par l’originalité des histoires qu’elle racontait que par la façon dont elle les mettait en scène, les inscrivant toujours dans une perspective historique, posant sur les individus qu’elle rencontrait un regard plein de retenue et de justesse.
Comment en était-elle venue à s’intéresser à Peter Madsen? Peut-être ses amis danois lui avaient-ils parlé de ce type excentrique, autodidacte, charmeur mais souvent colérique, admirateur de Von Braun – l’inventeur des missiles V2 pour le régime nazi –, qui, après avoir fabriqué en 2008 le plus grand sous-marin privé du monde, s’était mis en tête d’envoyer une fusée habitable à 100 kilomètres au-dessus de la Terre (son but, clamait-il, était de faire des êtres humains une « espèce multiplanétaire »). Un « génie », un « artiste », criaient les uns. Un « fou », un « type ingérable », se moquaient les autres. Kim avait proposé un portrait de Madsen à « Wired », magazine « tech » et libertarien de San Francisco. Savait-elle que Madsen traversait alors une période particulièrement sombre? La veille de leur rencontre, lui et son plus proche collaborateur, Christoffer Meyer, avaient, la mort dans l’âme, annulé un lancement de fusée programmé le 26 août sur l’île de Bornholm, dans la mer Baltique. Madsen n’était pas prêt, il manquait d’argent. Chaque jour, depuis son hangar, il voyait prospérer ses anciens associés de Copenhagen Suborbitals, devenus ses pires ennemis (et il n’en manquait pas), dont les locaux se trouvaient à une cinquantaine de mètres. Eux aussi avaient prévu de lancer leur fusée le 26 août. Le mercredi 9 août au soir, sur son blog, Madsen avait annoncé qu’il se retirait – du moins temporairement – à leur profit. On ignore à quel point son orgueil fut meurtri par cette défaite. « Il vivait dans une atmosphère de guerre froide, c’était les Etats-Unis contre l’URSS, m’avait expliqué la veille de l’audience Thomas Djursing, son biographe, qui m’avait invité à boire une bière chez lui, dans le quartier de Brønshøj. Il s’était mis beaucoup de pression, avait pris de nombreux engagements en public. Chaque matin, il se réveillait avec le sentiment que tout pouvait s’effondrer. » Deux jours plus tard, au téléphone, Christoffer Meyer confirmera l’état de tension extrême dans lequel se trouvait Madsen : « Oui, nous étions sur plusieurs projets. Il y avait beaucoup de nervosité. »
Devant le vieux hangar rouillé de Peter Madsen, un indescriptible bric-à-brac : palettes en bois, blocs de béton, bonbonnes de gaz, une benne à ordures, les pièces démontées d’une centrifugeuse. Voici le Rocket Madsen Spacelab, ce laboratoire où des dizaines de volontaires – dont des étudiants français – fourmillaient bénévolement pour aider l’inventeur à réaliser son rêve de conquête spatiale. A l’intérieur, de grosses machines cylindriques, des tables en Formica, une Mobylette (les enquêteurs ont aussi relevé la présence des mêmes tuyaux en acier que ceux retrouvés autour du torse de Kim Wall, qui avaient été sanglés afin de l’empêcher de remonter à la surface). Un jeune type est là, fer à souder à la main. « C’est bien l’atelier de Peter Madsen ? – Plus aujourd’hui. – Ça fait longtemps qu’il n’est plus à lui ? – Quelques semaines. Vous êtes journaliste ? – Oui.
“CHAQUE MATIN, IL SE RÉVEILLAIT AVEC LE SENTIMENT QUE TOUT POUVAIT S’EFFONDRER.” THOMAS DJURSING, BIOGRAPHE DE PETER MADSEN
SEULE DISTRACTION QU’IL S’OFFRAIT : LE SEXE, AVEC DES PRATIQUES COMME LE FÉTICHISME OU LE SM.
– Je n’ai pas le temps de vous parler. » Le ciel menaçant, le vent de ce début d’automne, le croassement des corbeaux, les fumées des usines donnent à cet immense espace une teinte un peu inquiétante. Des badauds s’arrêtent devant un autre navire de Madsen, « The Ship of Fools » (le bateau des fous), qui semble en déshérence : « Il aurait besoin d’une bonne couche de peinture! Vous connaissez le propriétaire ? »
Madsen dormait la plupart du temps sur ses bateaux. Il mangeait n’importe quoi, ne s’habillait pas – on le voyait toujours dans une combinaison militaire –, avait renoncé à avoir des enfants. Chaque minute de sa vie, chaque centime qu’il recevait, c’était à ses projets qu’il les consacrait, s’emportant souvent contre ceux qui ne faisaient pas preuve du même engagement. Seule distraction qu’il s’offrait et revendiquait : le sexe, avec des partenaires multiples, explorant toutes sortes de pratiques, comme le fétichisme ou le SM (Madsen – qui avait découvert la sexualité sur le tard – et son épouse se présentaient comme un « couple libre »).
Comment un reportage a priori ordinaire a-t-il pu s’achever par un tel massacre? Que s’est-il passé la nuit du 10 au 11 août sur le « Nautilus »? Après un premier entretien avec Madsen en début d’aprèsmidi, Kim Wall revient quelques heures plus tard embarquer avec lui. Le sous-marin prend la mer vers 19 heures. C’est une belle soirée d’été – un ciel clair, le soleil qui décline avec délicatesse dans la baie de Copenhague. Kim Wall doit être de retour à 22 heures : ce soir-là, son compagnon et ses amis ont prévu de fêter son départ pour Pékin. A 19h48, Madsen reçoit un appel de son collaborateur Christoffer Meyer. « Peter avait une voix tout à fait normale, assure ce dernier. Rien n’indiquait que quelque chose n’allait pas. » Un peu avant 21 heures, un plaisancier et son fils aperçoivent le sous-marin. Ils s’approchent. Peter Madsen et Kim Wall se tiennent par-dessus la tourelle, ils contemplent le coucher de soleil, souriants. La conversation s’engage avec un Madsen détendu. « Mon sentiment était qu’il voulait faire une bonne impression à la fille », décryptera plus tard le plaisancier.
L’incompréhensible commence ensuite. Accident, comme le prétend Madsen? Ou coup de folie d’un homme qui était à cran depuis plusieurs semaines et qui n’aurait pas supporté de voir ses avances repoussées par Kim Wall ? « Avez-vous déjà pratiqué le sexe par étouffement? demande le procureur. – Oui, il y a quelques années. Une seule fois, mais je ne suis pas allé très loin. » Le scénario d’un « jeu sexuel » qui aurait mal
tourné a la faveur du magistrat… et celle des journalistes danois. Plus que le SM, Madsen aimait les déguisements, les filles maquillées, les atmosphères à la « Eyes Wide Shut ». Un long article de Kim Wall sur les fétichistes, publié il y a deux ans dans « The Guardian », est aussi évoqué, comme si seuls les cyclistes étaient capables d’écrire sur le vélo. Plus troublant, la culotte de Kim Wall a été retrouvée dans la salle des machines du « Nautilus », et son collant, dans la douche. Surtout, le rapport d’autopsie – encore provisoire – laisse apparaître de profondes lésions à l’intérieur du vagin (sans que l’on sache encore si elles ont été commises avant ou après la mort).
Après avoir constaté le décès de Kim Wall, Madsen dit avoir longtemps erré sur le « Nautilus » : « Rocket Madsen est mort le 10 août. Je n’avais plus de futur, ma vie était foutue. J’étais dans une humeur suicidaire, je voulais couler le “Nautilus”, achever ce projet. Kim Wall ne faisait pas partie de cette histoire. […] C’était très désagréable d’avoir ce corps sur mon bateau. – Vous dites quand même avoir réussi à dormir ? – Oui, mais il y avait deux portes en acier entre le corps et moi. » A son réveil, Madsen aurait sorti le cadavre de Kim Wall du sous-marin à l’aide d’une corde attachée aux chevilles. Il l’aurait ensuite « enterré en mer », ce qu’il a essayé de présenter comme un hommage. « Pourquoi lui avez-vous enlevé ses collants ? demande le procureur. – Je ne les ai pas enlevés. Quand j’ai sorti le corps, ils n’étaient plus là. – Et la culotte ? – Je ne sais pas. – Vous l’avez enlevée ? – Non. – Au moment de jeter son corps à la mer, avez-vous constaté si elle portait une culotte ? – Non, je ne m’intéressais pas à son sexe. »
Selon l’autopsie, le corps de Kim Wall a été découpé avec une scie. Le jeudi aprèsmidi, dans l’intervalle de ses deux rendez-vous avec Kim Wall, Madsen a été vu avec un sac à dos d’où sortait une scie noire et jaune, un modèle que l’on trouve dans les magasins de bricolage Biltema. Or les sangles qui ont servi à attacher les tuyaux en acier au tronc de Kim Wall portaient le logo de cette enseigne. Madsen pourrait-il avoir prémédité son crime? Mais pour quelle raison ? Kim Wall auraitelle surpris, comme les naufragés du Capitaine Nemo, « un secret que nul homme au monde ne doit pénétrer » ?
Contre l’évidence, Madsen maintient qu’il n’a pas démembré le corps de la journaliste. « Si ce n’est pas vous, alors qui ? Un sous-marin russe qui passait par là? » ironise le procureur.
Au Danemark, plus personne ou presque ne croit à la version de Peter Madsen. Ses derniers défenseurs rappellent qu’il n’a jamais été décrit comme un homme violent, ou dépassant les limites avec les femmes. L’hypothèse d’un « jeu » qui aurait dégénéré paraît d’autant plus surprenante que Madsen et Wall ne s’étaient – apparemment – jamais vus avant le 10 août. Et s’il s’agissait vraiment d’un accident ?
Le 3 mai 2008, lors de l’inauguration du « Nautilus », une femme avait prononcé ce discours devant un Madsen sautillant comme un gosse : « Je te laisse dans les bras du dieu de la Mer, Neptune. Qu’il protège ton navire contre la mer enragée et les incendies. Et qu’il protège la mer contre l’avidité des hommes et leur stupidité. » Il est triste de devoir l’écrire, mais pour la malheureuse Kim Wall, femme si talentueuse, Neptune n’a été d’aucun secours.
“C’ÉTAIT DÉSAGRÉABLE D’AVOIR CE CORPS SUR MON BATEAU.” PETER MADSEN