L'Obs

Le match Scapin-Tartuffe

Chacun de son côté, DENIS PODALYDÈS et MICHEL FAU, tous deux anciens élèves de Michel Bouquet, mettent en scène une pièce de MOLIÈRE. Pourquoi ? Comment ? Nous les avons réunis

- Propos recueillis par JACQUES NERSON

LES FOURBERIES DE SCAPIN, par Molière, m.e.s. par Denis Podalydès, Comédie-Française, Paris-1er, 01-44-58-15-15, jusqu’au 11 février ; LE TARTUFFE, par Molière, m.e.s. par Michel Fau, Théâtre de la Porte-Saint-Martin, Paris-10e, 01-42-08-00-32, jusqu’au 31 décembre.

Retrouvail­les de deux anciens élèves du Conservato­ire national d’Art dramatique : Denis Podalydès et Michel Fau montent chacun un Molière. « Les Fourberies de Scapin » à la Comédie-Française pour le premier, avec Benjamin Lavernhe dans le rôle du fourbe. « Tartuffe » au Théâtre de la Porte-Saint-Martin pour le second, qui s’y est réservé le rôle de « l’imposteur » face à Michel Bouquet dans celui d’Orgon, le pater familias fondamenta­liste. Michel Bouquet dont Podalydès comme Fau ont été, à un an d’intervalle, les élèves au Conservato­ire. Son enseigneme­nt les a marqués : il demeure omniprésen­t dans leur conversati­on. A preuve, leur curiosité quand nous leur mettons en main le livre que le maître vient de consacrer à Molière (« Michel Bouquet raconte Molière », Philippe Rey, 16 euros). Honneur à l’aîné (d’un an seulement), c’est Denis Podalydès, 505e sociétaire de la Comédie-Française, qui ouvre le débat.

Pourquoi « les Fourberies de Scapin » ?

Denis Podalydès. C’est Eric Ruf, notre administra­teur, qui m’a demandé de monter la pièce. Elle n’avait pas été jouée dans la Maison depuis longtemps. J’ai hésité un an.

Vous avez pris votre temps...

D. P. C’est une pièce difficile. Comme toutes les pièces de Molière mais celle-ci l’est particuliè­rement. En plus, la Comédie-Française a une responsabi­lité particuliè­re : à travers « Scapin » ou « le Bourgeois gentilhomm­e », beaucoup d’enfants découvrent le théâtre. C’est une porte d’entrée pour quantité d’entre eux. M’arrêtait aussi le souvenir du merveilleu­x « Scapin » mis en scène par Jean-Louis Benoît avec Philippe Torreton, auquel j’ai participé. Et celui joué par Daniel Auteuil sous la direction de Jean-Pierre Vincent. Je n’avais aucune envie de m’inscrire dans une quelconque compétitio­n avec eux et ne trouvais pas l’angle d’attaque. Et puis, un jour, mes idées se sont cristallis­ées autour de Benjamin Lavernhe.

Vous ne pensez pas, comme Boileau, que « les Fourberies de Scapin » est une oeuvre mineure ?

D. P. Je crois qu’elle a été jugée telle vis-à-vis des grandes pièces de cour comme « Tartuffe » ou les comédies-ballets. Molière a écrit « Scapin » à la hâte, pour ne pas laisser sa troupe sans emploi pendant les travaux du théâtre du Palais-Royal. Fatigué, entamé par l’affaire « Tartuffe », il ne l’a sans doute pas si bien jouée que ça. Scapin est un rôle très physique. Qui demande plus de forces qu’il n’en avait. Si bien que la pièce a déçu ses amis. Molière, en revenant aux farces de ses débuts, leur a donné l’impression d’une régression. Moi, ce sont surtout les acteurs qui m’importent. Mon projet est de les faire jouer sans code particulie­r. J’ai réécouté un

FAU : “SELON BOUQUET, MOLIÈRE EST UN TRAGÉDIEN CONTRARIÉ”

cours de Michel Bouquet, enregistré l’année où j’étais dans sa classe. Il dit : « Molière, il faut le gueuler. » C’est mystérieux…

Est-ce que Michel Bouquet « gueule » dans votre « Tartuffe », Michel Fau ?

Michel Fau. Parfois : il est Orgon et Orgon pique des crises.

La Comédie-Française met régulièrem­ent Molière à l’affiche, ça fait partie du cahier des charges. Mais vous, Michel Fau, après votre « Misanthrop­e » voici trois ans, pourquoi de nouveau une pièce de Molière ?

M. F. J’aime les textes oubliés. C’est pourquoi j’ai monté Roussin ou Montherlan­t, mais j’ai quand même bien le droit de m’offrir un tube de temps en temps ! [Rires.] Dans la plupart des versions que j’ai vues, on fait de Tartuffe un pauvre type. J’ai eu envie de raconter que ce n’est pas seulement un salaud et un arnaqueur, mais l’antéchrist. Il provoque Dieu, comme Dom Juan. Molière a fait un travail colossal pour mélanger la langue religieuse aux déclaratio­ns d’amour. Tous cherchent Dieu dans la pièce. Joué par Bouquet, Orgon devient un fanatique, un fou, entre « le Maître de Santiago » et « le Roi Lear ». Cléante aussi est obsédé par Dieu. [S’adressant à Denis Podalydès] Toi, tu l’as joué, Cléante… D. P. Non. [Il hésite, puis se frappe le front.] Mais si, je l’ai joué ! M. F. Eh bien, lui aussi essaie de sauver tout le monde. Même le diable. La pièce est sulfureuse et en même temps doit faire rire. Plus on est tragique, plus on est drôle, c’est Bouquet qui me l’a appris. C’est curieux, un jour il dit qu’il faut jouer la pièce comme une tragédie ; le lendemain, comme une farce de tréteaux ; le surlendema­in, il ronchonne : « Orgon est un con. Il est bêêêête ! »

Vous ferez rire en Tartuffe ?

M. F. J’espère bien ! Ce n’est pas un théâtre sérieux. Je me souviens, quand j’ai travaillé avec Olivier Py, je devais dire une phrase très grave et tout le monde était mort de rire. J’ai tout essayé : ne rien faire, chuchoter, jouer banal, déclamer… Chaque fois les gens riaient. Olivier Py était furieux. D. P. Quand je t’ai connu au Conservato­ire, tu étais drôle. M. F. Je ne maîtrisais pas trop la chose. Bouquet m’a beaucoup aidé. Je me rappelle lui avoir passé une scène de « On purge bébé », de Feydeau. Je voulais devenir un acteur de boulevard, je ne pensais pas du tout que j’allais faire du théâtre branché. C’est lui qui m’a troublé. Il m’a dit : « C’est comme ça qu’il faudrait jouer “Lorenzacci­o’’. » Sur le moment, je n’ai rien compris. C’est souvent le cas avec Bouquet. Ce n’est qu’après que ça s’éclaire. D. P. C’était comme des blocs de granit qu’on se prenait en pleine poire. Molière était son dieu, le creuset de toutes les questions qui l’habitaient. M. F. Il dit que Molière est un tragédien contrarié. Il y a d’ailleurs des passages très lyriques dans « Scapin ». D. P. En répétition, j’essaie de ne pas trop me poser la question du comique. C’est comme si on demandait le résultat alors qu’on est encore dans la fabricatio­n.

C’est un acteur comique, Benjamin Lavernhe, votre Scapin ?

D. P. Je l’ai déjà vu très drôle. Dans « Un chapeau de paille d’Italie », de Labiche, par exemple. Ou encore dans « l’Ours » et « la Demande en mariage », de Tchekhov. Même si ce n’est pas une bouille comme Christian Hecq qui est une bombe atomique de comédie. Et puis, comme tu le dis, les scènes doivent être jouées avec sérieux. Scapin a un besoin vital de soutirer de l’argent aux deux pères. Si ce sont des couillons faciles à berner et que Scapin n’a qu’à claquer des doigts pour en faire ce qu’il veut, la tension dramatique sera faible. Par contrecoup, le comique aussi.

Torreton composait un Scapin maussade alors qu’Auteuil en faisait un voyou prêt à jouer du couteau, mais avec un fond d’allégresse.

D. P. Scapin est un rôle ouvert, pas un caractère comme « l’Avare ». L’acteur qui vient l’habiter lui donne sa forme. Philippe Torreton lui apportait sa nature.

Vous n’aviez pas envie, comme Michel Fau, de monter en scène pour accompagne­r vos camarades ?

D. P. Je suis acteur avant tout. Je me sens metteur en scène au sens de régisseur plus qu’au sens de porteur de mon propre univers. J’aide à ce que les pièces apparaisse­nt dans leur vitalité. Mon plaisir, c’est d’aider l’acteur à avancer dans le rôle. Je joue mentalemen­t avec lui. Michel Vuillermoz dans « Cyrano de Bergerac » avait l’envergure et les ailes pour aller là où je n’aurais jamais pu aller. Je lui disais parfois : « Vas-y pour moi ! »

Et vous, Michel Fau, vous ne pouvez pas vous empêcher de jouer ?

M. F. Denis joue beaucoup, moi beaucoup moins que lui, et peu de grands classiques. Ce qui est bien avec Tartuffe, c’est qu’il arrive au milieu de la pièce, je reste donc très disponible. Ça s’est toujours bien passé quand j’ai joué dans mes mises en scène. Tout le monde le faisait dans les années 1980, Vitez, Chéreau, Mesguich… Et puis quand j’ai monté des pièces de Guitry ou de Barillet et Grédy, pièces avant tout drôles, donc très fragiles, heureuseme­nt que j’étais là pour empêcher le spectacle de s’étioler ! Je suis comme un chef d’orchestre : dans la fosse avec les musiciens. D. P. Je suis curieux de revoir Bouquet en scène. Dans sa méditation moliéresqu­e, cette pièce et ce rôle sont des absolus. M. F. A ses débuts, il a joué Damis, plus tard Tartuffe pour la télévision. A présent, à 92 ans, il aborde Orgon. D. P. Comment t’y es-tu pris pour le convaincre ? M. F. C’est lui qui m’a dit : « Tu devrais jouer Tartuffe. » J’ai répondu : « D’accord, si vous jouez Orgon. » Il a dit : « Ben oui. » D. P. Vous étiez restés en contact ? M. F. Il venait voir mes spectacles, j’allais le voir jouer, on se parlait. D. P. Ce « Ben oui » m’étonne. Je le voyais plutôt répondre : « Je vais réfléchir… » Il connaissai­t déjà le rôle par coeur ? M. F. Mais il sait tous les rôles de « Tartuffe » ! Il me souffle mon texte en répétition. Parfois il me vole ma réplique et je l’interromps : « Non Michel, ça c’est moi qui le dis. » D. P. Au Conservato­ire, il nous conseillai­t de rejeter les metteurs en scène : « Si vous avez besoin d’un metteur en scène pour jouer, c’est que vous n’êtes pas prêts, pas libres. Lisez la pièce : tout est là. »

Vous avez choisi le même costumier. Christian Lacroix s’impose-t-il pour Molière ?

D. P. Je ne peux pas répondre car, quoi que je monte, je ferai appel à lui. Il a un secret, les acteurs sont heureux dans ses costumes. M. F. Pour ma part, je l’admire depuis longtemps. Ses défilés de mode étaient plus théâtraux, plus oniriques que certaines mises en scène d’opéra.

C’est son lyrisme qui vous a donné envie de travailler avec lui ?

M. F. Surtout son mysticisme. Son goût des madones, de la tauromachi­e… C’est quelqu’un qui se documente énormément mais qui interprète, qui ne recherche pas la reconstitu­tion historique.

Vous non plus, Denis Podalydès, ne cherchez ni la modernisat­ion ni la reconstitu­tion historique…

D. P. J’aime transposer, mais d’un passé à un autre passé. Pour « Cyrano » par exemple, j’avais superposé l’époque où Rostand a écrit la pièce à celle où elle se déroule. Ici j’ai été sensible au besoin qu’a éprouvé Molière de fuir Versailles pour retrouver sur le port de Naples la farce qu’il a constituée. Ça doit sentir la mer sur scène. M. F. Pour nous, nous nous inspirons de la richesse de l’Eglise de l’époque. On monte souvent « Tartuffe » de manière austère, moi je veux montrer la folie, la prétention, la vanité du décorum religieux, son baroque. On est parti de l’idée que le premier Tartuffe était vêtu en ecclésiast­ique. Je porte un costume religieux mais comme dans un film de Fellini ou dans « The Young Pope », la série avec Jude Law. C’est blasphémat­oire. Comme dit Bouquet, c’est comme si on était dans une église de Versailles et qu’on tirait la langue. Mais je ne veux surtout pas me moquer du cérémonial catholique.

Si l’on vous proposait d’entrer à la Comédie-Française, Michel Fau, que répondriez-vous ?

M. F. J’en rêvais quand j’étais petit…

Et devenu grand ?

M. F. J’y vois de beaux spectacles. On dit toujours « C’était mieux avant », mais c’était déjà formidable dans les années 1980. J’ai une passion pour la Comédie-Française, je connais bien son histoire. Si j’y entrais, je voudrais tout y faire, des mises en scène, jouer… On a déjà évoqué certains projets avec Eric Ruf. En revanche, je n’aimerais pas en être l’administra­teur. Moi, je joue.

Vous non plus, Denis Podalydès, vous ne vous êtes pas porté candidat.

D. P. Non, j’ai besoin de jouer beaucoup et régulièrem­ent. Et puis il y avait dans la troupe un administra­teur en puissance, c’était Eric Ruf. Avec lui, nous traversons une période de grâce. Par ailleurs je ne veux pas faire trop de mises en scène. Ça m’angoisse, ça raccourcit mon espérance de vie. M. F. Pour moi, faire l’acteur calme mon angoisse de metteur en scène et vice versa. Mais il est vrai que la position de metteur en scène rend vite parano, tu ne trouves pas ? [Les vieilles canailles se mettent à rigoler.]

PODALYDÈS : “J’AI BESOIN DE JOUER BEAUCOUP ET RÉGULIÈREM­ENT”

 ??  ?? Michel Bouquet, Nicole Calfan et Michel Fau dans « le Tartuffe ».
Michel Bouquet, Nicole Calfan et Michel Fau dans « le Tartuffe ».
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Benjamin Lavernhe et Adeline d’Hermy dans « les Fourberies de Scapin ».
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TAREK BENAOUM Pour les pages Culture, Tarek Benaoum a travaillé directemen­t sur les photograph­ies originales. Le rythme de ses calligraph­ies est lié au thème des images et au contenu des articles : dansant pour le théâtre, lyrique pour l’évocation des...

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