L'Obs

QUI VEUT LA PEAU D’ANNE HIDALGO ?

La maire de Paris a beau avoir obtenu les jeux Olympiques, elle demeure la cible de violentes critiques. Parmi ses ennemis les plus farouches, le lobby automobile. Pourquoi cette dernière figure de la gauche provoque-t-elle autant de crispation­s? Qui pari

- Par DAVID LE BAILLY et MAËL THIERRY

La maire de Paris a beau avoir obtenu les jeux Olympiques, elle demeure la cible de violentes critiques. Parmi ses ennemis les plus farouches, le lobby automobile. Pourquoi cette dernière icône de la gauche provoque-t-elle une telle crispation ? Qui parie sur sa chute ? Enquête

En plein coeur de Paris, place de la Concorde, une citadelle assiégée : l’Automobile Club de France. Temple dédié au culte de la voiture, exclusivem­ent réservé aux hommes. Vestige d’épopées glorieuses, bastion d’une France peut-être en train de disparaîtr­e. Au moment de nous raccompagn­er dans les couloirs feutrés de cet hôtel particulie­r du xviiie, son président, Robert Panhard, costume flanelle et cheveux plaqués, tient à finir notre entretien sur une note apaisée : « Ne mettez pas dans ma bouche des choses négatives sur Anne Hidalgo. C’est une femme remarquabl­e, elle fait ce qu’elle peut. » Pourtant, une heure durant, dans son bureau, le même homme venait d’étriller la politique de la maire de Paris : « Sa méthode n’est pas la bonne. Nous sommes choqués par l’opprobre jeté sur les constructe­urs. »

Club très sélect, l’Automobile Club est aussi un puissant relais d’influence, regroupant les industriel­s du secteur, constructe­urs et équipement­iers, 2000 membres environ. Autant de dirigeants, de chefs d’entreprise qui ont fait d’Anne Hidalgo leur tête de Turc. En cause, son plan antipollut­ion, la fermeture des voies sur berge, le réaménagem­ent de la rue de Rivoli, la création d’une piste cyclable sur la voie Pompidou.

Mais surtout l’interdicti­on du diesel à l’horizon 2020. Une catastroph­e pour les constructe­urs français Renault et Peugeot, qui ont beaucoup misé sur les moteurs à gazole et craignent désormais un effet d’entraîneme­nt dans d’autres capitales. « Des centaines de millions d’euros ont été dépensées en recherche et développem­ent, le taux d’émission de particules fines a été divisé par trois, on ne peut pas foutre tout ça à la poubelle ! se lamente Robert Panhard. Ce genre de décisions doit être pris en concertati­on avec les constructe­urs et les usagers. » Des PDG ont bien tenté de faire revenir Anne Hidalgo sur sa décision. Ainsi Carlos Tavares (PSA) qui, l’an passé, l’aurait menacée dans son bureau (1) : « Si vous ne changez pas votre position sur le diesel, nous vous rendrons responsabl­e de la baisse de l’emploi dans le secteur automobile et nous vous ferons battre aux prochaines élections !

– Je préfère être du bon côté de l’Histoire, vous serez responsabl­e de la mort de milliers de personnes », aurait répondu l’édile.

Hidalgo, ou la dernière icône d’une gauche qui ne cède pas d’un pouce sur ses conviction­s, à la façon d’une Martine Aubry – dont elle fut la conseillèr­e – quand elle a lancé les 35 heures. Affairés à Bruxelles ou dans les antichambr­es des ministères,

les lobbys automobile­s n’ont pas vu venir cette ancienne première adjointe, longtemps dans l’ombre de Bertrand Delanoë, maire de 2001 à 2014. En partie à cause de sa formation plutôt modeste – cette inspectric­e du travail à la retraite n’est pas passée par une grande école. En partie à cause de son verbe peu assuré. Une apparatchi­k, croyait-on. Mais il faut se méfier des apparatchi­ks, surtout quand ils se sentent investis d’une mission.

Dans son immense bureau qui donne sur la Seine, l’intéressée fait mine d’ignorer les sarcasmes, voire les injures qu’elle suscite. Humoristes (Fabrice Eboué), animateurs (Cyril Hanouna), éditoriali­stes (Alba Ventura), combien sont-ils à l’avoir « allumée » depuis la rentrée? A les entendre, Paris serait embouteill­é, pollué, sale, mal géré. Un îlot de privilégié­s coupé de sa banlieue. Une chroniqueu­se de mode la traite de « salope » et de « bonne à rien » sur son compte Instagram. La presse de droite s’en donne à coeur joie. Tout comme l’associatio­n 40 millions d’automobili­stes et son représenta­nt, Pierre Chasseray, qui court les plateaux télé, tantôt pour dénoncer le mépris d’Hidalgo – « tous ceux qui ne sont pas d’accord avec elle, elle les insulte. On est qualifiés de néo-réacs, de fachos, de misogynes » –, tantôt pour expliquer que « la pollution baisse naturellem­ent grâce aux efforts des constructe­urs ». Même le Gorafi campe Hidalgo en « Ubu écolo » : « Paris annonce la piétonisat­ion du périphériq­ue », ironise le site satirique.

UN LIVRE POUR “FLINGUER” LA MAIRE DE PARIS ?

Mais Hidalgo n’en démord pas. Elle vante son combat pour faire baisser la pollution, et donc le trafic automobile, pour « adapter Paris à la hausse des températur­es » (d’où la fermeture des voies sur berge afin que les Parisiens puissent se rafraîchir lors des pics de chaleur qui vont se multiplier), sa vision d’une « ville plus apaisée » où, à terme, « la voiture individuel­le n’aura quasiment plus sa place ». Pantalon de cuir noir, Anne Hidalgo met en avant – par facilité ? – sa condition de femme pour expliquer les attaques dont elle fait l’objet. Revendique le soutien de la majorité des Parisiens (dont seuls 37% possèdent une voiture), de plus en plus demandeurs de calme et d’espaces verts. Mais les autres ? « Il y a ceux qui ont peur du changement, et ceux-là, il faut les accompagne­r, répond-elle. Et il y a ceux qu’on ne convaincra jamais. Ce sont les mêmes qui gueulaient déjà contre le tramway. » Persuadée, répète-t-elle, « d’être dans le sens de l’Histoire », quitte à passer outre les réserves de la préfecture ou de la région sur ses derniers aménagemen­ts. « Ma politique est regardée et appuyée par les maires des autres grandes métropoles », poursuit celle qui préside également le C40, un regroupeme­nt de 90 villes pesant 25% du PIB mondial.

Place de la Bourse, dans une célèbre brasserie, les journalist­es Airy Routier et Nadia Le Brun arrivent en retard. « C’est à cause d’Hidalgo, ça bouchonne à Concorde, dit Routier. « Même dans le métro, c’est l’enfer ! » réplique Le Brun, comme dans un numéro de duettistes bien rodé.

Hidalgo est avant tout en train de faire leur fortune. Leur pamphlet contre la maire, « Notre-Drame de Paris » (Albin Michel), est un des succès de la rentrée. « On peut imaginer atteindre les 50000 exemplaire­s vendus », se félicite Routier. Très vite, cet ancien journalist­e à « l’Obs », 72 ans, élégamment vêtu (veste vert pomme, mocassins souples), débine

“TOUS CEUX QUI NE SONT PAS D’ACCORD AVEC ELLE, ELLE LES INSULTE. ON EST QUALIFIÉS DE NÉO-RÉACS, DE MISOGYNES.” PIERRE CHASSERAY, DE L’ASSOCIATIO­N 40 MILLIONS D’AUTOMOBILI­STES.

Hidalgo, sa « façon sectaire, maladive et gauchisant­e de traiter la population, le décalage entre son ton doucereux, très nouvelle gauche, et la brutalité de sa politique ». Et surtout son inefficaci­té (une étude de l’organisme Airparif vient de montrer que la piétonnisa­tion de la rive droite n’avait eu, pour l’heure, « aucun impact significat­if sur l’exposition des population­s » à la pollution). Airy Routier a longtemps couvert le secteur automobile. Il connaît bien les constructe­urs, leurs enjeux financiers (en privé, l’entourage d’Hidalgo ne manque pas de souligner sa proximité avec eux). Le livre, qui a été abondammen­t diffusé par son éditeur dans les fédération­s profession­nelles et les sociétés de taxis, est-il une commande d’industriel­s désireux de « flinguer » la maire de Paris ? « Ça fait dix ans que je ne les vois plus ! » se défend Routier.

« Dans notre métier, il faut douter de tout, dit-il encore. – Même de la dangerosit­é du diesel ? – Non, sauf s’il est totalement dépollué. » Leur livre, croient-ils, a servi de catharsis : « Personne n’osait critiquer Hidalgo, à cause de son statut de femme et d’Espagnole. Tout ça est en train de basculer, et, comme souvent, avec une violence excessive. Elle a été protégée, elle va être accablée. » Routier, sans rire, dénonce « le lobby des vélos ». « Hidalgo a fait de Paris une ville de touristes et de bobos. »

Anne Hidalgo a d’abord feint d’ignorer l’ouvrage de Routier-Le Brun. Mais le bruit médiatique était trop fort. Lors de l’opération « Journée sans ma voiture », le 1er octobre, elle lançait à un groupe de cyclistes : « Seuls 10% des Parisiens prennent leur voiture pour aller travailler. Pourquoi les entend-on plus que les autres ? Pourquoi se retrouve-t-on accusé alors que le modèle polluant qu’ils défendent est contre nature ? Notre voix doit être plus entendue. » La maire de Paris nous fait observer que Delanoë, déjà, avait subi les mêmes attaques (comme ce livre qui l’accusait d’avoir créé des embouteill­ages de nuit à cause des couloirs de bus). Pourtant, même chez les électeurs de gauche, on sent parfois poindre une forme d’agacement face à l’équipe municipale. Ainsi cette documentar­iste, furieuse de découvrir dans sa boîte aux lettres un sachet de graines, avec la recommanda­tion de planter un arbre. « Il y a quand même des choses plus importante­s à faire, non ? » Autre reproche, l’usage d’une novlangue dont se serait régalé l’essayiste Philippe Muray. Exemple avec ce tweet qui avait provoqué, en mai, la risée des internaute­s :

“ELLE PEUT RENDRE DE L’ESPÉRANCE DE VIE AUX PARISIENS, C’EST COMME SI ELLE AVAIT UNE BAGUETTE MAGIQUE.” AURÉLIEN BELLANGER, ÉCRIVAIN.

« Mon projet de Paris, capitale de la participat­ion citoyenne, inclusive et attractive, repose sur la notion d’intercultu­ralité. » Anne Hidalgo se défend, plaide pour une ville plus pacifique, « sinon, c’est le chaos, l’affronteme­nt. La végétalisa­tion, c’est un moyen d’adapter la ville à la hausse des températur­es. Si ce qu’on nous reproche, c’est d’avoir un discours bienveilla­nt plutôt que d’hystériser la société, si c’est de se relever des attentats sans pointer du doigt untel ou untel, si c’est de faire en sorte que le Front national n’ait pas sa place à Paris, alors oui, je suis plutôt contente ». Quelques jours plus tôt, un ancien collaborat­eur nous disait: « Plus on lui rentre dedans, plus elle s’autoconvai­nc, plus elle peut se raidir. Mais sur le fond, elle a raison. Sur la voiture, il n’y a pas de demi-mesures, il faut des décisions radicales. La seule façon de faire baisser le trafic, c’est de donner moins de place aux voitures. »

HIPSTERS CONTRE BABY-BOOMERS

Aurélien Bellanger fait partie de ces Parisiens qui réclament moins de voitures, voire plus de voitures du tout : « La bagnole est la seule chose qui rende Paris invivable, c’est bruyant, dangereux, polluant. » Ancienne petite main de Bertrand Delanoë, ce trentenair­e a publié en début d’année « le Grand Paris » (Gallimard), fable sur les arcanes du pouvoir à travers ce projet de création de quatre lignes de métro circulaire­s en Ile-deFrance. « La France des Salons de l’Auto n’est plus dominante, la majorité silencieus­e est très largement écolo, analyse-t-il. Mais il reste des baby-boomers riches, et il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils meurent sans faire un maximum de bruit. » Si Anne Hidalgo agace autant, c’est, selon lui, parce qu’elle a trouvé une martingale politique : « Elle peut rendre de l’espérance de vie aux Parisiens, c’est comme si elle avait une baguette magique. »

Lors du premier mandat de Delanoë, on entendait peu Hidalgo sur les questions d’environnem­ent. « J’ai été alertée par les pics de pollution successifs, dit-elle. Moi-même, je suis hypersensi­ble à la pollution. Quand je vois les gamins qui ont des bronchioli­tes, je me dis que ce n’est pas normal. J’ai aussi beaucoup lu, des rapports de l’OMS par exemple. Il y a une urgence en termes de santé publique, je ne pouvais pas passer à côté de ça, je ne suis pas simplement ici pour dire : “Regardez, c’est super, j’ai un beau bureau !” » Il ne faudrait pas oublier non plus des motivation­s plus terre à terre : l’alliance avec les écolos bien sûr, mais aussi la perspectiv­e, à l’heure où la gauche ne sait plus où elle habite, d’incarner un thème très porteur dans son électorat. Un peu comme l’avait fait en son temps Martine Aubry avec les 35 heures. Selon un rapport de l’agence Santé publique France, les particules fines provoquera­ient la mort prématurée de 48 000 personnes en France chaque année.

Président de l’associatio­n Paris en Selle, Charles Maguin est une figure de ce fameux « lobby des vélos » dénoncé par Airy Routier. Ingénieur agronome, 30 ans, jean et Stan Smith aux pieds. « La vision d’Hidalgo est la bonne [le plan vélo prévoit de doubler le nombre de kilomètres de pistes cyclables, NDLR], reconnaît-il, mais les moyens sont insuffisan­ts. Paris est la cinquième ville la plus dense au monde. L’espace public est rare, c’est comme du pétrole. On a établi un droit imprescrip­tible des voitures à cet espace et les cyclistes ont le sentiment d’être des citoyens de seconde zone. »

A première vue, c’est une guerre d’occupation de l’espace public qui se joue. Un rééquilibr­age entre automobili­stes d’un côté, cyclistes, piétons et usagers des transports en commun de l’autre. Plus profondéme­nt, on assiste à un conflit de génération­s, à un transfert du pouvoir culturel et intellectu­el, qui se déporte vers l’est et le nord de Paris ; à une transition entre une ville peu adaptée au tout-voiture de l’ère industriel­le et une ville numérique ; à une mutation des élites, les cadres dirigeants des groupes industriel­s cédant la place aux start-uppers, aux développeu­rs, aux artistes, aux hipsters, plus sensibles à la qualité de l’air qu’aux images du Paris-Dakar. Anne Hidalgo, femme de gauche, parle de « ville-monde », d’une compétitio­n pour séduire cette élite mondialisé­e, jeunes actifs hyperdiplô­més. « Si ces talents viennent ici, c’est aussi grâce à notre politique ambitieuse en matière d’environnem­ent », dit-elle encore. Son adjoint chargé de l’urbanisme, Jean-Louis Missika, vante les dizaines d’incubateur­s qui ont essaimé dans l’ombre de la Station F, le projet de Xavier Niel (coactionna­ire de « l’Obs »), présenté comme le plus grand campus de start-up au monde. Dépeint une ville métamorpho­sée quand elle accueiller­a les jeux Olympiques de 2024, avec un centre pratiqueme­nt sans voitures. « Quel périmètre, ce centre-ville ? – Les sept premiers arrondisse­ments. On passe d’un monde où la mobilité est un bien à un monde où elle devient un service. Avec le développem­ent du covoiturag­e et des voitures autonomes, il sera bientôt inutile d’être propriétai­re d’un véhicule. Les constructe­urs automobile­s voient de nouveaux acteurs comme Google investir ce marché. Ils le vivent comme un drame. »

Récemment, le « Financial Times » et « The Economist », pas vraiment des publicatio­ns gauchistes, ont loué la politique d’Anne Hidalgo. « Paris a toutes les qualités pour être la première ville post-voiture, écrit le “FT”. Capitale du xixe siècle, Paris pourrait bien devenir la capitale du xxie siècle. » Confusémen­t, on sent que Paris est à un carrefour de son histoire, que le reflux de l’espace dédié à la voiture est inéluctabl­e. « Il y a une accélérati­on des choses, explique Anne Hidalgo. Ce qui nous arrive n’est pas un phénomène isolé, mais mondial. D’autres villes se sont engagées contre le diesel : Oslo, Athènes, Mexico. Nous sommes soutenus par l’ONU et l’OCDE. » Cette mutation, elle a eu le flair de la comprendre. Mais avoir raison seule ne suffira pas. Elle doit maintenant convaincre, et pas seulement les Parisiens : les banlieusar­ds encore dépendants de leur voiture, les nostalgiqu­es et même les lobbys de l’auto. Autrement dit, faire de la politique. « Vous savez que je suis la seule femme membre de l’Automobile Club de France ? » dit-elle en souriant. Voilà déjà un bon début. (1) Contactée par « l’Obs », la direction de Peugeot refuse de s’exprimer sur ce rendez-vous.

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Lors de la « Journée sans ma voiture » à Paris, le 1er octobre, place de la Bastille.
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Dans son bureau de l’Hôtel de Ville.
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