L'Obs

Politique

Pour l’essayiste Jacques Julliard, la social-démocratie s’est effondrée parce qu’elle a opéré, sans le dire, un tête-à-queue idéologiqu­e qui a déconcerté le peuple et les ouvriers. Explicatio­ns en forme de réquisitoi­re

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« Comment la gauche a capitulé ». Entretien avec Jacques Julliard

En mai dernier, les Français ont élu un président qui n’était pas issu d’un parti politique traditionn­el. Au premier tour, le candidat du Parti socialiste a obtenu péniblemen­t 6% des voix. Est-ce un accident de l’histoire ou le résultat d’un processus à l’oeuvre depuis longtemps ?

On peut toujours incriminer les fautes de tel ou tel, mais ce résultat dit bien autre chose que la sanction d’un bilan, celui de François Hollande, auquel la gauche de la gauche reproche, au fond, de ne pas avoir mis en oeuvre une politique assez keynésienn­e. Ce n’est pas le sujet. Ce résultat est d’abord le fait de la défaite intellectu­elle, je dirais même de la capitulati­on intellectu­elle de la gauche sociale-démocrate. On ne peut du reste que constater l’effondreme­nt de la social-démocratie partout ailleurs dans le monde. Il va sans dire que si j’incrimine en priorité la socialdémo­cratie, c’est parce que je n’ai aucune confiance dans ses critiques venant de gauche, hier les frondeurs, aujourd’hui les « insoumis ».

Vous parlez de « capitulati­on intellectu­elle », le mot est fort !

Je n’en vois pas d’autre pour qualifier ce qui se passe, ou plutôt ce qui ne se passe pas, depuis une trentaine d’années. Quel intellectu­el se situant dans la mouvance sociale-démocrate a publié un livre important dans la période récente? Depuis quand n’y a-t-il pas eu d’ouvrage de réflexion approfondi­e sur la question sociale, le travail, l’avenir des relations sociales dans un monde qui change? Où sont les idées nouvelles? Le dernier grand intellectu­el qui avait une vision de la social-démocratie, c’est Edmond Maire dans les années 1960-1970, et il vient de nous quitter.

Quelles sont les raisons de cette défaite intellectu­elle ?

La gauche de gouverneme­nt a changé de logiciel, elle a effectué, sans le dire, un tête-à-queue idéologiqu­e qui a déconcerté le peuple, les ouvriers, et les a conduits à se détourner d’elle : voilà déjà longtemps que le Front national est devenu le premier parti ouvrier de France. Mais elle a déçu plus largement encore parce qu’elle a abandonné ce qui constituai­t sa matrice.

Quelle est cette matrice ?

A l’origine, la gauche, c’est l’alliance du progrès scientifiq­ue et technique et de la justice sociale. L’un entraînait l’autre. Ça ne marche plus.

Soyons juste : l’une des raisons de cette désaffecti­on est d’abord que les revendicat­ions que portait la gauche ont été en grande partie satisfaite­s. Si on avait dit à un ouvrier du début du xxe siècle qu’un jour il y aurait

en France des congés payés, des allocation­s familiales, une assurance-chômage et la CMU, il ne l’aurait pas cru. Mais on ne peut pas vivre sur un bilan. Le courant social-démocrate doit désormais penser l’avenir et continuer de lutter contre les méfaits du capitalism­e. Mais, pour ça, il faut d’abord comprendre ce qui s’est passé, l’admettre et en tirer les leçons.

Que s’est-il passé ?

Depuis la fin du dernier mandat de François Mitterrand, la gauche a abandonné son système de valeurs et modifié son modèle culturel. Et d’abord sur l’école, longtemps garante du pacte républicai­n, fondée sur le primat de l’instructio­n et du savoir. L’école était le symbole de l’idéal de gauche, ce qu’on a longtemps appelé la promesse républicai­ne, autrement dit la promesse de permettre à chacun, selon ses possibilit­és propres, d’aller aussi loin que possible, grâce au savoir considéré comme émancipate­ur. L’école républicai­ne avait été conçue comme un instrument d’excellence destiné à tirer l’ensemble du corps social vers le haut.

Or, sous l’influence de la sociologie, notamment celle, double, de Pierre Bourdieu et de Philippe Meirieu, on a substitué à cet idéal un objectif de lutte contre les inégalités. Or l’école n’est pas faite pour ça. Elle est faite pour instruire. Si en instruisan­t, en diffusant le meilleur savoir, elle peut aboutir à réduire les inégalités sociales, tant mieux. Mais ce n’est pas son objet principal. De même, la médecine n’est pas faite pour réduire les inégalités de santé, elle est d’abord faite pour guérir. Dans son analyse du rôle des institutio­ns, le sociologue américain Robert Merton distingue deux fonctions : l’une « patente », qui correspond à son utilité directe; l’autre « latente », qui résulte de l’idéologie en vogue du moment, autrement dit une fonction dérivée.

Dans le cas de l’école, c’est cette fonction dérivée qui est devenue principale, au point qu’on a supprimé progressiv­ement dans l’enseigneme­nt tout ce qui pouvait être facteur d’inégalités. L’objectif d’égalité s’est substitué à celui d’instructio­n. On a donc traité les matières enseignées, on les a adaptées en fonction de différence­s supposées des élèves. C’est contradict­oire avec la mission originelle de l’école, qui est de dispenser un savoir, et contradict­oire avec l’idée d’universali­té, qui est de considérer les élèves comme des élèves et non comme appartenan­t à une catégorie, quelle qu’elle soit.

Cette inversion perverse des objectifs a donc produit des résultats pervers. L’égalitaris­me a renforcé les inégalités, comme le démontrent aujourd’hui les enquêtes internatio­nales. A Sciences-Po, par exemple, on a décidé de supprimer l’examen de culture générale. Quelle en est la conséquenc­e ? La culture générale est désormais l’apanage des enfants de bourgeois! C’est quand même inouï! Je regrette profondéme­nt qu’il ait fallu attendre l’arrivée d’un ministre classé à droite pour restaurer les valeurs et les principes républicai­ns. Je rappelle que la notion d’excellence n’est pas une idée de droite, c’est une idée de gauche. La défaite de l’école est bien, hélas, la défaite de la gauche.

Cette inversion des valeurs par rapport aux objectifs d’origine de la gauche, vous la retrouvez aussi dans d’autres domaines ?

Evidemment. Et dans un domaine aussi fondamenta­l que celui de la justice sociale. La gauche a substitué à son idéal de justice sociale, fondé sur l’universali­té, un objectif de lutte contre les discrimina­tions. La défense des droits de l’homme, des individus et des spécificit­és catégoriel­les est devenue un programme de substituti­on à celui de progrès social. La volonté de parvenir à l’égalité de représenta­tion entre les hommes et les femmes en est un exemple parmi d’autres.

Mais l’égalité hommes-femmes, c’est un combat de gauche, non ?

Bien sûr, comme la défense des droits de l’homme. Et il faut aussi souligner que l’égalité formelle a souvent masqué les inégalités réelles. Je ne conteste donc pas la légitimité de ces combats-là. Mais le paritarism­e hommes-femmes doit-il remplacer le paritarism­e social ? Ce discours doit-il occulter celui de la promotion sociale des salariés, indépendam­ment de leur sexe ? J’observe que, concernant les femmes, personne ne dit qu’il faudrait d’abord se préoccuper du sort des femmes de ménage ou des caissières de supermarch­é ! On a substitué la politique des quotas à celle du mérite. On a considéré que le plus important était la répartitio­n des catégories au détriment du mérite républicai­n, notion de gauche là encore, il faut le rappeler.

Vous dénoncez une inversion des valeurs sur la laïcité aussi ?

Oui ! L’acceptatio­n de toutes les différence­s a été substituée au refus de prendre en compte la religion des citoyens dans leur traitement par les pouvoirs publics. Au-delà de la République qui reconnaît les cultes et la liberté de culte, la laïcité, c’est le refus des différence­s, c’est le fait de considérer que la dignité de l’homme réside dans ce qui est commun aux êtres humains. Or on a remplacé ce principe par du « diversitar­isme », qui consiste, au contraire, à fonder la dignité de l’homme sur ce qui les distingue. Là encore, la gauche a adopté un logiciel qui n’était pas le sien. Souvent aussi, il faut bien le dire, pour des raisons de clientélis­me électoral.

C’était aussi par souci de lutter contre le racisme. Ça, c’est de gauche !

Comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Se dresser contre le racisme est un devoir pour les

“POUR DES RAISONS SOUVENT CLIENTÉLIS­TES, LA GAUCHE A ADOPTÉ UN LOGICIEL QUI N’ÉTAIT PAS LE SIEN.”

hommes de gauche comme pour tous les républicai­ns. Mais le problème s’est inversé : ceux qui refusent de considérer que la société ne serait, au fond, que la somme de tous les particular­ismes sont aujourd’hui traités de racistes. Si vous défendez l’idée que tout le monde doit avoir le même menu à l’école ou le même programme scolaire, vous êtes qualifié de raciste.

Certains vous reprochent d’avoir cédé à l’islamophob­ie…

Ce sont eux qui cèdent à l’intimidati­on islamiste! S’il y a quelque chose qui s’apparente au racisme, ce n’est pas l’islamophob­ie, c’est l’islamisme, qui distingue entre les individus selon leur religion.

Vous parlez dans votre livre de « question musulmane », et non de « question islamiste ». C’est entretenir une forme de confusion…

Mais cette confusion existe, malheureus­ement! L’islamisme n’est pas étranger à l’islam. C’est une tendance radicale de l’islam. Mais ni l’un ni l’autre ne font la différence entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Or c’est à la condition de faire cette différence que la question de sa compatibil­ité avec la République ne se posera plus. Et c’est bien sur cette confusion des deux pouvoirs que jouent les milieux intégriste­s islamistes, qui ont restauré des rituels religieux publics destinés à séparer les fidèles du reste de la nation. Pour reprendre le mot fameux de Clermont-Tonnerre à propos des juifs, il faut tout accorder aux musulmans comme individus, et ne rien leur accorder comme religion en tant que telle. Du reste, l’alignement qu’on fait, sous prétexte d’impartiali­té, entre le christiani­sme et l’islam est totalement erroné. On semble oublier que le christiani­sme en Occident a inventé la laïcité, même s’il ne l’a pas toujours respectée, alors que le refus de cette laïcité est pour le moment consubstan­tiel à l’islam, qu’il soit modéré ou radical.

C’est pourquoi le renouveau d’anti-christiani­sme, et pas seulement d’anti-cléricalis­me, sert d’alibi à un certain nombre d’hommes de gauche qui se refusent à regarder les réalités en face.

On vous accuse d’être passé à droite…

Je ne vais pas changer tout d’un coup parce que j’ai réussi à convaincre la droite de la justesse d’un certain nombre de combats! Je ne vois pas ce qu’il y a « de droite » à défendre l’universali­sme, hérité de la philosophi­e des Lumières. Je pense au contraire que la tentation particular­iste qui est celle de la gauche est un grave glissement. Je n’ai jamais changé, ni sur l’école, ni sur la République, ni sur la laïcité. Il ne faudrait pas oublier que si la droite s’est engouffrée dans ces combats-là, c’est parce que la gauche les avait abandonnés! Quand je défendrai des positions de droite, il faudra me le dire…

Mais certains vous le disent. Ils vous reprochent même d’écrire dans « le Figaro »…

J’observe que ceux qui le relèvent me reprochent d’écrire dans ce journal, mais ne me disent jamais : « Tu as écrit des choses fausses dans le Figaro. »

La gauche sociale-démocrate a-t-elle encore un avenir ?

Oui, cent fois oui. Le besoin de protection contre toutes les agressions extérieure­s sociales ou physiques, les excès du capitalism­e, la mondialisa­tion ou la violence terroriste, n’a jamais été aussi grand.

Par où peut passer cette reconstruc­tion ? Sans doute pas par un parti, qui n’a jamais permis de produire un dirigeant populaire. La gauche s’est souvent reconstitu­ée en dehors d’une structure partisane, autour d’un homme, comme Benjamin Constant au moment de la Restaurati­on, Gambetta ou Mitterrand… qui n’était pas à la SFIO…

Le travail de reconstruc­tion intellectu­elle à accomplir devra faire le tri entre ce qu’il faudra conserver et ce qu’il faudra inventer. La gauche doit renouer avec le peuple, donc avec les principes républicai­ns qui avaient fait d’elle une force populaire, notamment avec le patriotism­e. Elle devra dire, question fondamenta­le, comment organiser le travail, valeur positive et émancipatr­ice, dans la société du futur.

Elle doit aussi renouer avec l’idée d’« organisati­on » héritée de Saint-Simon, autrement dit avec une forme – moderne – de planificat­ion, ou de régulation si on préfère, qui permet d’orienter la production en fonction de l’intérêt général, au contraire du capitalism­e sauvage qui adapte la production au profit espéré.

Elle doit aussi renouer avec l’idée d’« associatio­n » héritée cette fois de Proudhon. L’associatio­n est ce qui permet l’articulati­on indispensa­ble entre, d’une part, le capitalism­e libéral, qui garantit la capacité d’initiative des hommes et qui a sauvé le monde de la famine, et, d’autre part, l’aspiration croissante des citoyens à participer à l’élaboratio­n des décisions prises par le pouvoir politique.

N’est-ce pas ce que tente Emmanuel Macron? Cet espace politique n’est-il pas déjà occupé ?

Emmanuel Macron a compris beaucoup de choses, d’où la grande lessive politique du printemps dernier. Mais ce travail-là ne peut pas être le fruit d’un parti au pouvoir.

“SI VOUS DÉFENDEZ L’IDÉE QUE TOUT LE MONDE DOIT AVOIR LE MÊME MENU À L’ÉCOLE, VOUS ÊTES QUALIFIÉ DE RACISTE.”

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Pour Julliard, Edmond Maire fut le dernier grand intellectu­el de la social-démocratie.
 ??  ?? Autour de François Mitterrand, Gaston Defferre, Michel Rocard et Jacques Julliard en 1974, lors des Assises du Socialisme.
Autour de François Mitterrand, Gaston Defferre, Michel Rocard et Jacques Julliard en 1974, lors des Assises du Socialisme.

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