Cinéma
KATHRYN BIGELOW avait 15 ans lorsque, à DETROIT, en 1967, sur fond de tensions raciales, les émeutes furent réprimées dans le sang. Cinquante ans plus tard, elle les décrit dans un FILM CHOC. Rencontre
« Detroit », le film choc de Kathryn Bigelow
DETROIT, par Kathryn Bigelow, en salles.
Face au mur, menotté, Larry Reed sue. Il sue la peur, la terreur de mourir d’une balle dans la nuque. Il a 17 ans, il est black, il est en état d’arrestation. Derrière lui, des salauds de flics. Dehors, les paras du 82e Airborne, le fusil mitrailleur au poing. Dans toute la ville, dix-sept mille policiers, prêts à tout. Il fait chaud, très chaud. Ce 25 juillet 1967, c’est la guerre. Pas dans le delta du Mékong, mais dans les rues de Detroit, la model city du Michigan. L’Amérique est en flammes. La Grande Société, imaginée par Lyndon B. Johnson, est en cendres. Dans « Detroit », magnifique film de Kathryn Bigelow, ce qui domine, c’est la colère, une colère implacable, ravageuse. Celle des manifestants noirs, celle qui naît de l’injustice absolue – et celle de la cinéaste, qui, pour la première fois, signe un film ouvertement politique. Le moment est bien choisi : l’Amérique de Trump, des rednecks de la National Rifle Association, des fronts bas de l’« alt-right », des nazillons de Charlottesville, des déplorables suprémacistes, est filmée dans toute son abjection ordurière. « Je voulais montrer cette blessure vive, qui ne s’est jamais refermée », dit Kathryn Bigelow. Elle en a fait un grand opéra de révolte, un appel au Grand Soir.
Le film commence sur des images puissantes de l’été 1967 : là-bas, au fond des quartiers nord, des hommes avancent. Ils barrent les rues, incendient les poubelles, gueulent contre le maire, Cavanagh, un Irlandais bon teint (comme 95% des forces de police). Dans un music-hall du centre-ville, un groupe black de doowop, The Dramatics, s’apprête à tenter sa chance avec des titres comme « Inky Dinky Wang Dang Doo ». Alors que le bus qui transporte les artistes entre dans la ville, les émeutes enflent. Larry Reed et son ami Fred Temple se réfugient dans un petit motel, l’Algiers. Avec d’autres ados, dont deux filles blanches, ils espèrent laisser passer l’orage dehors en s’amusant. Ils ne savent pas que le gouverneur du Michigan a fait appel à l’armée, à la garde nationale, et a décidé d’utiliser « the ultimate in force » pour mater les émeutiers. L’un des teen-agers du motel fait semblant de tirer des coups de feu avec un pistolet
de starter, à blanc. Les flics croient à une attaque de sniper. La situation, dès lors, déraille, et commence l’un des épisodes les plus dégueulasses de la guerre raciste. La présence des deux petites Blanches rend les policiers encore plus déchaînés. Une nuit d’horreur commence… Au matin, il y a trois morts sur le sol de l’Algiers Motel. Dans la ville, quarante-trois cadavres et plus de mille blessés. La haine raciste, la haine quotidienne, a parlé.
« Les meurtres de l’Algiers Motel sont devenus le symbole de tout ce qui couvait : l’injustice totale dont la population noire était victime, la violence des policiers, la terrible fracture sociale… » Les Noirs, à l’époque, sont les premiers à être envoyés au casse-pipe, au Vietnam ; les lynchages, dans le Sud, se poursuivent; le meurtre d’Emmett Till, gamin black de 14 ans énucléé et castré, hante la mémoire des ghettos… Mais pas celle des quartiers blancs. « J’habitais la Californie, avec mes parents. Les événements de Detroit ne nous parvenaient presque pas. On avait l’impression de vivre dans un autre pays », se souvient Kathryn Bigelow.
Résumons : Detroit, alors, est une ville en désarroi. Important centre industriel, la cité vient de perdre 130000 emplois et se divise en deux parties, blanche et noire. En 1943, en pleine guerre mondiale, dans la mal-nommée Paradise Valley (un ghetto pourri), des émeutes ont déjà fait trente-quatre morts, suivies de deux mille arrestations. Rebelote en 1967 : cette fois-ci, deux mille cinq cents magasins sont pillés ou dévastés (en priorité les boutiques tenues par des juifs ou des chaldéens, très présents dans les commerces), plus de mille bâtiments, incendiés, et les dégâts atteignent 11 millions de dollars (soit 90 millions de dollars de 2017). La National Advisory Commission on Civil Disorders constate : « Presque invariablement, les désordres naissent de l’action de la police. » Celle-ci, systématiquement, « utilise la force, sans nécessité ». Dans les quartiers noirs, 45% des policiers sont alors « extremely antinegro », selon une enquête fédérale. Mais on ne fait rien. A Philadelphie, à Watts (Los Angeles), à Chicago, les feux s’allument. L’Amérique blanche ne veut rien voir.
“POURQUOI LA VIOLENCE EST-ELLE SI SÉDUISANTE ?”
Dans les années 1970, alors que la télé diffuse les dernières images de l’évacuation de Saïgon, pourtant, la réalité commence à émerger : « Il y avait les Black Panthers, Malcolm X, Martin Luther King, le Vietnam… On ne pouvait pas fermer les yeux. Je participais à des manifs, j’étais engagée, mais je me demandais comment traduire cela dans le domaine de l’art… » Kathryn Bigelow, alors, s’essaie à la peinture abstraite, comme un reflet lointain de cette violence environnante : « Mais l’abstraction était frustrante. Je me suis aperçue que, pour admirer un Mondrian, il fallait posséder un certain bagage intellectuel. En revanche, le film était d’un accès direct. » Donc, pour s’attaquer à l’injustice du monde, Kathryn Bigelow fera du cinéma. Elle réalise un film de dix-sept minutes, « The Set-Up » : on y
voit, en split-screen, deux hommes se battre à mort, dans une ruelle obscure. Pourquoi se battent-ils? Qui sont-ils ? On ne le saura jamais. Les deux acteurs se castagnent réellement, le sang coule, le dernier homme debout embrasse sa victime sur la bouche et s’en va. « Pourquoi la violence est-elle si séduisante? » se demande Kathryn Bigelow. La question l’obsède. Elle mettra longtemps à y revenir.
Pendant des années, elle erre. Qu’il s’agisse d’« Aux frontières de l’Aube » (1987), de « Blue Steel » (1990), de « Point Break » (1991) ou de « K-19. Le piège des profondeurs » (2002), elle s’essaie à tous les genres (vampires, polar, surf, sous-marin), patauge : ses films expriment toujours le regard d’une intello qui tente de s’emparer d’un genre populaire. C’est souvent beau, parfois réussi, toujours glacial. Et puis quelque chose se produit, grâce à sa rencontre avec Mark Boal, qui deviendra le scénariste attitré de Bigelow : en 2008, ils signent « Démineurs ». Le sujet est brûlant, les explications sont toujours minimales, et la conviction profonde de la réalisatrice surnage : le Vietnam est en nous. Dans « Zero Dark Thirty », Kathryn Bigelow dit ce qu’elle pense : les coups, le sang, la mort, tout le monde adore ça. La paix est un état factice. Nous sommes des êtres de guerre.
“PAS UNE BAVURE, UN ASSASSINAT”
« Je ne m’intéressais qu’à la déconstruction de la violence, dans le prolongement de mes lectures de Michel Foucault. D’où vient-elle, comment se manifeste-t-elle ? Puis, quand j’ai commencé à me fixer sur les événements de l’Algiers Motel, il y a trois ans, j’ai su qu’il fallait plonger totalement dans notre histoire, souvent terrible. » Kathryn Bigelow, alors, rassemble une documentation colossale. « J’ai collationné toutes les photos possibles, des milliers ; j’ai demandé que les gens qui détenaient des films personnels me les communiquent, et, avec mon équipe, nous avons interviewé des dizaines et des dizaines de témoins. L’un d’entre eux, le vigile Melvin Dismukes, qui a 76 ans, a été notre conseiller sur le tournage. Je voulais tout savoir, tout comprendre… Le travail de terrain nous a pris des mois. Peu à peu, le paysage complet a émergé : c’était une faillite totale de notre démocratie. » Et elle comprend le mécanisme : « Les émeutes ont débuté après une descente de police dans un bar de nuit. C’était un événement minime. Mais, pour les Afro-Américains, ce fut la confrontation de trop. »
Dans « Detroit », tout se met en place : le style documentaire (16 mm, vidéo, 35 mm, formats différents), le contexte politique, la maîtrise absolue de la mise en scène, et la philosophie intime de la réalisatrice. « Ce qui est révoltant, c’est l’impunité des policiers assassins. Les gosses abattus dans l’Algiers Motel, ce n’est pas une bavure. C’est un assassinat concerté. Et les flics, eux, ont été blanchis. La honte… » En effet : la « nuit d’hallucination » décrite par John Hersey, grand écrivain de gauche qui a consacré un livre à l’événement (« The Algiers Motel Incident », 1968), se conclura par un déni de justice révoltant : Ronald August, Robert Paille, David Senak, les trois policiers, seront acquittés. Le leader, August, verra son procès dépaysé dans la ville de Mason, dans le Michigan. C’est là que le père de Malcolm X, Earl Little, a été victime d’un « accident malheureux ». En fait, il a été jeté sous un tramway par les sectateurs de la Black Legion, bras armé du Ku Klux Klan. Bien évidemment, le jury innocente Ronald August (« J’ai cru que c’était un jeu », dira-t-il aux jurés).
« Nous vivons une époque terrible, terrifiante. Les événements actuels prouvent que rien n’est jamais gagné. La régression politique, aujourd’hui, est absolument démente. Le combat est perpétuel. » De ce constat simple – effectué pendant le tournage de « Detroit », alors que Trump n’était pas encore à la MaisonBlanche –, Kathryn Bigelow a tiré une force de conviction qui traverse tout le film. On sent, dans chaque image, une rage de feu, une absolue nécessité, qui fait de « Detroit » une fresque furieuse, une oeuvre dont on sort bouleversé, en colère, admiratif et mal à l’aise. Emu, surtout. Comme l’a dit Melvin Dismukes, le vigile de l’Algiers Motel, la gorge serrée, après avoir vu le film : « La vérité, enfin. »
Née en 1951, KATHRYN BIGELOW a signé huit films, dont « Point Break » (1991), « Démineurs » (2009, deux oscars) et « Zero Dark Thirty » (2012, deux New York Film Critics Online Awards). Elle a été classée par le magazine « Time » parmi les cent femmes d’influence de 2010.