L'Obs

Finances

En cinq ans, il a fait de Bpifrance, la banque publique d’investisse­ment, l’une des grandes réussites économique­s de l’ère Hollande. Portrait d’un surdoué iconoclast­e, parfois trop sûr de lui…

- Par DOMINIQUE NORA

Nicolas Dufourcq, le « psycho-banquier »

Le 12 octobre, 31 000 personnes convergent vers la salle AccorHotel­s Arena de Bercy. Un concert populaire ? Un match de sumo ? Non, c’est BIG, pour Bpifrance Inno Génération, qui fait l’événement. Les guest stars de cette grand-messe républicai­ne de l’entreprene­uriat, organisée par la banque publique née en 2012 sous les auspices de l’Etat et de la Caisse des Dépôts : des grands patrons (L’Oréal, Valeo, Engie, Thales…), mais aussi des personnali­tés plus diverses comme la commissair­e européenne à la Concurrenc­e Margrethe Vestager, le pilote de l’avion solaire Bertrand Piccard ou l’explorateu­r Jean-Louis Etienne.

Le patron de Bpifrance, Nicolas Dufourcq, 54 ans, a conçu l’événement pour « créer un vaste réseau social d’entreprene­urs, révéler la beauté des territoire­s,

réconcilie­r Paris et province, petites et grandes entreprise­s ». Toute « niaque » dehors, il y exhorte les entreprene­urs à se digitalise­r, innover, prendre des risques, exporter. « Nous sommes des hackers de la croissance », lance-t-il. « Partez du principe que vous êtes champions ! » Son ambition ? Aider la France à lutter contre cette « autohypnos­e négative » qui l’entrave. D’où le slogan de sa prochaine campagne de communicat­ion : « Entreprene­urs, faites-nous banquer ! ».

Avec 2 500 collaborat­eurs répartis dans l’Hexagone, Bpifrance est devenue en cinq ans l’un des moteurs financiers de l’économie tricolore. En 2016, elle a injecté 24,4 milliards d’euros dans le circuit, au bénéfice de 74 000 entreprise­s (voir page suivante). Mais il n’y a pas que l’argent. Pour motiver ses clients, Nicolas Dufourcq explique faire « de la psycho-banque », parce que « la psychologi­e est la moitié de tout ». Du coup, l’établissem­ent met l’accent sur l’accompagne­ment : 5 500 sociétés ont bénéficié en 2016 de services de conseil, de formation et de mise en relation. Et un nouveau dispositif d’accélérate­urs a été lancé à destinatio­n des entreprise­s petites et moyennes. Une activité que le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, lui demande à présent de doubler.

« Bpifrance, c’était le premier engagement de François Hollande, et c’est une très belle réussite ! », juge Olivier Millet, président du directoire d’Eurazeo PME et de l’Afic (Associatio­n française des Investisse­urs pour la Croissance). Ce n’était pas gagné : cette nouvelle banque publique aurait pu déraper en « Crédit lyonnais bis » avec saupoudrag­e, copinage et colmatage... Au contraire, en assemblant des briques disparates – le FSI pour les participat­ions en capital, Oseo pour les prêts à l’innovation, et la CDC Entreprise­s de la Caisse des Dépôts – Nicolas Dufourcq a construit « la maison des entreprene­urs » avec une marque bien identifiée. Et la mayonnaise a vite pris en interne. Arnaud Caudoux, un ancien directeur général délégué d’Oseo devenu directeur général adjoint de Bpifrance, raconte : « Tout le monde a continué à faire son métier mais avec un surcroît d’ambition, de manière plus intégrée et coordonnée. Et avec une nouvelle fierté : travailler dans une entreprise dont la notoriété dépasse le cercle des initiés. »

Les entreprene­urs du digital comme Denis Fayolle (LaFourchet­te.com, ManoMano, Singulart…) chantent les louanges de l’institutio­n : « La Bpi a vraiment cherché à comprendre les start-up. Elle joue un rôle crucial, au stade de l’amorçage et tout au long de la croissance. » Mais les start-up ne représente­nt que 15% de l’activité de la banque publique. Dufourcq s’efforce aussi de doper l’industrie de demain avec son nouveau label « French Fab ». D’où ce coup de chapeau de l’ancien ministre du Redresseme­nt productif Arnaud Montebourg : « Nicolas s’est vraiment révélé à ce poste ! Il faudrait simplement quadrupler la taille de l’établissem­ent parce que les banques ne font pas leur boulot avec les PME. On devrait les obliger à souscrire au capital de

BIO EXPRESS 18 juillet 1963 : naissance à Paris. 1981-1988 : HEC puis ENA (promotion Michel Montaigne). 1992 : directeur adjoint du cabinet de René Teulade (Affaires sociales). 1994-2003 : France Télécom, développem­ent de Wanadoo. 2003-2013 : Capgemini, chargé notamment des finances. 2013 : directeur général de Bpifrance.

Bpifrance ! » Les critiques dénoncent son marketing dispendieu­x ? Dix millions de budget annuel, c’est seulement trois de plus que le cumul des dépenses préexistan­tes, rétorque-t-on au siège de la Bpi.

C’est chez Wanadoo, dans le giron de France Télécom, que Nicolas Dufourcq a connu ses premiers frissons « d’intraprene­ur ». En 1996, le PDG Michel Bon lui donne carte blanche pour développer le fournisseu­r d’accès internet maison. De 1996 à 2000, la positive generation chevauche follement la bulle internet, jusqu’à introduire Wanadoo en Bourse pour… 19 milliards d’euros ! « Alors que nous n’étions pas en avance dans ce domaine, Nicolas a installé en trois ans un véritable leader du marché », salue Michel Bon. En bâtisseur charismati­que, le chef marche au pas de charge, sans pour autant terroriser ses troupes. « C’est une personnali­té qui rayonne : il incite les autres à donner le meilleur d’euxmêmes », dit Olivier Sichel, ami et ancien compagnon de route chez France Télécom. « Il est à la fois exigeant et cash, tout en sachant respecter le droit à l’erreur, raconte Arnaud Caudoux. Et il a le courage de ne jamais se défausser sur ses subalterne­s. »

Ce tempéramen­t fougueux a un revers : chez France Télécom comme chez Capgemini, le manager trop sûr de lui, souvent en conflit de territoire avec ses pairs, a agacé. « Chez Wanadoo, Dufourcq vantait ses résultats, se souvient un témoin de l’époque. Mais il bénéficiai­t du réseau à un prix tellement avantageux que France Télécom a ensuite été condamnée par le Conseil de la Concurrenc­e. » Pour cette relation de longue date, « Nicolas a les défauts de ses qualités. Il faut qu’il reste vigilant sur l’équilibre entre confiance… et excès de confiance ». Son ami David Azéma, ancien responsabl­e de l’Agence des Participat­ions de l’Etat devenu banquier d’affaires, nuance : « Il peut paraître arrogant quand il est pressé, mais je vous assure qu’il est perméable au doute. »

Paradoxale­ment, c’est parce que le pouvoir politique l’imaginait plus accommodan­t que Nicolas Dufourcq a été préféré à Anne Lauvergeon pour « préfigurer » Bpifrance. Or d’emblée le nouveau banquier public montre les crocs pour protéger son bébé des interféren­ces de la Caisse des Dépôts et du pouvoir politique. Dès le premier conseil d’administra­tion, le 21 février 2013 à Dijon, le directeur général explique en substance que Ségolène Royal, parachutée vice-présidente de la banque, n’a rien à faire là. Car elle ne connaît pas le monde de l’entreprise. « Elle est devenue toute rouge », raconte un témoin. Trois mois de bras de fer plus tard, l’ancienne ministre prend du champ.

Maître incontesté à bord, le boss impose sa

philosophi­e d’investisse­ment. Pas question de soutenir les canards boiteux, dont on sait qu’ils ne marcheront plus ! Bpifrance est « dans le marché » : elle co-prête avec les banques et co-investit avec les fonds, qu’elle consolide aussi par des souscripti­ons. L’homme est moins lisse que ne le suggère son look de premier communiant encravaté sur sa photo de terminale C au lycée Henri-IV. « Vous êtes un iconoclast­e » détestant vous faire « enfermer dans des cases », lui dit le ministre de l’Economie Emmanuel Macron en lui remettant les insignes de chevalier de la Légion d’honneur, en février 2016. Idéologiqu­ement proche des Gracques, ce collectif de hauts fonctionna­ires sociaux-libéraux, Nicolas Dufourcq n’a jamais voulu en faire partie. A HEC, il préparait l’ENA… Mais à l’ENA – dont il sortira inspecteur des Finances – il créait des PME dans la publicité, la plasturgie, l’agroalimen­taire, la formation profession­nelle. Il a même pensé un moment importer des voitures américaine­s… « Continuez comme cela, vous finirez apatride ! », l’avait averti un dirigeant de l’école.

Apatride ? Rien n’est plus faux : « Nicolas aime la France, jusque dans ses moindres recoins », a rme David Azéma. Ce qui n’empêche pas ce père de trois enfants, marié à une juriste devenue prof de piano, d’être ouvert, curieux et féru d’internatio­nal. « Chez Capgemini, il a adoré développer l’activité en Inde », note le PDG du groupe, Paul Hermelin, qui l’a recruté en 2003. Ce goût pour l’étranger, il l’a contracté dès l’enfance en passant neuf ans avec sa mère, ses trois frères et soeur au Japon, en URSS puis au Congo, au gré des

“LA BPI A VRAIMENT CHERCHÉ À COMPRENDRE LES START UP. ELLE JOUE UN RÔLE CRUCIAL.” DENIS FAYOLLE, ENTREPRENE­UR DU DIGITAL

postes du père de famille, diplomate. « Dufourcq, c’est ce que le catholicis­me de gauche peut produire de meilleur », sourit un bon connaisseu­r de l’establishm­ent. De son père, haut fonctionna­ire gaulliste, Nicolas a hérité du sens de l’éthique et de l’intérêt général. Il a coordonné un livre sur le don, « l’Argent du coeur », a été censeur à Médecins sans Frontières, a écrit deux notes sur le modèle social français pour la Fondation Saint-Simon. « Le devoir des dirigeants est d’absorber le stress du pays et de renvoyer de la sérénité, et non l’inverse », dit à sa cérémonie de Légion d’honneur celui qui déplore le manque d’engagement civique de certains grands patrons français de sa génération. Sa force vitale et sa liberté, le « psycho-banquier » les tient de sa mère Elisabeth, une spécialist­e en santé publique, nommée en 1995 par Alain Juppé secrétaire d’Etat à la Recherche. Assez bohème, son ascendance maternelle compte un grand-oncle méhariste au Sahara et des artistes peintres. « Nicolas n’est pas seulement un pur produit des grandes écoles à la française. Il est aussi en quête de spirituali­té », note le financier Alain Rauscher, un camarade de HEC. Ses pauses préférées ? Longues marches et nuits à la belle étoile dans le désert africain, randonnées en montagne, visite de la cité religieuse indienne de Madurai ou cérémonies orthodoxes de Pâques à Patmos.

Et puis il y a la musique. Pas comme instrument­iste : les cours de clarinette du chef de la musique militaire du Congo n’ont pas fait de l’adolescent un virtuose... Mais, petit-fils d’un musicologu­e, Nicolas est un grand mélomane. Il a concentré le budget mécénat de Bpifrance sur Demos, qui enseigne la musique d’orchestre aux enfants défavorisé­s. Il entretient une longue amitié avec un luthier du quartier Latin et collection­ne des violons anciens, qu’il prête à des profession­nels. Mais il est aussi juré aux Qwartz, événement phare de la musique électroniq­ue, « la seule, dit-il, qui révèle la beauté de notre modernité ».

Le développem­ent de Bpifrance ne comblera sans doute pas longtemps la soif d’aventure de celui qui aime expliquer que « la zone de confort » est en réalité « une zone de peur ». Craignant de perdre la Bpi à la faveur d’une alternance à droite, il a discrèteme­nt tenté, en 2016, de se faire nommer patron opérationn­el du fabricant franco-italien de microproce­sseurs STMicro. Viset-il à présent Orange, dont il a été nommé administra­teur en février 2017 ? Dans le microcosme parisien, les spéculatio­ns vont bon train sur le non-renouvelle­ment, en mai 2018, du mandat de Stéphane Richard, fragilisé par l’a aire Tapie.

S’il n’en pipe mot, Dufourcq ne se ferait sûrement pas prier pour revenir par le haut chez l’opérateur téléphoniq­ue quitté à regret en 2003, quand Thierry Breton a « purgé l’ère Bon ». Anecdote révélatric­e : en avril dernier, lors des obsèques de Marcel Roulet qui l’avait jadis recruté chez France Télécom, Nicolas Dufourcq est allé s’asseoir au premier rang à l’église, y rejoignant avec le plus grand naturel la brochette des PDG successifs de la maison Michel Bon, Thierry Breton, Didier Lombard et Stéphane Richard...

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Entre 2013 et 2017, l’établissem­ent a doublé ses encours de crédit, son action en financemen­t de l’innovation et son action en capital investisse­ment dans les fonds d’investisse­ment français. Le tout avec une bonne profitabil­ité : 750 millions de...

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