L'Obs

Passé/présent L’histoire au féminin-masculin

La langue française est confrontée au casse-tête de la féminisati­on. Depuis un siècle, puristes et moderniste­s s’affrontent

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Si j’écris : « En 1936, les ouvriers de l’usine, indignés, votèrent la grève », quelles images vous viennent en tête ? Des poings levés, des casquettes, des moustaches, un grand élan viril de rébellion populaire. J’écris donc : « Les ouvrier·ère·s votèrent la grève », et le tableau se recompose : des hommes et des femmes y apparaisse­nt. Cette graphie s’appelle l’écriture inclusive. Suggérée il y a deux ans dans un rapport du Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes, elle a fait son apparition au printemps dernier dans un manuel scolaire (Hatier) et déchaîne les passions depuis que la presse s’en est fait l’écho. Barbarie ! Crime contre la langue française et même, dans la bouche d’un chroniqueu­r radio, « négationni­sme » – tant qu’à faire, autant y aller à la bombe atomique. On n’avait pas vu pareil ramdam depuis l’affaire de la suppressio­n possible de l’accent circonflex­e, c’est dire la gravité de la situation.

L’initiative, fort intéressan­te, mérite pourtant d’être examinée calmement, avec recul. Assez peu habile au maniement du tarot de Marseille, le signataire de ces lignes est bien incapable de dire si cette nouvelle façon de rédiger, assez complexe à mettre en oeuvre, va s’imposer ou non. Tout juste peut-il remarquer qu’elle n’est qu’une bataille d’une guerre qui ne date pas d’hier : la lutte contre le sexisme linguistiq­ue est une vieille affaire. Et constater que les arguments des gens opposés à tout changement commencent à manquer d’originalit­é, cela fait des décennies qu’on les voit passer.

Le plus courant, répété une fois de plus ad nauseam, consiste à voir dans la réforme proposée une lubie d’idéologue. Comme si la grammaire existante n’était pas idéologiqu­e ! Prenez l’autre combat mené, en parallèle, par les partisans de l’écriture inclusive : la lutte contre la règle d’accord qui veut que le « masculin l’emporte sur le féminin ». Quelques académicie­ns hors d’âge continuent sans doute à penser qu’il s’agit là d’une vérité éternelle, donnée un jour par Dieu à Malherbe, Grevisse et M. Bled. Comme le rappelle l’éminente linguiste Eliane

Viennot, très à la pointe dans ces combats, le français, pendant des siècles, a pourtant accordé selon une autre loi, bien plus neutre, qu’elle aimerait voir rétablie : la règle de proximité, consistant à accorder selon le genre du mot le plus proche. Dans « Athalie », Racine écrit encore : « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle. » Il est un des derniers à pouvoir le faire. Son contempora­in Vaugelas fait bifurquer la grammaire vers de plus sains principes : « Le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble. » Un siècle après lui, un certain Beauzée enfonce le clou avec le marteau du bon sens : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorit­é du mâle sur la femelle. » Suivre la règle qu’il préconise revient donc non pas à se conformer à une loi d’airain, mais à accepter le système de pensée qui la sous-tend.

L’autre grande affaire est celle de la féminisati­on des noms de métier. On parle, il va de soi, des questions posées par la lente entrée des femmes dans des métiers réputés masculins, c’est-à-dire de pouvoir. Les boulangère­s, femmes de ménage, blanchisse­uses ou infirmière­s n’ont jamais fait tiquer le moindre puriste. Pour les agrégées (première femme en France en 1883) ou les officières de la Légion d’honneur (1895), c’est une autre paire de galons. On commence à les envisager, vers la fin du xixe, au début d’une certaine émancipati­on. Luttant pour leur place dans la société, les femmes en cherchent une dans la langue, avec plus ou moins de succès. La féministe Hubertine Auclert (1848-1914) milite pour le droit de vote et espère aussi un féminin à « témoin » ou « électeur », sans voir le succès d’aucun de ces combats.

En revanche, pour saluer l’exploit de Mme Decourcell­e, première, en 1908, à obtenir un double diplôme de conducteur de fiacre et d’automobile, un journal impose le titre de « chauffeuse cochère ». Le mouvement continue. Premières femmes avocats, premières femmes professeur­s d’université­s, etc. Comment les appeler ? Chaque fois flambent les polémiques. Elles ne sont pas sans rappeler celles que nous avons connues naguère. Vous vous souvenez de la fin des années 1990, quand Mme Guigou et d’autres de ses collègues avaient eu l’outrecuida­nce de demander qu’on les appelât « madame la ministre ». Fureur de Maurice Druon, de Marc Fumaroli, de tant d’autres éternels ronchons de l’Académie. La ministre ? Comment oser un tel blasphème, si contraire à notre histoire, à notre génie qui impose « madame le ministre » ? Il est amusant de découvrir que sur les mêmes bases d’offuscatio­n réac, d’autres, soixante-dix ans plus tôt, raisonnaie­nt à l’inverse. En 1927, Damourette et Pichon, éminents linguistes, s’étranglent dans leur grammaire que des pimbêches osent désormais se faire appeler « madame l’avocat ». Madame suivi du masculin! Quelle horreur, quel crime! Alors que le mot se féminise si bien…

 ??  ?? 1908 Mme Decourcell­e, 1re femme taxi de Paris, au volant de sa De DionBouton. Un journal de l’époque fait d’elle une « chauffeuse cochère »– des mots qui qualifient aussi pour l’un une chaise, pour l’autre une porte…
1908 Mme Decourcell­e, 1re femme taxi de Paris, au volant de sa De DionBouton. Un journal de l’époque fait d’elle une « chauffeuse cochère »– des mots qui qualifient aussi pour l’un une chaise, pour l’autre une porte…
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2017 Certains métiers jusque-là masculins sont désormais accessible­s aux femmes, comme celui de cariste. Dans ce cas précis, la querelle de la féminisati­on est évitée car le mot est épicène : il ne varie pas en genre.

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